En 1955, l’Orchestre philharmonique de l’Opéra de Vienne enregistra sous la baguette d’Erich Kleiber un Mariage de Figaro servant de référence depuis. Suivant sa coutume d’inviter des chefs, les lyricophiles auront également apprécié durant cette décennie ses collaborations avec Karl Böhm, Wilhelm Furtwängler ou Bruno Walter. Celle d’Erich Kleiber montre un chef capable de conduire de grandes lignes mélodiques et un orchestre d’une éloquence soyeuse. Pour son Mariage de Figaro, Erich Kleiber reprit le plateau vocal de son Chevalier à la rose de l’année précédente. La continuité wagnérienne chez Richard Strauss ne doit pas faire oublier ses influences mozartiennes reconnaissables entre autres à la durée ou aux rôles joyeux de ses opéras. Il en va de même pour celle du Strauss viennois reconnaissable par exemple à la thématique bourgeoise. Il y a donc une continuité de Mozart à Richard Strauss, qui passe par Johann Strauss et Richard Wagner, expliquant que ces compositeurs constituent l’ADN lyrique viennois. Autant l’orchestre que ses chefs ont donc une certaine habitude de ces oeuvres.
La distribution choisie par Kleiber est aussi jeune qu’internationale. Par exemple une soprano belge telle Suzanne Danco, une autre suisse avec Lisa Della Casa ou un ténor italien avec Cesare Siepi. Et aucun de ces chanteurs n’a cinquante ans. Cette distribution rajeunit Mozart, comme elle vivifia Richard Strauss en rappelant qu’autant le Chevalier à la rose que le Mariage de Figaro ridiculisent un homme autoritaire.
Le maitre d’oeure reste ici Erich Kleiber. Il donne une élégance au farfelu Mozart, comme il apporta un raffinement à la comédie de moeurs de Richard Strauss, en focalisant les talents des chanteurs sur l’oeuvre, et donc en contenant son émotion. Suzanne Danco incarne un Chérubin qui se laisse emporter par ses émois naissants, Lisa Della Casa une comtesse à la beauté fière et Cesare Siepi un Figaro espiègle. Kleiber, qui fuit le nazisme, donne ici la prévalence, pour ne pas dire la victoire, à l’élégance sur un personnage autoritaire.
L’Orchestre de l’Opéra de Vienne enregistra cette même année Don Giovanni avec Joseph Krips. Et si le style de Kleiber s’illustre par une élégance aristocratique, celui de Krips le fait par une plus grande rugosité et surtout un plus grand dynamisme. Un tel emportement choque de prime abord dans l’opéra le plus sombre de Mozart, tant la tradition et les autres versions insistent habituellement sur son aspect obscur, mais Don Giovanni est, ne l’oublions pas, un drama giocoso. Sans rogner sur le drame, Krips éclaire avec son caractère giocoso la course mortifère de l’opéra. L’orchestre et le plateau vocal sont donc des plus expressifs. Lisa Della Casa se fait marmoréenne, tranchante et sévère, Siepi roublard er Corena malin comme jamais.
Krips, qui dut fuir l’Europe nazi et qui reprit le plateau vocal de Kleiber avec son orchestre, dépeint ici une Vienne de plus en plus ivre au-dessus d’un volcan. Tous les intervenants de ces enregistrements connurent de près ou de loin l’Europe fasciste, il est donc possible, qu’ils voulussent régler leurs comptes avec elle grâce à ces deux opéras.
Ces deux enregistrements donnent autant à entendre la qualité du plateau vocal que celles des chefs d’orchestre. Les opéras de Mozart / Da Ponte reposant sur une fragile symétrie, il faut donc une harmonie constante des intervenants, ce qu’ils rendent en un naturel clair et limpide. Enfin, aucun des interprètes ne tirant la couverture à soi, tous conservent ce ton spontané de Mozart qui nous le rend immédiatement reconnaissable et sympathique. Ils chantent aussi bien dans la noble réserve de Kleiber que dans la joyeuse expression de Krips sans jamais paraitre faux, exagérés ou à contre-emploi, étant révélés par la lumière propre à chaque chef d’orchestre.
Pour conclure sa trilogie Mozart/Da Ponte, l’Orchestre philharmonique de l’opéra de Vienne choisit cette année-là Karl Böhm, avec lequel il avait déjà joué Cosi fan tutte au festival de Salzbourg en 1954. Le plateau vocal est renouvelé pour l’occasion. Il ne reste plus que Della Casa et Dermota du plateau vocal Kleiber/Krips. On retrouve ainsi entre autres talents une Christa Ludwig pleine de vie. La fougue semble être d’ailleurs le maitre mot de ce plateau-là.
Böhm, qui resta en Allemagne nazi, éclaire d’une lumière plus froide, sévère et objective que ses confrères, valorisant ainsi l’oeuvre, l’orchestre et les interprètes, ce qui en fait un chef idéal pour découvrir cet opéra (Cliquer pour écouter l’intégrale). Cependant cette modestie rigoureuse contraste voir butte avec l’élan du plateau vocal ou même de l’oeuvre. On rêve alors d’une version plus détendue de l’opéra.
Ces trois versions de la trilogie Mozart/Da Ponte mettent en évidence, s’il en était besoin, la clarté limpide de l’orchestre et comment de grands chefs l’adaptent à leurs styles. Il serait absurde de préférer l’élégance aristocratique de Kleber, la joie exaltante de Krips ou la blancheur stricte de Böhm aux deux autres. Il est en tout cas fortement recommander de les écouter plusieurs fois …!