Le monastère royal de Brou organise une exposition consacrée à Suzanne Valadon (1865 -1938) et aux autres artistes féminines de sa génération, actives entre 1880 et 1940. Une exposition qui révèle, pour la première fois en France, le rôle des femmes dans l’explosion artistique française au tournant du 20e siècle.
Comment devenir artiste lorsqu’on est née femme, à une époque où celles qui appartiennent au « deuxième sexe », dénuées de tout droit civique, ne peuvent accéder à l’École nationale des Beaux-Arts et sont priées de se cantonner à la sphère domestique ? C’est au tournant des 19e et 20e siècles que les femmes peintres et sculptrices vont lutter pour être reconnues comme des artistes à part entière, passant comme Suzanne Valadon du statut de modèle à celui de peintre accomplie.
Autour de la figure de Suzanne Valadon, l’exposition met en lumière les artistes de son époque et questionne à travers elles l’accès à la formation, les réseaux artistiques auxquels elles appartiennent, les sujets dont elles s’emparent et leur contribution aux mouvements d’avant-garde… dans une société où la place de la femme n’est pas égale à celle de l’homme.
Au fil du 19e siècle, les femmes accèdent peu à peu à des formations artistiques autres que les ateliers familiaux, telles l’école spéciale de dessin, les académies Julian et Colarossi ou l’atelier de Rodin. L’École nationale des Beaux-Arts ne s’ouvre à elles qu’en 1897, grâce à l’Union des femmes peintres et sculpteurs, fondée en 1881 par la sculptrice Hélène Bertaux.
Cette même année, Hubertine Auclert organise la première manifestation féministe. L’État confie le Salon à la Société des artistes français, tandis que se multiplient d’autres salons et galeries.
Sous le Second Empire (1852-1870), les femmes présentent environ 14 % des oeuvres du Salon mais celles qui accèdent à la reconnaissance, comme Rosa Bonheur, constituent l’exception. Bien qu’elles représentent 30% des artistes exposées dans les années 1890, elles continuent à faire l’objet de préjugés, de moqueries voire d’injures.
En 1893, l’Exposition universelle à Chicago réunit pour la première fois dans un Woman’s Building de nombreuses créatrices, parmi lesquelles Mary Cassatt ou Louise Abbema.
Lorsqu’elles sont enfin autorisées à concourir au Prix de Rome en 1903, il n’a déjà plus la même aura, symbole d’un académisme dépassé par les avant-gardes.
Si la Première Guerre mondiale marque un tournant pour l’émancipation des femmes, leur permettant d’accéder à des métiers jusque-là réservés aux hommes, leur chemin sera encore long avant d’être reconnues à égalité avec les hommes. Devant cette amnésie sélective de l’histoire de l’art, l’exposition « Valadon et ses contemporaines » révèle la richesse de leurs contributions à l’art moderne.
Suzanne Valadon, artiste moderne
Par son parcours hors du commun, elle bouscule les idées reçues sur les artistes femmes. Fille naturelle d’une lingère du Limousin émigrée sur la butte Montmartre à Paris, rien ne prédestinait Marie-Clémentine Valadon à devenir une artiste accomplie.
Modèle à partir de l’âge de 15 ans pour Puvis de Chavannes, Renoir ou Toulouse-Lautrec, elle multiplie les liaisons. En 1883 naît son fils Maurice, reconnu par le journaliste catalan Utrillo. On la surnomme Suzanne car elle pose nue pour des vieillards comme l’héroïne de la Bible.
Ayant remarqué son talent, Degas l’encourage et lui enseigne la gravure. Visitant les musées et dessinant sans cesse, elle se forme en autodidacte.
Commençant à peindre vers 1892-1893, elle expose dès 1894. Elle forme son fils Maurice Utrillo à la peinture. Son ami, André Utter, de vingt ans son cadet et également peintre, devient son amant, son modèle puis son mari. Leur représentation de face entièrement nus en Adam et Ève (1909) suscite le scandale.
En 1911, elle s’installe dans un nouvel atelier à Montmartre. Après une série de voyages, elle achète le château de Saint-Bernard (Ain) en 1923, où le trio puise son inspiration.
Défendue par plusieurs galeristes (Ambroise Vollard, Eugène Blot, Clovis Sagot, Bernheim-Jeune ou Berthe Weill),elle est exposée à travers le monde. En 1937, un an avant sa mort, l’État français lui achète plusieurs oeuvres.
Son style personnel, aux couleurs vives cernées de noir, aux corps modelés de façon vigoureuse, lui a valu d’être associée à une « mâle brutalité ». La postérité a longtemps relégué Valadon dans l’ombre de son mari et surtout de son fils, peintre en série de vues pittoresques montmartroises, au détriment de la grande artiste qu’elle fut.
Réseaux artistiques: être soi parmi les autres
Ces artistes femmes évoluent le plus souvent au sein de cercles de sociabilité favorisant les échanges artistiques. Nombre d ‘entre elles s’affirmèrent par le biais de l’autoportrait et de leurs proches qu’elles peignirent, une section de l’exposition leur est consacrée
Au sein d’une société où la place de la femme n’est pas égale à celle de l’homme, l’autoportrait individuel ou collectif permet d’affirmer son identité d’artiste. Dans son célèbre portrait de groupe du Bateau-Lavoir, Marie Laurencin s’immortalise aux côtés d’Apollinaire, de Picasso et de la collectionneuse Gertrude Stein.
Contrairement à cette dernière, la mécène Eva Gebhard, baronne Gourgaud, soutient les artistes des deux genres.
La marchande Berthe Weill, la première à défendre Picasso et Matisse, est aussi l’une des seules à exposer Suzanne Valadon, Émilie Charmy, Marie Laurencin, Jacqueline Marval ou Valentine Prax.
Depuis les années 1880, Paris est plus que jamais la capitale où affluent les artistes du monde entier. Là, les femmes se libèrent et contribuent à l’explosion artistique, concentrée d’abord sur la butte Montmartre puis dans le quartier de Montparnasse. Marie Vassilieff y fonde en 1911 l’Académie russe, puis durant la Première Guerre mondiale une cantine où se croisent tous les artistes émigrés.
Jusqu’en 1965, les femmes ne peuvent travailler sans l’autorisation de leur mari, d’où la proportion élevée d’artistes lesbiennes, célibataires ou épouses d’artistes.
L’écrivaine Natalie Clifford Barney tient, avec sa compagne la peintre Romaine Brooks, un important salon intellectuel et artistique pendant plus de soixante ans.
Mais nombreuses sont les artistes femmes restées dans l’ombre d’hommes de leur entourage plus célèbres qu’elles. Ainsi Camille Claudel est-elle encore indissociable de son amant Rodin et de son frère Paul, écrivain et ambassadeur. Il fallut attendre les années 1980 pour que la force singulière de son oeuvre soit redécouverte.
À l’assaut de la modernité: participer aux avant-gardes
À priori cantonnées à être de simples muses ou reproductrices, et non des créatrices à part entière, de nombreuses femmes ont pourtant joué un rôle important dans l’explosion artistique française au tournant du 20e siècle.
Bien que revendiquant leur modernité sociale et politique autant qu’artistique, les avant-gardes n’admettent
les femmes qu’aux marges de leurs mouvements.
Si l’impressionnisme est le premier groupe artistique à inclure une femme dès sa création avec Berthe Morisot, la figure du génie ne pouvait encore être que masculine. Elles sont pourtant nombreuses à avoir contribué à l’essor de la modernité.
Du groupe fauve avec lequel elle expose dès 1905, Émilie Charmy s’affranchit peu à peu. Jacqueline Marval, Sonia Lewitska ou Georgette Agutte s’inscrivent dans une veine post-impressionniste, revisitée par des styles originaux.
Les cubistes recensent le plus grand nombre de femmes, comme Alice Bailly, Alice Halicka, Maria Blanchard, Marevna ou Marie Vassilieff, mais parfois seulement pour une étape de leur carrière et avec la difficulté d’exister aux côtés des géants comme Braque et Picasso. C’est en se détachant du cubisme que Marie Laurencin forge son style inimitable.
La femme surréaliste est objet de désir ou de métaphores, et non sujet agissant. En 1933, la première exposition surréaliste réunit vingt hommes et seulement deux femmes : Marie-Berthe Aurenche et Valentine Hugo.
Leonor Fini se lie à Man Ray, Éluard et Ernst, mais n’intègre jamais officiellement le groupe.
L’atelier moderne, où Fernand Léger enseigne aux côtés de sa compagne Nadia Khodossiévitch, forme des artistes venues de toute l’Europe, telles Marcelle Cahn.
L’abstraction, inventée par la Suédoise Hilma af Klint au début du 20e siècle, se diffuse peu à peu en France, notamment sous l’impulsion des couples Arp et Delaunay, si étroitement associés qu’ils partagent la même identité artistique.
Des sujets féminins? De l’intérieur vers l’extérieur
Le choix des sujets dont s'emparent les artistes femmes diffèrent ils de ceux des hommes ?
L’art délicat des fleurs, des scènes d’intérieur et des thèmes sentimentaux, auxquels on les a longtemps cantonnées, se poursuit-il à l’époque où les académismes volent en éclats ?
De la traditionnelle Vierge à l’Enfant, Marthe Flandrin tire une peinture épurée et Chana Orloff une sculpture dépouillée de toute connotation religieuse, rendant ainsi universel ce sujet de la maternité.
Le bouquet de fleurs, genre traditionnellement attribué aux femmes, prend de l’audace en devenant érotique et mystique sous les pinceaux de Tamara de Lempicka et Séraphine de Senlis.
De même, lorsque Valadon illustre une scène d’intérieur, c’est avec son style charpenté et coloré, loin de la douceur perçue comme « féminine ».
Dans La Fuite d’une mère fuyant la guerre son enfant dans les bras lors du grand exode de 1940, Lempicka restitue son émotion face aux grands bouleversements de son temps, sortant de son univers privilégié pour aller à la rencontre de l’Histoire.
Ce tableau fait référence à la Fuite en Égypte et met cette scène biblique en parallèle avec le contexte de guerre en Europe : Tamara de Lempicka a fui avec sa famille pour rejoindre les États-Unis en 1939. Les raisons de cette fuite sont finalement les mêmes, échapper à un massacre.
D’autres artistes voyageuses représentent des peuples extra-européens, avec humanité et sans sacrifier à un exotisme facile.
Le spectacle vivant offre une inépuisable source d’inspiration. Certaines artistes créent d’ailleurs des décors de théâtre ou d’opéra, notamment pour les Ballets russes. En représentant des « lieux de débauche », cafés, cabarets, voire bordels, Henriette Deloras ou Lou Albert-Lasard rompent également avec les convenances imposées à leur sexe. Ne s’y aventurent guère que des femmes appartenant aux milieux
Tamara de Lempicka (Varsovie, Pologne, 1898 Cuernavaca, Mexique, 1980), La Fuite ou Quelque part en Europe, 1940, Huile sur toile, Nantes, musée des Beaux-Arts.
artistiques et intellectuels, qui s’offrent ainsi la même liberté de moeurs que leurs homologues masculins.
Le Nu, au féminin et au masculin
L’étude et la représentation de corps nu, surtout d’après modèle vivant, a longtemps constitué l’ultime interdit pour les femmes artistes. À l’aube du 20e siècle, elles s’emparent toutefois de ce sujet capital, n’hésitant pas à en assumer la charge sensuelle. Cette dernière section de l’exposition marque cette étape cruciale dans l’émancipation des femmes artistes de cette époque.
De modèle passif à l’artiste agissante faisant poser ses modèles, le parcours de Valadon est caractéristique de l’émancipation des artistes femmes à l’aube du 20e siècle.
Par souci des convenances sociales, l’étude de l’anatomie et du modèle vivant nu, a fortiori masculin, leur est longtemps proscrite, leur interdisant ainsi l’accès à la grande peinture d’histoire. Elles étudient par défaut la statuaire antique, mais Constance Mayer déchaîne tout de même la critique en représentant Vénus et Cupidon nus au Salon de 1806. Ce n’est qu’en 1901 que l’École nationale des Beaux-Arts leur accorde enfin ce droit, toutefois dans une classe non mixte.
Pour le nu féminin, elles utilisent leur propre reflet dans le miroir. Émilie Charmy, Suzanne Valadon et l’Allemande Paula Modersohn-Becker sont les pionnières de ces autoportraits nus d’une grande sincérité. L’Idée fixe de Germaine de Roton semble refléter son esprit fragile, au contraire des corps solides sculptés par Jeanne Bardey et Marguerite Peltzer.
En posant leur regard sur d’autres corps féminins, elles inversent les rôles habituels. Jacqueline Marval reprend audacieusement le thème du harem, fantasme masculin par excellence. Les deux femmes partageant le même fruit peintes par Georgette Agutte préservent une certaine ambiguïté. L’homoérotisme est assumé chez Émilie Charmy, qui représente son amie Colette en tenue d’Ève.
La transgression ultime concerne le nu masculin, surtout s’il inspire le désir. Camille Claudel doit ainsi couvrir les deux danseurs de sa Valse, incarnant l’amour charnel qui l’unit à Rodin. À rebours, Marie Vassilieff ou Chana Orloff géométrisent les corps, les dépouillant de tout érotisme et les rendant d’une certaine façon androgynes.
Article initialement paru dans WUKALI le 02/06/2021
Contact: Vous souhaiteriez réagir à cet article ou vous aimeriez nous proposer des textes et des sujets à publier dans WUKALI, n’ hésitez pas à nous écrire : redaction@wukali.com