Avec La Page blanche, Murielle Magellan filme avec poésie et tendresse mais non sans espièglerie Éloïse Leroy à la recherche de son identité perdue.
Librement adaptée de la B.D. éponyme de Pénélope Bagieu et Boulet, cette fable profonde et légère, violente et douce, impertinente et sensible, revisite avec bonheur le champ des possibles offerts par une amnésie salvatrice, gommant les mécanismes conditionnés, les fausses croyances et l’ensemble des freins empêchant l’individu de s’épanouir.
Une comédie existentielle et romantique
Qui n’a jamais rêvé un jour de réinitialiser le programme de sa vie ? D’aller à rebours ou d’emprunter un chemin de traverse, de partir à l’aventure loin des sentiers balisés de son existence ?
Le point de départ est pourtant déroutant, angoissant, déstabilisant.
« Putain, mais comment je m’appelle ? » s’exclame l’héroïne Éloïse Leroy, incarnée par la fabuleuse Sara Giraudeau au début du long-métrage. Le spectateur trouve la jeune femme désorientée, assise sur un banc de la place Émile Goudeau, nom du fondateur des Hydropathes, en plein Montmartre, le Bateau-Lavoir en arrière-plan, un magasin d’informatique, des arbres et une… poubelle dont on découvrira l’importance tout au long du film.
Qui suis-je ? Quel est mon métier ? Ma famille ? Mon orientation sexuelle ? Qui est cette femme que je ne reconnais pas ? Des séquences animées très colorées rappelant la bande dessinée originale scandent les scénarios que projette Éloïse sur sa propre existence.
« On cherche, on ose, quoi ! »
Loin de films comme Total Recall, Memento ou Shutter Island, La Page blanche cultive cette recherche d’identité avec douceur et bienveillance avec un subtil retour à soi. On devine cependant bien vite qu’un choc émotionnel intense a provoqué cette brutale amnésie. Nul thérapeute, à part au tout début – l’excellent Thomas Chabrol en médecin traitant – ne vient entraver l’enquête qu’Éloïse mène sur sa propre vie. Une fois les examens de routine réalisés, elle part non sans courage à la rencontre d’elle-même. Dans un monde hyperconnecté, elle doit retrouver ses habitudes de vie, son quotidien, ses proches. À la manière d’une détective, elle collecte des informations sur elle-même. Par personnes interposées, elle reconstitue son existence comme si c’était la vie de quelqu’un d’autre, une connaissance extérieure. Éloïse apprend qu’elle travaille chez Gibert, qu’elle est une célibataire extravertie, qu’elle a une bande d’amis avec lesquels elle aime rire souvent aux dépens d’autrui.
Après des phases d’inconfort, de frustration et de colère, Éloïse prend conscience qu’on devrait perdre au moins une fois la mémoire dans sa vie afin de se libérer de toutes les chaînes qui nous poussent à agir de façon robotisée. Elle vit, elle éprouve, elle ressent, désencombrée de mémoires trop pesantes et de programmations délétères.
Dans sa quête, sa collègue Sonia, auparavant invisible et moquée, l’accompagne. Elle fait la connaissance de Moby Dick, incarné par un Pierre Deladonchamps, geek lunaire et rêveur, qui lui fait toucher du doigt au sens littéral la « roue du karma » pour identifier ses vies antérieures. Quiproquos, malentendus, malaises s’enchaînent mais sans jamais tomber dans la permanence de la tristesse ou du regret.
Identités plurielles
Conteuse d’histoires multiformes, Murielle Magellan met en scène des personnages aux identités mouvantes. Androgynes, graciles, héros rimbaldiens des temps modernes, Éloïse et Moby Dick nous invitent à réinventer nos vies. Sur le chemin, certains tentent de classer les individus en catégories : les Indiens et les Classiques pour William par exemple. Sans filet de sécurité, Éloïse est obligée de se confronter à des versions d’elle-même qui lui font parfois mal. « Je suis un kaléidoscope » finira-t-elle par dire.
L’homme a naturellement besoin de contrôler la réalité qui l’entoure. Mais il a toujours le libre choix pour éviter la reproduction du même, pour se débarrasser des vieilles peaux, pour faire peau neuve. D’ailleurs, chaque personnage porte en lui diverses aspirations : même Fred, Grégoire Ludig à contre-emploi, n’a pas l’aspect monolithique qu’on perçoit à première vue. Et l’acteur Pierre Deladonchamps de confier avant la projection qu’il devait jouer au départ le rôle de Fred.
Fixer le ciel pour mieux descendre en soi
La quête d’identité de l’héroïne passe par la verticalité. Les changements, les transformations se font parfois dans l’inconfort mais avec toujours un sentiment d’élévation. Aucun switch ou twist final dans ce film mais la contemplation du ciel afin de faire rejaillir son intériorité. On peut ainsi considérer la mémoire comme une sorte de moteur de recherche capable de sonder à la fois le passé et le futur. Lever le nez du guidon, admirer la cime des arbres, regarder au plafond. En rédigeant cet article, je n’y ai pas trouvé une araignée mais une coccinelle. Heureux présage ! Tel est le leitmotiv répété par Moby Dick à Éloïse. Regarder vers le haut nous pousse à regarder en soi.
Adapter sans trahir le cœur
Les propos de la réalisatrice, aussi présente à l’avant-première à Nancy, et de l’acteur ne déflorent pas le film mais aiguisent l’appétit. Murielle Magellan évoque le soin qu’elle a apporté à l’adaptation de la BD de Pénélope Bagieu et Boulet. À la question pourquoi ne pas avoir adapté l’une de ses propres œuvres, elle répond « avoir du mal à divorcer de son texte ; le désir est essoré ». Aussi est-il plus aisé d’adapter autrui sans trahir le cœur, profitant d’un espace qu’elle peut investir à loisir.
Pouvoir de la fiction
Murielle Magellan nous montre le pouvoir de la fiction qui rend le monde supportable. Il y a parfois des lenteurs, des décalages, quelques incohérences aussi, rendant bien compte de l’introspection nécessaire de l’héroïne au milieu d’un monde en mouvement perpétuel. Stimuler ses sens rappelle comment notre cerveau simule et crée le monde qui nous entoure. On est parfois quelque part entre Amélie Poulain et La Science des rêves où tout devient possible dès lors qu’on l’a décidé. Le film est enfin une formidable ode à la littérature (Duras, Nothomb, Rimbaud, Melville, Goudeau…), à la vie et au temps retrouvé.
La Page blanche. Sortie en salle le 31 août 2022.
Un film de Murielle Magellan, avec Sara Giraudeau, Pierre Deladonchamps , Grégoire Ludig
Adaptation libre de la bande dessinée éponyme de Boulet et Pénélope Bagieu parue aux éditions Delcourt.
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