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Suzanne Valadon et les femmes peintres

par Communiqué musée

Le monastère royal de Brou organise une exposition consacrée à Suzanne Valadon (1865 -1938) et aux autres artistes féminines de sa génération, actives entre 1880 et 1940. Une exposition qui révèle, pour la première fois en France, le rôle des femmes dans l’explosion artistique française au tournant du 20e siècle.

Comment devenir artiste lorsqu’on est née femme, à une époque où celles qui appartiennent au « deuxième sexe », dénuées de tout droit civique, ne peuvent accéder à l’École nationale des Beaux-Arts et sont priées de se cantonner à la sphère domestique ? C’est au tournant des 19e et 20e siècles que les femmes peintres et sculptrices vont lutter pour être reconnues comme des artistes à part entière, passant comme Suzanne Valadon du statut de modèle à celui de peintre accomplie.

« Ce dont j’ai envie, c’est la liberté de
se promener tout seul, d’aller, de venir,
de s’asseoir sur les bancs du jardin des
Tuileries et surtout le Luxembourg,
de s’arrêter aux vitrines artistiques, d’entrer
dans les églises, les musées, de se promener
le soir dans les vieilles rues ; voilà ce que
j’envie et voilà la liberté sans laquelle
on ne peut pas devenir un vrai artiste.

[…] Si on élevait les femmes de la même
manière que les hommes, l’inégalité que
je déplore serait nulle et il ne resterait que
celle qui est inhérente à la nature même. »

Marie Bashkirtseff, peintre et sculptrice,
Journal, 2 janvier 1879

Autour de la figure de Suzanne Valadon, l’exposition met en lumière les artistes de son époque et questionne à travers elles l’accès à la formation, les réseaux artistiques auxquels elles appartiennent, les sujets dont elles s’emparent et leur contribution aux mouvements d’avant-garde… dans une société où la place de la femme n’est pas égale à celle de l’homme.

Hélène Bertaux (Paris, 1825 – Saint-Michel-de-Savaignes, 1909), Jeune fille au bain ou Sarah la Baigneuse, 1873, Terre cuite, Chalon/ saône. Cette œuvre, qui remporte la médaille de première classe au Salon officiel, atteste de la capacité des artistes femme en sculpture, domaine en majorité masculin. Hélène Bertaux fonde en 1881 l’Union des femmes peintres et sculpteurs, qui se bat pour l’égalité des droits dans le domaine artistique.

Au fil du 19e siècle, les femmes accèdent peu à peu à des formations artistiques autres que les ateliers familiaux, telles l’école spéciale de dessin, les académies Julian et Colarossi ou l’atelier de Rodin. L’École nationale des Beaux-Arts ne s’ouvre à elles qu’en 1897, grâce à l’Union des femmes peintres et sculpteurs, fondée en 1881 par la sculptrice Hélène Bertaux.

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Cette même année, Hubertine Auclert organise la première manifestation féministe. L’État confie le Salon à la Société des artistes français, tandis que se multiplient d’autres salons et galeries.

Sous le Second Empire (1852-1870), les femmes présentent environ 14 % des oeuvres du Salon mais celles qui accèdent à la reconnaissance, comme Rosa Bonheur, constituent l’exception. Bien qu’elles représentent 30% des artistes exposées dans les années 1890, elles continuent à faire l’objet de préjugés, de moqueries voire d’injures.

En 1893, l’Exposition universelle à Chicago réunit pour la première fois dans un Woman’s Building de nombreuses créatrices, parmi lesquelles Mary Cassatt ou Louise Abbema.

Lorsqu’elles sont enfin autorisées à concourir au Prix de Rome en 1903, il n’a déjà plus la même aura, symbole d’un académisme dépassé par les avant-gardes.

Si la Première Guerre mondiale marque un tournant pour l’émancipation des femmes, leur permettant d’accéder à des métiers jusque-là réservés aux hommes, leur chemin sera encore long avant d’être reconnues à égalité avec les hommes. Devant cette amnésie sélective de l’histoire de l’art, l’exposition « Valadon et ses contemporaines » révèle la richesse de leurs contributions à l’art moderne.

Suzanne Valadon, artiste moderne

Par son parcours hors du commun, elle bouscule les idées reçues sur les artistes femmes. Fille naturelle d’une lingère du Limousin émigrée sur la butte Montmartre à Paris, rien ne prédestinait Marie-Clémentine Valadon à devenir une artiste accomplie.

Suzanne Valadon (Bessines-sur-Gartempe, 1865 – Paris, 1938), La Chambre bleue, 1923, Huile sur toile, Paris, Musée national d’art moderne – Centre Pompidou, dépôt au musée des Beaux-Arts de Limoges. La Chambre bleue reprend la pose des Vénus alanguies de Titien et de Giorgione, ou de l’Olympia de Manet, dont le`
réalisme avait déjà fait scandale en son temps. Mais le modèle – sans doute une domestique de Valadon – est masculinisé par sa corpulence et sa cigarette. L’oeuvre devient ainsi un manifeste de la femme contemporaine libre, affranchie du regard masculin.

Modèle à partir de l’âge de 15 ans pour Puvis de Chavannes, Renoir ou Toulouse-Lautrec, elle multiplie les liaisons. En 1883 naît son fils Maurice, reconnu par le journaliste catalan Utrillo. On la surnomme Suzanne car elle pose nue pour des vieillards comme l’héroïne de la Bible.

Suzanne Valadon. Deux figures (après le bain), 1909, Huile sur carton, Paris, Musée national d’art moderne – Centre Pompidou. Dans cette grande peinture, Valadon renouvelle le thème traditionnel des baigneuses. La solidité des corps, dont le dessin est souligné par un cerne de noir, se détache sur un fond vert uni. Les deux poses des femmes, l’une s’enveloppant dans son peignoir, l’autre se reposant, lui permet en outre de créer des effets de drapés variés.

Ayant remarqué son talent, Degas l’encourage et lui enseigne la gravure. Visitant les musées et dessinant sans cesse, elle se forme en autodidacte.

Commençant à peindre vers 1892-1893, elle expose dès 1894. Elle forme son fils Maurice Utrillo à la peinture. Son ami, André Utter, de vingt ans son cadet et également peintre, devient son amant, son modèle puis son mari. Leur représentation de face entièrement nus en Adam et Ève (1909) suscite le scandale.

En 1911, elle s’installe dans un nouvel atelier à Montmartre. Après une série de voyages, elle achète le château de Saint-Bernard (Ain) en 1923, où le trio puise son inspiration.

Défendue par plusieurs galeristes (Ambroise Vollard, Eugène Blot, Clovis Sagot, Bernheim-Jeune ou Berthe Weill),elle est exposée à travers le monde. En 1937, un an avant sa mort, l’État français lui achète plusieurs oeuvres.

Son style personnel, aux couleurs vives cernées de noir, aux corps modelés de façon vigoureuse, lui a valu d’être associée à une « mâle brutalité ». La postérité a longtemps relégué Valadon dans l’ombre de son mari et surtout de son fils, peintre en série de vues pittoresques montmartroises, au détriment de la grande artiste qu’elle fut.

Réseaux artistiques: être soi parmi les autres

Marie Laurencin, Autoportrait, 1905, huile sur toile,
Grenoble, Musée de Grenoble 89,5 x 6 cm
© Ville de Grenoble/Musée de Grenoble – JL. Lacroix

Ces artistes femmes évoluent le plus souvent au sein de cercles de sociabilité favorisant les échanges artistiques. Nombre d ‘entre elles s’affirmèrent par le biais de l’autoportrait et de leurs proches qu’elles peignirent, une section de l’exposition leur est consacrée

Au sein d’une société où la place de la femme n’est pas égale à celle de l’homme, l’autoportrait individuel ou collectif permet d’affirmer son identité d’artiste. Dans son célèbre portrait de groupe du Bateau-Lavoir, Marie Laurencin s’immortalise aux côtés d’Apollinaire, de Picasso et de la collectionneuse Gertrude Stein.

Contrairement à cette dernière, la mécène Eva Gebhard, baronne Gourgaud, soutient les artistes des deux genres.

La marchande Berthe Weill, la première à défendre Picasso et Matisse, est aussi l’une des seules à exposer Suzanne Valadon, Émilie Charmy, Marie Laurencin, Jacqueline Marval ou Valentine Prax.

Émilie Charmy (Saint-Étienne, 1878 – Paris, 1974),
Jeune femme nue, 1921, Huile sur toile, Paris, galerie Bernard Bouche. 89 x 147 cm / © Alberto Ricci

Depuis les années 1880, Paris est plus que jamais la capitale où affluent les artistes du monde entier. Là, les femmes se libèrent et contribuent à l’explosion artistique, concentrée d’abord sur la butte Montmartre puis dans le quartier de Montparnasse. Marie Vassilieff y fonde en 1911 l’Académie russe, puis durant la Première Guerre mondiale une cantine où se croisent tous les artistes émigrés.

Jusqu’en 1965, les femmes ne peuvent travailler sans l’autorisation de leur mari, d’où la proportion élevée d’artistes lesbiennes, célibataires ou épouses d’artistes.

L’écrivaine Natalie Clifford Barney tient, avec sa compagne la peintre Romaine Brooks, un important salon intellectuel et artistique pendant plus de soixante ans.

Mais nombreuses sont les artistes femmes restées dans l’ombre d’hommes de leur entourage plus célèbres qu’elles. Ainsi Camille Claudel est-elle encore indissociable de son amant Rodin et de son frère Paul, écrivain et ambassadeur. Il fallut attendre les années 1980 pour que la force singulière de son oeuvre soit redécouverte.

Camille Claudel (Fère-en-Tardenois, 1864 – Montdevergues, 1943), La Valse, 1883-1905 (fonte 1990), Bronze (détail), Nogent-sur-Seine, musée Camille Claudel. Dans la Valse, Camille Claudel immortalise dans un tourbillon l’amour charnel qui l’unit à Rodin, passion destructrice qui lui fera perdre la raison. Cette oeuvre majeure, créée pour la première fois en 1883, suscite le scandale, car évoquant le désir réciproque et sensuel des deux danseurs. Afin de pouvoir l’exposer, Claudel drape une partie du corps de la danseuse.

À l’assaut de la modernité: participer aux avant-gardes

À priori cantonnées à être de simples muses ou reproductrices, et non des créatrices à part entière, de nombreuses femmes ont pourtant joué un rôle important dans l’explosion artistique française au tournant du 20e siècle.

Bien que revendiquant leur modernité sociale et politique autant qu’artistique, les avant-gardes n’admettent
les femmes qu’aux marges de leurs mouvements.

Si l’impressionnisme est le premier groupe artistique à inclure une femme dès sa création avec Berthe Morisot, la figure du génie ne pouvait encore être que masculine. Elles sont pourtant nombreuses à avoir contribué à l’essor de la modernité.

Du groupe fauve avec lequel elle expose dès 1905, Émilie Charmy s’affranchit peu à peu. Jacqueline Marval, Sonia Lewitska ou Georgette Agutte s’inscrivent dans une veine post-impressionniste, revisitée par des styles originaux.

Georgette Agutte, Femmes à la coupe d’oranges, 1910-1912, huile sur toile, Grenoble, musée de Grenoble 163 x 187 x 5,5 cm
© Ville de Grenoble/Musée de Grenoble – JL. Lacroix

Les cubistes recensent le plus grand nombre de femmes, comme Alice Bailly, Alice Halicka, Maria Blanchard, Marevna ou Marie Vassilieff, mais parfois seulement pour une étape de leur carrière et avec la difficulté d’exister aux côtés des géants comme Braque et Picasso. C’est en se détachant du cubisme que Marie Laurencin forge son style inimitable.

Valentine Hugo (Boulogne-sur-Mer, 1887 – Paris, 1968),Portrait de Pablo Picasso. octobre 1934 – octobre 1948, Huile sur contreplaqué, Paris, Musée national d’art moderne – Centre Pompidou. Proche d’André Breton et de Paul Éluard, Valentine Hugo participe aux premières expositions du groupe surréaliste. Elle réalise de nombreux portraits oniriques, dont celui-ci, de Pablo Picasso.
Auréolé d’un thème astral, le maître espagnol tient ici les cornes d’un taureau dont la tête prend la forme d’un étrange appareil génital féminin.

La femme surréaliste est objet de désir ou de métaphores, et non sujet agissant. En 1933, la première exposition surréaliste réunit vingt hommes et seulement deux femmes : Marie-Berthe Aurenche et Valentine Hugo.

Leonor Fini se lie à Man Ray, Éluard et Ernst, mais n’intègre jamais officiellement le groupe.

L’atelier moderne, où Fernand Léger enseigne aux côtés de sa compagne Nadia Khodossiévitch, forme des artistes venues de toute l’Europe, telles Marcelle Cahn.

L’abstraction, inventée par la Suédoise Hilma af Klint au début du 20e siècle, se diffuse peu à peu en France, notamment sous l’impulsion des couples Arp et Delaunay, si étroitement associés qu’ils partagent la même identité artistique.

Des sujets féminins? De l’intérieur vers l’extérieur

Le choix des sujets dont s'emparent les artistes femmes diffèrent ils de ceux des hommes ?
Séraphine Louis, dite Séraphine de Senlis (Arsy, 1864 – Villers-sous-Erquery, 1942), Bouquet de fleurs sur fond rouge, vers 1925-1930, Huile sur toile Collection particulière ; Paris, courtesy galerie Dina Vierny. Appelée à peindre par des voix entendues dans la cathédrale de Senlis, Séraphine Louis était d’une condition extrêmement modeste qui ne la destinait pas à la peinture. L’horreur du vide et l’ambiguïté sexuelle hantent ses bouquets foisonnants, mystiques et naïfs, dont la beauté primitive a séduit le grand marchand Wilhelm Uhde.

L’art délicat des fleurs, des scènes d’intérieur et des thèmes sentimentaux, auxquels on les a longtemps cantonnées, se poursuit-il à l’époque où les académismes volent en éclats ?

De la traditionnelle Vierge à l’Enfant, Marthe Flandrin tire une peinture épurée et Chana Orloff une sculpture dépouillée de toute connotation religieuse, rendant ainsi universel ce sujet de la maternité.

Le bouquet de fleurs, genre traditionnellement attribué aux femmes, prend de l’audace en devenant érotique et mystique sous les pinceaux de Tamara de Lempicka et Séraphine de Senlis.

De même, lorsque Valadon illustre une scène d’intérieur, c’est avec son style charpenté et coloré, loin de la douceur perçue comme « féminine ».

Dans La Fuite d’une mère fuyant la guerre son enfant dans les bras lors du grand exode de 1940, Lempicka restitue son émotion face aux grands bouleversements de son temps, sortant de son univers privilégié pour aller à la rencontre de l’Histoire.

Ce tableau fait référence à la Fuite en Égypte et met cette scène biblique en parallèle avec le contexte de guerre en Europe : Tamara de Lempicka a fui avec sa famille pour rejoindre les États-Unis en 1939. Les raisons de cette fuite sont finalement les mêmes, échapper à un massacre.

D’autres artistes voyageuses représentent des peuples extra-européens, avec humanité et sans sacrifier à un exotisme facile.

Le spectacle vivant offre une inépuisable source d’inspiration. Certaines artistes créent d’ailleurs des décors de théâtre ou d’opéra, notamment pour les Ballets russes. En représentant des « lieux de débauche », cafés, cabarets, voire bordels, Henriette Deloras ou Lou Albert-Lasard rompent également avec les convenances imposées à leur sexe. Ne s’y aventurent guère que des femmes appartenant aux milieux

Tamara de Lempicka (Varsovie, Pologne, 1898 Cuernavaca, Mexique, 1980), La Fuite ou Quelque part en Europe, 1940, Huile sur toile, Nantes, musée des Beaux-Arts.

artistiques et intellectuels, qui s’offrent ainsi la même liberté de moeurs que leurs homologues masculins.

Le Nu, au féminin et au masculin

Chana Orloff, Le Torse, 1912, bronze, Paris, Atelier Chana Orloff 115 x 70 x 60 cm © Stéphane Briolant

L’étude et la représentation de corps nu, surtout d’après modèle vivant, a longtemps constitué l’ultime interdit pour les femmes artistes. À l’aube du 20e siècle, elles s’emparent toutefois de ce sujet capital, n’hésitant pas à en assumer la charge sensuelle. Cette dernière section de l’exposition marque cette étape cruciale dans l’émancipation des femmes artistes de cette époque.

De modèle passif à l’artiste agissante faisant poser ses modèles, le parcours de Valadon est caractéristique de l’émancipation des artistes femmes à l’aube du 20e siècle.

Par souci des convenances sociales, l’étude de l’anatomie et du modèle vivant nu, a fortiori masculin, leur est longtemps proscrite, leur interdisant ainsi l’accès à la grande peinture d’histoire. Elles étudient par défaut la statuaire antique, mais Constance Mayer déchaîne tout de même la critique en représentant Vénus et Cupidon nus au Salon de 1806. Ce n’est qu’en 1901 que l’École nationale des Beaux-Arts leur accorde enfin ce droit, toutefois dans une classe non mixte.

Pour le nu féminin, elles utilisent leur propre reflet dans le miroir. Émilie Charmy, Suzanne Valadon et l’Allemande Paula Modersohn-Becker sont les pionnières de ces autoportraits nus d’une grande sincérité. L’Idée fixe de Germaine de Roton semble refléter son esprit fragile, au contraire des corps solides sculptés par Jeanne Bardey et Marguerite Peltzer.

En posant leur regard sur d’autres corps féminins, elles inversent les rôles habituels. Jacqueline Marval reprend audacieusement le thème du harem, fantasme masculin par excellence. Les deux femmes partageant le même fruit peintes par Georgette Agutte préservent une certaine ambiguïté. L’homoérotisme est assumé chez Émilie Charmy, qui représente son amie Colette en tenue d’Ève.

La transgression ultime concerne le nu masculin, surtout s’il inspire le désir. Camille Claudel doit ainsi couvrir les deux danseurs de sa Valse, incarnant l’amour charnel qui l’unit à Rodin. À rebours, Marie Vassilieff ou Chana Orloff géométrisent les corps, les dépouillant de tout érotisme et les rendant d’une certaine façon androgynes.

Article initialement paru dans WUKALI le 02/06/2021

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