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Relations parents-enfants, invariants, longanimité et bouleversements

par Francis Benoît Cousté

Les relations intergénérationnelles, c’est-à-dire ce lien si particulier qui unit, soude ou déchire parents et enfants, décrites depuis l’Antiquité grecque( Sophocle), nos classiques (Molière, Racine ou Marivaux), de toute une Pléiade de nos écrivains contemporains, et aujourd’hui sujets de recherches pour nos plus éminents philosophes, psychanalystes, pédopsychiatres ou autres éminents sociologues ( Mélanie Klein, Alice Miller ou François Dolto et bien d’autres), n’en finissent pas d’alimenter le débat dans nos sociétés. Il est vrai que l’élasticité du temps s’est considérablement distendue en quelques décennies.

Dans un style inimitable et libre, Francis-Benoît Cousté livre avec vivacité sur ce sujet une analyse au scalpel. Cette liberté de ton c’est aussi le levain de WUKALI.

Pourtant si bien des choses ont changé dans la relation parents-enfants, considérons l’analyse de long terme aux fugacités médiatiques, sans méconnaître cependant les écueils qui menacent nos équilibres.

« Ah autrefois… », entend-on souvent dire, propos marquant par là une altérité entre hier et aujourd’hui et laissant supposer une époque irénique laissée derrière nous en contraste avec le temps présent. En fait, la nostalgie de notre jeunesse à jamais perdue !

Et si le fossé entre générations, et si la jeunesse d’aujourd’hui, ne représentaient pas en fait l’image déformée de ce que le monde adulte exhibe, c’est-à-dire le reflet de nos fragilités, de nos fractures, de nos amnésies, de nos ridicules et plus grave encore, de nos inconséquences ?

Attention , »Amis de la Langue Française, bonjour ! « , le franglais va écorcher vos oreilles sensibles… Depuis la « French Theory » des années 60, il est de bon ton d’user et d’abuser dans notre cher pays d’une terminologie anglo-saxonne. Certains domaines scientifiques sont plus sujets que d’autres à cette inversion linguistique. Nous ne doutons pas de vos talents pour trouver la traduction française la plus appropriée.
P-A L

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La malédiction paternelle. Le Fils ingrat (1777). Jean-Baptiste Greuze (1725-1805).
Huile sur toile, 1,3m/1,62m. Musée du Louvre

Relations intergénérationnelles, ce qui a changé, ce qui demeure

Permettez-moi tout d’abord de débuter par deux plaisantes citations :

Aristophane (ca 450-389) : « Je ne peux pas dormir par la faute de mon fils, qui laisse pousser ses cheveux, ne veut rien apprendre, aime la vitesse et dont je suis obligé de payer les dettes. » [‘Les Nuées’]

Platon (ca 428-348) : « Lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants, lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles, lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus, au-dessus d’eux, l’autorité de rien ou de personne, alors c’est là – en toute beauté et en toute jeunesse – le début de la tyrannie. » [‘La République’]

En famille

Dans la prime enfance, il n’est guère de problèmes : il y a le père (image sécurisante face au monde extérieur) et la mère (toute de chaleur humaine, mémoire de paradis amniotique). [Naguère moins démonstrative qu’aujourd’hui, la tendresse des parents n’en était pas moins réelle…]

Olécio partenaire de Wukali
Affiche Mai 68

Né de la funeste formule : « Il est interdit d’interdire », l’enfant-roi aura été, après mai 68, à la source de bien des catastrophes ! Et plaignons ces malheureux bambins mis dans l’impossibilité de désobéir – définitivement privés, en outre, des bonheurs de la fessée…

Aussi sommes-nous bien loin du dicton qui prônait : « Dans la bonne société, un enfant doit être vu, mais pas entendu ». Propos désormais préhistorique ! À table, les enfants ne prenaient naguère la parole que lorsqu’ils y étaient invités, cependant qu’aujourd’hui, dans certaines familles, les parents peinent à placer un mot…

Autre changement notable : grâce à leur maîtrise des nouvelles technologies, les « Digital Natives » prennent le pouvoir dans nombre de foyers – la transmission s’effectuant dès lors des jeunes vers les adultes. Claire inversion du gap technologique… 

Ainsi ai-je récemment entendu un adolescent déclarer : « Pour son anniversaire, j’offre à mon père une heure de maintenance gratuite » ! 

[Notons par ailleurs que cette inversion des rôles se retrouve dans le monde de l’entreprise, lorsque les directeurs techniques (désormais invirables…) coachent leurs dirigeants : c’est le « Reverse Mentoring »

Sans vouloir découvrir l’humidité de l’eau – à savoir que les changements sont ordinairement le fait des nouvelles générations – il est toutefois des constantes :

Dès la prime enfance, est omniprésent chez les jeunes ce que saint Augustin nommait la « libido sciendi » (soif de connaissances), désir d’accéder au statut de grande personne – fort naturelle manifestation de la pulsion de vie, de l’Éros disait le bon Sigmund

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Clip du ministère des Solidarités et de la santé en faveur de la vaccination contre le Covid

Désir associé au goût pour tout ce qui est nouveau. D’où l’universelle révérence des jeunes à la religion de la modernité, pour tout ce qui est  nommé : ‘trendy’, ‘hip’ ou ‘chébran’… « Du dernier galant » disait-on sous l’Ancien Régime, ou « Du dernier chic » plus récemment…

Goût aussi de la provoc’ – éternel conformisme de l’anticonformisme ! Permanence, de même, du manichéisme : les jeunes ne considèrent-ils pas, désormais, que tout est nul ou génial ? Rejetant toute « Troisième voie » – ternaire qu’ils considèrent comme archaïque, option de ‘chiffes molles’… « Mama li Turchi ! » s’exclamait-on jadis à propos de ces intraitables gamins. 

Mais il est clair qu’avant de savoir ce qu’elle veut, la jeunesse sait ce qu’elle ne veut pas. Et dire « non » n’est-il pas naturel à tout enfant, dès l’âge de 18 mois ? Jouissance dont nous aurons tous, en notre temps, usé – et probablement abusé…

En quoi les nouvelles générations se différencient-elles?

Plutôt que devant leur père, les ados se sentent aujourd’hui responsables devant leurs pairs. Sensibles à la tyrannie de la majorité, ils ont une peur panique de perdre la face, d’être exclus du groupe… D’où leurs similitudes vestimentaire, corporelle, voire alimentaire : le choix de la tribu l’emportant sur les préférences intimes… 

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La Fureur de vivre (Rebel without a cause) 1955. Film de Nicholas Ray
de gauche à droite: Ann Doran, James Dean et Jim Backus

Lié à la religion du progrès, on peut aussi découvrir chez les jeunes, le « Complexe d’Orphée » (ne surtout pas se retourner sur le passé). Entraînant, dès lors, le rejet du ‘background’ des parents : « Tout ce qui est passé est dépassé »… 

Reconnaissons toutefois que le passé s’éloigne aujourd’hui de plus en plus vite – fantastique accélération du présent, à la fois technique et culturelle. Phénomène confirmé par un Paul Virilio, père de la « dromologie », qui étudia l’accélération des échanges et déplacements humains…

Pour ces ‘Fashion Victims, seule importe l’éthique de la modernité. D’où la toute-puissance des signes de la tribu… Fétichisme de l’image, triomphe de l’apparence ! Ainsi de l’omniprésence de vêtements à la marque bien visible. Idem pour le corps, aujourd’hui tatoué, percé, scarifié – dont on prend soin, voire que l’on abîme avec une égale détermination…

Beaucoup plus individualistes que leurs aînés, les jeunes sont aussi moins altruistes – la fraternité n’existant plus guère qu’au sein du cocon tribal… Dans l’oubli des idéaux des Lumières, voire de ceux de mai 68, désormais qualifiés de « moraline » (selon le mot de Nietzsche)… 

À la décharge des nouvelles générations, reconnaissons aussi qu’elles entrent dans un monde autrement instable, imprévisible, illisible : le passé n’éclairant plus l’avenir, on avance dans les ténèbres… 

Génération ‘borderline’, revendiquant « tout, tout de suite » [‘Omnia illico’]… Immédiatetés paroxystiques, acmés juvéniles ! Ainsi pouvait-on lire récemment sur un tee-shirt : « Tant que le son est à fond, on n’entend pas le monde s’écrouler ». 

Peur du silence, perçu comme symptôme létal… D’où musique boum-boum, partout ! 

Pour nombre de jeunes de milieux défavorisés, dramatiquement incapables de se projeter dans l’avenir – ascenseur social en panne -, c’est le désormais classique « No future » des punks et autres néo-punks.

Peur de l’avenir, ignorance crasse du patrimoine et déchaînement de l’incuriosité feront, hélas ! de ces jeunes pousses, de probables invalides sociaux…

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Présentisme assorti du goût pour l’intensité sous toutes formes : hardcore, jeux en ligne et séries américaines, bien sûr, mais aussi addiction à toutes substances possibles. Ainsi du ‘Binge Drinking’, ou ivresse atteinte en un temps record – élément désormais constitutif de la ‘teuf’ [par inconscience du danger ou attirance suicidaire du risque ?]

Sans préjudice d’autres pratiques encore plus perverses, telles que la ‘Neknomination’ (de l’anglais ‘neck your drink’, boire cul-sec) qui met en scène, via les réseaux sociaux, la consommation, par de tout jeunes enfants, de boissons alcoolisées, ou le ‘Fire Challenge’, qui consiste à s’enduire le corps de substances inflammables avant d’y mettre le feu, ou bien encore le ‘Hanging’, ou asphyxiation autoérotique…

Mythologies du paroxysme, culte des passions violentes ! Notez que toutes ces perversions portent un élégant nom britannique…

Tandis que se révèlent, parfois, des cas inverses : refus du monde des adultes, désir de conserver l’illusoire statut d’une enfance évanouie – désir que l’on retrouve, latent, dans cet amour des jeunes pour les musiques pulsées, évocation d’un paradis intra-utérin…

On peut aussi, parfois, trouver une systématique hostilité à toute nouveauté : conservatisme néophobique, misonéisme (i-e hostilité à la nouveauté, au changement)… 

Éloquent est l’exemple de ces Japonais qualifiés d’« herbivores », peu entreprenants et sexuellement inactifs (soit plus du tiers des moins de 35 ans), qui ne veulent surtout pas ressembler à leur père : refus du machisme et du travail à visée consumériste. Volontiers adeptes du karaoké et de la masturbation, ils adoptent, le plus souvent, des jobs d’intérim.

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Du côté des jeunes Japonaises, c’est plutôt l’inverse : elles sont alors cataloguées « carnivores » – filles agressives et ouvertement portées sur le sexe, disant, à 60%, rejeter les « herbivores »… 

Singulier hiatus entre ce dont rêvent ces jeunes hommes et ces jeunes femmes ! Et n’y peut-on voir un lien avec les 19% de suicides, au Japon, chez les moins de 34 ans ?…

S’efface, en outre, pour ces nouveaux jeunes, la distinction entre culture et divertissement – la culture légitime, humaniste, n’étant plus guère acceptée, sauf à être muséifiée… Ainsi n’est-il plus que des objets culturels à consommer sur le champ, puis à jeter !

Avec la ringardisation, bien sûr, du désir d’excellence (idéal propre aux « bouffons »)… 

Tout cela étant étayé par l’universelle promotion de la vanne, du ricanement, du rire barbare – naturelle expression du refus de la différence. Universel règne du ‘bashing’, quasiment institutionnalisé par les médias et les réseaux sociaux…

L’école, aujourd’hui

Il s’agit là de véritables bouleversements… En mai 68, les pédagos branchés souhaitaient supprimer l’estrade : ils auront été exaucés au-delà de leurs espérances ! 

S’il est, en effet, un fâcheux héritage de ce joli mois, c’est bien la disparition de tout respect de la parole enseignante, fâcheusement mise en concurrence avec les réseaux sociaux. 

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Aux abords d’un lycée. LP/Jean-Baptiste Quentin

Tels l’Émile de Jean-Jacques Rousseau, les jeunes [on ne dit plus élèves, terme désormais considéré comme paternaliste] ne veulent plus rien devoir à personne ; le ‘self-made-man’ est leur idéal. Quant à l’administration, elle n’attend plus des enseignants que de savoir tenir leur classe…

Il n’est plus guère question de « chefs-d’œuvre » à l’École – laquelle ne propose désormais que des registres, des typologies, des boîtes à idées… L’essentiel n’étant plus l’œuvre elle-même, mais son commentaire. Domaine des Sciences humaines, où tout a même valeur…

Naguère orienté vers la culture générale et l’émancipation individuelle, l’enseignement vise-t-il autre chose, aujourd’hui, qu’à former des clones pour la compétition économique ? 

Et qui assentirait, aujourd’hui, au désormais mythologique propos de Victor Hugo : « Ouvrez une école, vous fermerez une prison »…

Après plus de trente années de « ségrégation positive » en ZEP (Zones d’Éducation Prioritaire), la situation ne s’est guère améliorée : échec scolaire persistant, chômage, pauvreté, communautarisme et ghettoïsation de quartiers devenus terres de mission pour le prosélytisme religieux…

Dans notre univers surnumérisé, il n’est plus guère d’enfants rêveurs : quasiment tous sont désormais « hyperactifs »… Mal de notre époque, cette dispersion tient, sans doute, au manque de hiérarchisation des informations, aussi bien qu’à l’environnement pathogène des jeux sur écrans et autres activités numériques.

L’attention immédiate demeure souvent très bonne ; c’est l’attention de longue durée qui est mise à mal… Dysfonctionnement nommé « aprosexie » [incapacité à fixer longuement son attention] ou, aux États-Unis, ‘Attention Deficit Disorder’ (ADD), lequel toucherait quelque 11% des Américains âgés de 15 à 17 ans.

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Soumis à un bombardement exponentiel d’informations, d’images et de sons, les cerveaux passent volontiers en mode zapping. Bienheureuse source d’immédiates gratifications ! 

Aussi les enseignants doivent-ils imaginer, sans cesse, de nouvelles activités pour distraire leurs ouailles de leurs ordinaires distractions. Ces bons apôtres parlent alors de « ludification » (‘Gamification’ en anglais), lorsque toutes les étapes de l’apprentissage se transforment en jeux – avec, bien sûr, récompenses à la clé. 

Citons, à ce propos, une très officielle recommandation aux professeurs de sciences : « Faites de votre cours un show ! »

Perte du sens acéré des choses supérieures

Fin de la réticence des Lumières envers tout excès, fin du subtil équilibre entre le « ni trop ni pas assez »… Assaut mené, bien entendu, par toutes les confessions – et même par nombre d’intellectuels réputés progressistes…

Au « Ça ne se fait pas ! » de la bonne société d’antan a succédé le « Ça ne se fait plus ! » des nouvelles générations. 

Intellectuellement prolétarisée (sinon délinquantisée), la « jet-set » n’est plus guère aujourd’hui constituée que de richissimes ‘pauvres en esprit’. Ochlocratie culturelle, à des années-lumière des élites d’antan… (NDLR: Gouvernement où le pouvoir est aux mains de la multitude, la populace).

Privilégiant l’instant au détriment de la durée, les séquences de nos clips ne durent guère plus de trois secondes. Tyrannie du présent, de l’éphémère, de l’« Ici et maintenant » ! 

Or, contre l’immaturité, est-il autre traitement que dans la durée ? Et un enfant n’a-t-il pas besoin de faire lentement l’apprentissage de la vie ? 

Lâche permissivité de nos sociétés occidentales face à l’omniprésence, sur la toile et nos écrans, de toutes formes de violences – fussent-elles pornographiques… 

Nouvelle culture de l’autocritique permanente et du ‘bashing’

Complaisance généralisée pour la culture des ados

« D’jeunisme mondain », la langue des jeunes a gagné toute la société ! Infantilisation des adultes… D’où cet usant modèle de la vanne généralisée : muflerie du monde moderne, on blague de tout – et notamment des valeurs traditionnelles ! Et ce, même chez les intellectuels, nouvel avatar de « la Trahison des clercs », contribuant à l’effacement de la distinction entre culture et divertissement…

Dilection également pour le jargonnement à l’américaine : ‘hashtag’ pour mot-clé, ‘mainstream’ pour grand public, ‘playlist’ pour liste de chansons, etc.

Ainsi notre société court-elle éperdument derrière ceux qui n’ont pas encore appris à marcher


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