Enigma, une création contemporaine dans le plus ancien théâtre à l’italienne de France[1] ? Tel est le pari tenu et surtout renouvelé par l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz qui, au fil des saisons, soutient la création contemporaine[2].
Cette coexistence du passé, de la tradition face à l’avenir et la modernité est-elle un paradoxe? Ou indique-t-elle, de façon plus subtile et surtout moins péremptoire, la vitalité de la forme de l’opéra à l’heure où certains le déclarent mort ?
La réalité des programmations des maisons d’opéra – compte tenu des contraintes de rentabilité – ne rend pas forcément compte de la diversité de cette forme particulière du chant lyrique qu’est l’opéra. Qui, lui-même, se subdivise en diverses tendances ou formes: c’est le débat, pour partie stérile, entre l’opérette et l’opéra par exemple.
Pas plus qu’elle ne valorise, dans le champ opératique, l‘extraordinaire diversité de ces productions. Car, pour la grande majorité des compositeurs – y compris les plus illustres- nous ne connaissons vraiment qu’une petite quand ce n’est pas, pour certains, une infime partie de leurs productions qui ne rend pas forcément compte de l’extraordinaire diversité de la palette de ces mêmes compositions. Quand on les exhume, on s’en rend alors forcément compte.
À l’instar d’autres disciplines artistiques, l’opéra n’a cessé, depuis sa naissance en Italie à Florence au 17ème siècle, de se transformer, d’utiliser, pour s’exprimer, d’autre langues que l’italien originel, de modifier ses langages et ses codes de construction, de s’adapter à l’évolution des écritures musicales, enfin d’absorber, pour les plus récents, des moyens de composition qui reposent sur les derniers acquis de la technologie. L’opéra n’est pas, par définition figé. Il l’est par rapport à une époque et à un courant esthétique – par exemple le romantisme, le vérisme… – mais comme une mue qui, telle la chrysalide, laisse deviner un animal en gestation que rien ne laissait soupçonner.
Une création contemporaine dans un opéra-théâtre « traditionnel » est forcément un évènement qui peut susciter la curiosité timide, le rejet pur et simple ou l’indifférence puisque le titre de l’œuvre n’évoque absolument rien.
D’autant plus lorsque cette œuvre s’appelle « Énigma » ! Les plus curieux se précipiteront sur la toile pour découvrir le nom de l’auteur : Patrick Burgan. D’autres se référeront au titre de l’ouvrage qui en a inspiré le livret : ici la pièce de Éric-Emmanuel Schmitt « Variations énigmatiques ». Il faut ajouter à cette liste le nom du compositeur anglais Edward Elgar dont les célèbres « Variations Enigma » sont cités et utilisées dans l’œuvre théâtrale ainsi que reprises allusivement dans la composition musicale.
1°- Le sens des mots
Il est souvent révélateur. En effet, dans le langage courant, il renvoie à un adjectif – énigmatique – pour, lorsqu’on désigne des personnes définir un individu dont le comportement, le caractère est mystérieux et, souvent, incompréhensible ou ambigü.
Mais « Énigma » n’est, à proprement parlé, pas un mot du langage courant. C’est pourtant le titre choisi par le compositeur pour dénommer son travail. Cela nous ouvre déjà une piste presque historique.
En effet, Énigma fût le nom d’une machine électromécanique portative servant, pendant la guerre au chiffrement et au déchiffrement des informations stratégiques que le commandement de l’Allemagne nazie transmettait à ses troupes – principalement sous-marines – pour les aider à torpiller avec succès les bateaux de guerre d’une part, et les cargos de marchandises d’autre part qui provenaient des États-Unis pour ravitailler militairement l’Angleterre et ses alliés.
Déclarée inviolable selon ses concepteurs allemands, les travaux du mathématicien anglais Alan Turing, pendant le conflit, eurent raison de l’énigme et permis de comprendre puis révéler peu à peu la mise à jour du procédé de cryptage des messages. Si cela aboutit à des destructions navales ennemies massives, au point d’écourter la guerre de deux ans, cela ne servit pas Alan Turing, qui malgré les service incontestables rendus à sa nation et à l’Europe en guerre, fut banni et emprisonné, peu après la guerre, du fait de son homosexualité. Quand on brise l’énigme, il faut s’attendre au pire!
La machine Énigma est complexe. Si l’on appuie sur une lettre, elle se transforme en une autre. Banal ! Mais si on sollicite de nouveau cette même touche, elle ne se transforme pas identiquement. C’est une autre lettre qui apparaît car, à l’intérieur de la machine, des rotors tournent et modifient la mécanique de la combinatoire rendant les possibilités infinies et le déchiffrement théoriquement impossible.
Ce bref rappel descriptif pourra surprendre.
Toutefois, cette machine complexe ou une lettre peut renvoyer à une autre… puis encore une autre peut être vue à la fois comme une représentation possible du fonctionnement psychique dont Freud a prouvé la nature associative. Mais également comme une métaphore du mécanisme de communication qui, peu à peu, s’instaure entre les deux personnages de la pièce et, bien sûr, de l’opéra.
Ces derniers tentent, comme Thuring, de découvrir et comprendre le codage des propos de l’autre qui, bien sûr, ne livre pas l’entièreté de sa pensée pas plus que la réalité des évènements traversés : là est l’énigme. On saisit peu à peu que chacun est confronté – de manière différente mais tout aussi douloureuse – à une énigme qui est que l’autre possède un secret qu’il défend bec et ongle pour éviter d’être percé à jour. Tous les deux entretiennent l’énigme dont au fond ils sont, fondamentalement, victimes.
La dramaturgie de la pièce et de l’opéra, presque le suspens qui se créé, reposent lentement, insidieusement et quelques fois tragiquement sur ce lent, douloureux mais nécessaire parcours qui va amener chacun des protagonistes à briser l’énigme c’est-à-dire à révéler la combinatoire et la dynamique des rotors pour rester dans la métaphore de la machine Énigma. Et décoder le secret.
2°- Première piste : la pièce d’Éric-Emmanuel Schmitt
Éric-Emmanuel Schmitt est un dramaturge, romancier, nouvelliste, réalisateur et dramaturge extrêmement prolifique dont les œuvres figurent en haut de l’affiche quant au nombre de lecteurs ou de spectateurs. C’est d’abord par l’écriture théâtrale et le succès de ses pièces qu’il s’inscrit dans le cercle restreint des auteurs vivant de leur plume.
Très vite, il va s’imposer au théâtre puisqu’en 1991, « La nuit de Valognes » – variation sur le thème de Don Juan – est remarquée. Trois ans après, sa seconde pièce « Le Visiteur » lui vaut la consécration : trois prix lors de la Nuit des Molières la même année. La pièce imagine la rencontre entre un athée convaincu – Freud – et un autre personnage dont on comprend peu à peu qu’il pourrait être Dieu. Nous rencontrons ce même face à face dans les « Variations énigmatiques » ou deux personnages – Abel Znorko et Érik Larsen– que tout oppose, apparemment, se trouvent face à face.
La décennie 90 sera ponctuée de plusieurs autres réussites littéraires et théâtrales parmi lesquels « Variations énigmatiques » qui sera créée au Théâtre Marigny en Septembre 96.
C’est sur cette pièce que je vais m’attarder puisque c’est celle que Patrick Burgan – le compositeur – découvre et peu à peu, décide d’en faire un opéra puisqu’il est dit-il séduit « par le potentiel sonore de la pièce ». « Le flux, poursuit-il dans sa note d’intention[3], à la fois physique et psychologique opère par la multiplicité des rebondissements, trouve un parallèle immédiat dans la dynamique du discours musical.»
De fait, « Variations énigmatiques » peut être rattachée a priori – du fait de sa structure et de son rythme- comme une pièce de boulevard intellectuel avec son lot d’incohérence, de quiproquos, de rebondissements… A la différence près qu’ici ce ne sont pas les portes qui claquent mais les mots !
On y retrouve le trio habituel – le mari, l’amant et la femme – à ceci près que cette dernière n’apparaît jamais même si elle est, en plusieurs figures, omniprésente jusque sa matérialisation musicale à la fin de l’opéra. Et si l’on y regarde de plus près, la pièce obéit aux principes de la tragédie classique : unité de temps, unité de lieu et unité d’action.
Si la mise en scène de « Variations énigmatiques » est signée par un habile metteur en scène issu du théâtre privé – Bernard Murat – se trouvent sur scène, à la création, deux acteurs assez disparates sur le plan artistique.
D’un côté Francis Huster. Comédien issu du sérail classique – le Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris – pour devenir sociétaire de la Comédie Française dont il démissionne en 1981 pour le cinéma. Il y fait une brillante carrière dont 8 films avec Claude Lelouch et le célèbre Dîner de cons avec Thierry Lhermitte et Jacques Villeret.
De l’autre côté, pour lui donner la réplique, Alain Delon, l’un des champions du box-office cinématographique. Remarqué à 18 ans par J.Cl. Brialy, il fait des essais et tourne avec les plus grands réalisateurs : Visconti, Losey, Antonioni, Melville, Granier-Deferre…
Mais si la filmographie d’A.Delon est impressionnante par sa qualité, sa position par rapport à son métier est particulière. Il se considère comme acteur et non comme comédien. Au cours d’un interview-vérité – que j’ai eu l’occasion de voir à l’époque – il exprime clairement « sa » différence et le sentiment d’infériorité qu’il vit clairement par rapport à son « rival » au box-office : Jean-Paul Belmondo « Ma carrière dira-t-il n’a rien à voir avec le métier de comédien. Comédien, c’est une vocation. Je suis un acteur, Jean-Paul est un comédien. Un comédien joue. Moi j’ai toujours vécu mes rôles. Je n’ai jamais joué. Un acteur est un accident. Ma vie est un accident. Je suis un accident. Ma carrière est un accident ».
Francis Huster – le comédien- et Alain Delon – l’acteur représentent deux sensibilités, deux mondes et finalement deux personnalités que tout oppose. La réalité se confond avec la fiction ou inversement. L’arrogance, la violence de l’un – Abel Znorko[4] – et la réserve et le raisonnement de l’autre : Érik Larsen[5].
Le ressort dramatique de la pièce joue sur cette opposition et ce face-à-face où tous les coups – y compris de fusil – sont permis. Au cours d’un dialogue tendu, étoffé de multiples rebondissements, deux personnages tout aussi énigmatiques l’un que l’autre vont apparaître, au fur et à mesure que l’histoire se déroule, finalement assez semblables et surtout taraudés par les même questions existentielles autour de la conception de la vie, en général, mais surtout, en particulier, de l’amour et de la rencontre avec « la » femme.
Finalement, le texte est beaucoup plus freudien qu’il n’y paraît. Freud, lui-même, au fil de sa vie et au long de ses écrits, parlait de l’énigme du féminin : de la « terra incognita ». Il déclara à Marie Bonaparte, ayant eu plus de femmes sur son divan comme patientes, que demeurait pour lui la question : « que veut la femme » ?[6]. Il s’irritait de l’insuffisance de son savoir sur ce qu’il appelait le « continent noir » : ce que lui reprocheront vertement certaines psychanalystes femmes. « Depuis des siècles les hommes ont combattu leurs craintes obscures des pouvoirs secrets de la femme, en environnant de mystère le sexe tout entier [7]» . Là est, me semble-t-il et pour rester dans l’idée de la pièce, l’énigme à laquelle sont confrontés, mais de façon différente, l’un et l’autre personnage.
Mais revenons précisément à eux.
Le premier est Abel Znorko, prix Nobel de littérature. Il vit seul et retiré à Rösvannöy une île située dans la mer de Norvège. Nous sommes précisément à l’heure du crépuscule où le jour boréal, qui a duré six mois, cède la place à la nuit d’hiver. Il y a donc une forte variation…climatique cette fois mais en même temps plus de variations journalières ! C’est presqu’un temps suspendu.
Nous sommes dans le bureau vide d’Abel Znorko . On y entend l’œuvre la plus célèbre d’Edward Elgar « Les Variations Enigma » dont le dramaturge s’inspire pour baptiser sa pièce « Variations énigmatiques ». On pourrait risquer que c’est le troisième personnage de la pièce : j’y reviendrais.
On comprend très vite que le personnage de Znorko est un être bourru, sauvage, arrogant, suffisant presque misanthrope puisqu’il va accueillir son visiteur par deux coups de feu tirés, sur lui, à la carabine oubliant qu’il a accepté de le rencontrer. Il récidivera à trois reprises.
Celui sur lequel Abel Znorko a tiré se nomme Érik Larsen, entre 30 et 40 ans, qui se présente comme journaliste à la Gazette de Novobrovsnik. Il vient interviewer le célèbre écrivain sur son dernier ouvrage « L’amour inavoué » qui est fort apprécié par le public et la critique. Il s’agit d’une correspondance amoureuse entre un homme et une femme, passionnément épris l’un de l’autre. L’homme subitement décide de mettre un terme à leur relation, exige une séparation de corps, mais consent à garder le lien épistolaire. La femme accepte. Sans raison apparente, cette dernière, au bout de quinze ans, interrompt brusquement la correspondance. Elle garde ou retourne alors à son mystère. Il continuera, seul, à écrire. Le livre est le récit de cette correspondance…fictive, romanesque…
Cette séquence importante est particulièrement révélatrice du type de lien qui s’établit entre deux protagonistes : homme-femme d’abord, deux hommes ensuite. Il s’agit d’un lien pervers où la sexualité est secondaire : on peut s’en priver. Ce qui compte en réalité c’est le pouvoir qu’on prend sur l’autre. Znorko anticipe une possible rupture ou un affadissement de la relation et, plutôt que de la subir passivement, il la provoque donc se donne l’illusion de la maîtriser. Pour y parvenir, il l’impose. C’est ce même combat pour le pouvoir cette fois entre les deux hommes qui donne à la pièce son rythme et sa densité.
Il faut préciser incidemment que, comme souvent, on montre involontairement ce que l’on veut cacher : ici sa sensibilité et sa dépendance à cette correspondante. L’auteur Abel Znorko a plutôt comme terrain de prédilection le roman philosophique aux tirades et aux envolées très intellectuelles : ce livre est donc, pour le public, une grande surprise. Pour la première fois l’auteur semble y dévoiler quelque chose de lui de plus intime et de plus sensible. Le livre est toutefois, malgré la surprise, un grand succès.
Entre le coup de feu initial, les questions intrusives « Aimez-vous mes livres », la déformation du nom du journaliste – Larsen devient Larden – et la dénégation : « je ne vois pas pour quelles raisons je me serais laissé envahir par un journaliste » alors qu’il a accepté l’interview…la déstabilisation et la manipulation ouvertes conduisent à établir une hiérarchie puis un combat entre le grand homme et le petit plumitif dont l’issue, apparemment prévisible, reste au fond improbable.
Car comme dans toute relation entre deux protagonistes teintée de perversion et d’enjeux de pouvoir: les choses peuvent s’inverser. La pièce sera ce lent mais inexorable et cruel renversement. Mais cette descente douloureuse vaut pour les deux personnages dans des modalités différentes. Il les conduit finalement à assumer la souffrance de ce qu’ils ont vécu au détriment de fanfaronnades narcissiques grossièrement défensives pour l’un et de procrastinations discrètement mélancoliques pour l’autre.
Erik Larsen va déjouer les processus de défense bétonné de l’écrivain – Eva Larmor le personnage du livre n’existe pas c’est une fiction – et progressivement il va affronter Znorko pour qu’il lui révèle le nom de la femme – H.M – auquel le livre est dédié. Abel Znorko, enfin touchant et assumant la souffrance née d’une situation qui lui échappe, lui demandera timidement de porter une lettre à cette mystérieuse femme jusqu’à ce qu’Éric Larsen lui révèle que c’était sa femme. Et de lui rendre les lettres reçues en lui assénant brutalement la nouvelle de sa mort d’un cancer et la découverte dans le secrétaire de sa femme de leur correspondance.
Mais tout pervers tombe quelque fois sur plus pervers que lui. Zornko découvre, ahuri, que le jour même de son mariage, Hélène Metternach lui écrit en cachant son mariage : » Mon amour j’ai contemplé l’aube en pensant à toi. Je me disais que nous regardions peut-être ensemble le même soleil, sur la même terre, au même instant du temps et cependant je n’arrivais pas à être heureuse… »
On comprend que, par un juste retournement des choses, si la question de la femme est primordiale pour Zornko, elle est tout aussi cruciale pour Larsen qui découvre, au travers de son rapport personnel à sa propre femme, la violence de l’énigme féminine ressentie par Freud.
Il se créé donc une fraternité entre ces deux hommes qui ont été l’un et l’autre – mais différemment – manipulés et confrontés au mystère du psychisme féminin. À l’énigme de la « terra incognita ».
La musique d’Elgar et son sens dans la pièce
La musique d’Edward Elgar, les « Variations Énigma », traversent, comme une ombre portée, l’œuvre d’Éric-Emmanuel Schmitt. Au point d’être, en quelque sorte, le troisième personnage de la pièce ou, plus précisément, la matérialisation de l’absente à laquelle l’œuvre est directement reliée qui unit aussi les deux hommes qui en sont, l’un et l’autre, les destinataires sous la forme d’un disque offert après la première rencontre.
Précisons rapidement qui est l’auteur des Variations Enigma : il s’agit d’Edward Elgar, compositeur atypique, qui va participer à la renaissance de la musique anglaise.
Né catholique dans un milieu anglican, musicien autodidacte dans un milieu dominé par les compositeurs universitaires : il peine à trouver sa voix et s’imposer. Elgar épousera l’un de ses élèves qui rompt avec ses parents opposés à ce mariage. Jusqu’à sa mort, Alice sera le manager, la secrétaire d’Elgar en même temps qu’elle s’avère être un critique musical perspicace.
Elgar n‘est connu que localement et se dit » en 1899 « écœuré par la musique ». Il n’acquiert une grande notoriété qu’à 42 ans grâce aux « Variations Enigma » et récidive, entre autres, entre 1901 et 1930 avec les cinq marches « Pump and circumstances » dont la première, la plus connue, devient presqu’un hymne national dans les cérémonies officielles. Il est anobli en 1904 et en 1924 accède au prestigieux Master of the King’s Music.
Rentrant chez lui, il siffle régulièrement un air anodin « Oh ce n’est rien dit-il à sa femme mais on pourrait en faire quelque chose » Ce sera le thème de départ secret de ses Variations. Œuvre symphonique, comportant un thème et quatorze variations composées entre 1898 et 1899 : chacune est le portrait musical d’un personnage de son entourage.
Le mot Énigma, dans le titre, fait référence à ce thème caché qui est présent tout au long de l’œuvre mais qui n’est jamais joué tel quel. Doit-on y voir la part secrète métaphorique que comporte tout individu, celle à laquelle on accède jamais ? Le secret du geste créateur ? Ou est-ce la concrétisation d’un lien voulu unique et privilégié reliant deux individus à l’exclusion de tous autres comme cela a été le cas pour Elgar et Alice qui, par ailleurs, était à la fois sa femme, sa secrétaire-critique et son manager.
Trois femmes dans la même femme !
Thème que l’on retrouve dans la question formulée par le personnage principal, Hoffmann, dans le prologue des Contes du même nom en 1879 lorsque qu’il parle de la cantatrice Stella avec laquelle il vit une aventure passionnée :
« Trois femmes dans la même femme.
Trois âmes dans un même âme !
Artiste, jeune fille, et courtisane »
Jusqu’à ce jour, personne n’a identifié le thème qui a servi à Edward Elgar pour ses variations. Seule, Alice pourrait, semble-t-il, résoudre l’énigme…qu’elle a emporté dans sa tombe !
Mais revenons à la pièce pour y déceler la manière dont la musique y prend place comme métaphore de la femme.
Vers la fin de la pièce, on a compris qu’Éva Larmor est un nom fictif créé pour les besoins du roman. On apprend l’identité de la véritable femme : c’est Hélène Metternach – la femme mystérieuse – qui a offert ce disque à Abel Znorko après qu’ils eurent échangé les premiers mots d’amour. En souriant, elle poursuit : « Nous nous adressons des mots d’amour mais qui sommes-nous ? À qui dis-tu : je t’aime ? On ne sait pas qui on aime. On ne le saura jamais. Je t’offre cette musique pour que tu y réfléchisses ».
Nous apprendrons peu après qu’elle a aussi initié, de la même manière et dans des dialogues strictement analogues, son mari Érik Larsen à cette œuvre lors de leur première rencontre.
Ce qui permet à Érik Larsen de dire que cette mélodie cachée force à rêver et devient énigmatique. « Les femmes dit-il, sont ces mélodies que l’on rêve et que l’on n’entend pas »
Les Variations Enigma sont donc une métaphore de la femme, de la gestation puis de l’enfantement puisqu’avec un thème on fait 14 Variations ?
Il serait utile de savoir de quelle femme parle-t-on ? Il y a, finalement, deux « Hélène » comme il y a deux musiques dans le contrepoint : cette technique de composition qui consiste à développer au moins deux lignes mélodiques.
Ou bien les variations sont une métaphore de l’incapacité à être sûr, du doute existentiel qui habite chaque individu puisque, dans cette musique, on ne sait jamais vraiment ce que l’on entend : l’air secret ou la musique qui en résulte !
Ou bien les variations symbolisent la voix de la femme certes mais, en contrepoint[8], celle de la mère dont l’enfant garde éternellement le souvenir parce qu’elle symbolise, dans les meilleurs des cas[9], la fiction d’une relation pérenne, fiable et éternellement heureuse. Les citations vont en ce sens : « je l’écoutais comme un enfant sa mère » (Znorko) auquel Larsen répond de façon projective[10] «Il y avait une insouciance d’enfant dans votre amour ». « J’avais 5 ans, 10 ans, 15 ans quand j’étais avec Hélène Metternach (Znorko). »
Après la prise de distance établie avec tact et progressivité par la mère, il restera la nostalgie durable du souvenir et de la jouissance qu’elle procurait un peu à la manière d’un spectateur écoutant un concert ou suivant un opéra calé dans un fauteuil qui le maintient comme les bras de la mère. C’est presqu’un lien hypnotique : « Vous n’entendez pas ? J’ai l’impression qu’elle est là entre nous deux« . Pour la première fois, Hélène Metternach devient l’équivalent de l’épée qui sépare Tristan d’Yseult, épée qui empêche la fusion des corps et des âmes[11].
Serait-ce finalement de cette empreinte maternelle que sont marqués la pérennité et l’ambivalence des douleurs liées aux rapports homme/femme.
Abel Znorko a anticipé la rupture pour la revivre et la maîtriser enfin. Donc tenter de s’en débarrasser.
Érik Larsen l’a découvert récemment et la vit pleinement et, on le voit, douloureusement, mélancoliquement.
3°- Troisième piste : l’opéra de Patrick Burgan
Patrick Burgan est un compositeur français né en 1960 à Grenoble. Il est agrégé de musicologie et entre au CNSMDP. Il y intègre la classe de Gérard Pisey. Il a été plusieurs fois lauréat de l’Institut de France et sera pensionnaire de la Casa Velasquez de Madrid de 1992 à 1994. Il obtient de nombreuses récompenses et, en 2008, le Grand Prix Sacem de la Musique Symphonique.
L’œuvre de P.Burgan est importante : des pièces orchestrales, de la musique de chambre, de la musique vocale, des chœurs[12] dont vous retrouverez un exemple dans la dernière partie de l’œuvre au moment précisément où le secret est levé sur l’identité de cette voix mystérieuse.
Dans une interview, Patrick Burgan se situe par rapport à la dénomination « musique contemporaine » dont le seul nom suffit à faire fuir les auditeurs en raison des excès de certains compositeurs qui semblaient mettre un point d’honneur à ne pas produire de musique mélodieuse.
Différents courants apparaissent après la fin de la Seconde Guerre mondiale et certains, très déconstructeurs, sont peut-être la trace du chaos et des bruits stridents des bombes, des sirènes et des avions piquant sur leurs cibles. : une musique peu mélodieuse, disruptive et, par certains côtés, violente. A ce titre et en ayant l’esprit large : la musique répétitive des « Français parlent au Français » peut être vue comme une esquisse proche de la musique sérielle !
A partir des années 50, le diktat de la tonalité est contesté : les mélodies ne sont plus soumises aux lois harmoniques. Il faut donc se démarquer des systèmes classiques et de nombreux courants promeuvent une nouvelle manière d’écrire la musique et de composer une œuvre qui n’est plus seulement appuyée sur une combinatoire de notes mais peut inclure des bruits, des collages, des rythmes et des timbres nouveaux.
Dans le même interview, Patrick Burgan dénonce le côté élitiste de la musique contemporaine – le système tonal a été jeté aux oubliettes – et il prône que les idées nouvelles « doivent se fondre dans la tradition ». Ce que l’on constatera à l’écoute de la partition.
Je vous propose d’entendre un extrait d’une œuvre qui date de 2001 intitulée Le Lac sur un poème de Lamartine. Elle est interprétée par Maryline Fallot, soprano. J’ai choisi cette œuvre pour débuter car cela rejoint le commentaire de Lionel Esparza qui, recevant Patrick Burgan sur France Musique pour un de ses Portraits contemporains, explique avec l’assentiment du compositeur que ce qui est moteur pour lui de la composition sonore et musicale est, avant toute chose, le texte.
Cela permet de faire le lien avec la note d’intention de l’opéra Énigma que le compositeur a transmise. Il y explique que c’est d’abord le potentiel sonore de la pièce d’Éric-Emmanuel Schmitt « Variations énigmatiques » qui l’a impressionné.
De fait, les coups de feu qui émaillent régulièrement le déroulement de la pièce, le rythme des échanges non dénués de violence entre les deux personnages, les dialogues vifs, secs, tendus la plupart du temps et beaucoup plus cotonneux et apaisés à la fin lorsque les deux personnages vont comprendre et surtout admettre la similitude de leur expérience vis-à-vis d’Hélène Metternach. Ils sont presqu’aussi une forme d’écriture musicale proche du « parlé/chanté » qui, lui-même, est entouré de l’orchestration qui ponctue en plages musicales la dimension émotionnelle que le discours suggère .
Observons qu’il s’agit donc d’une musique descriptive et expressive qui accompagne de façon congruente le texte et ses effets comme lorsque que Larsen laisse tomber « c’est ma femme » puis « Parce qu’elle est morte » où à chaque fois l’orchestre[13]laisse un temps de respiration – presqu’un silence – établissant une sorte de communauté émotionnelle entre ce que vivaient – sur scène – les personnages et à leur niveau – dans la salle – les spectateurs. Si l’on en juge par la qualité du silence qui enveloppait la salle, il n’est pas exagéré de dire que la puissance expressive – liée au texte – doublée de la force émotionnelle – liée aux situations décrites et vécues par les personnages – constituaient, avec le public, une « aire de jeu commune » entre la salle et le plateau[14] qui n’est pas sans rappeler les travaux de D. Winnicott. D’une certaine façon, comme le précise Patrick Burgan dans ce même interview,[15] « il doit y avoir un envoutement sonore des mots et de la musique ». En caricaturant un peu, il faut que les spectateurs soient dans la pièce !
Il faut rajouter que le choix vocal des deux ténors – donc de deux tessitures analogues – renforce, à juste titre l’idée de l’identité des deux personnages – Abel Znorko et Érik Larsen – qui, identiques sur la forme – la tessiture – sont différents dans le vécu de leur expérience.
A la presque fin de l’œuvre, ils ne forment presque plus qu’un corps face à une Hélène Metternach qui est symbolisée presqu’anonymement, au cours de l’opéra par la citation de la musique énigmatique d’Elgar du thème et andante qui précède la Variation 1. (cliquer)
que l’on retrouve allusivement dans la variation 9
Elle sera relayée dans le seconde partie de l’opéra par un chœur féminin invisible et sans texte – donc énigmatique – qui dit l’auteur « hante la nappe sonore jusqu’à la fin de l’ouvrage ».
Patrick Burgan, a aussi écrit 4 opéras dont le plus récent est Peter Pan ou la véritable histoire de Wendy Moira Angela Darling. Le synopsis, où Wendy, grand-mère, raconte son histoire à sa petite fille Lucy et la mort prématurée d’un frère -Peter – trace l’impossibilité dans laquelle le héros – devenu Peter Pan – est dans l’impossibilité de grandir c’est-à-dire de se séparer de sa mère. D’ailleurs n’oublions pas que ce détail n’a pas échappé à Walt Disney puisqu’à un moment donné Peter Pan appelle Wendy Maman et s’endort comme les garçons perdus au son de sa voix. (cliquer)
3° – En guise de conclusion
On ne peut réfuter à l’opéra de Patrick Burgan la dimension contemporaine de son écriture.
Mais cette dernière ne s’égare pas dans des principes de composition dictés par une doxa esthétique qui, à terme, bride la liberté créatrice du compositeur. Celui-ci tisse, semble-t-il subtilement, autour du texte qu’il choisit et reste primordial, la toile d’une musique à la fois d’une grande force descriptive par ses ponctuations qui renforcent le texte et par le flux émotionnel presque constant qui submerge les spectateurs.
Il s’agit non plus d’assister passivement mais de partager émotionnellement et intellectuellement la souffrance de ces deux êtres qui vivent l’épreuve primordiale. Celle, tardive pour eux, de se séparer de la mère dont on voit au travers du vécu différent d’Abel Znorko ou d’Érik Larsen qu’elle est toujours, cette épreuve, douloureuse, originale mais salutaire.
Chacun d’eux peut, enfin, reprendre son propre parcours après avoir traversé ce qui, au fond, relie les humains : être soi.
[1] Il s’agit de l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole situé Place de la Comédie à Metz. On peut se documenter en consultant le livre, écrit par Georges Masson, critique musical au Républicain Lorrain, édité par le Cercle Lyrique de Metz à l’occasion du 250ème anniversaire de cette salle.
[2] On se souviendra, entre autres, pour mémoire : « Nous sommes éternels » de P.Bartholomé en 2018, « Le jour des meurtres » de P. THilloy en 2011, « Caravaggio » de S.Giraud en 2012…
[3] Document interne repris dans le programme de salle de l’Opéra.
[4] Interprété par Alain Delon
[5] Interprété par Francis Huster.
[6] Cité par Ernest Jones le biographe de Freud dans un échange avec Marie Bonaparte.
[7] Extrait de la biographie de P.Gay « Freud, une vie » parue chez Hachette en 1991.
[8] Pour rester dans la métaphore musicale
[9] C’est-à-dire lorsque la relation mère enfant est « suffisamment bonne » pour reprendre le terme du psychanalyste anglais D.W. Winnicott
[10] C’est-à-dire qu’il attribue à Znorko un vécu qui est en fait le sien
[11] Ce n’est évidemment pas un hasard si certaines cantatrices sont l’objet d’un culte idolâtre que certaines ont eu un grand génie à faire perdurer. Ce sont des figures de mères d’une générosité idéale.
[12] Principalement féminins comme dans Énigma
[13] Il s’agit de l’Orchestre National de Metz-Grand Est dont la direction musicale est placée sous la baguette de David Reiland. Dans cette production opératique l’orchestre était dirigé de façon remarquable de précision et de sensibilité par Daniel Kawka.
[14] Cette proposition- qui mériterait de longs développements- recoupe les travaux du psychanalyste anglais D.W.Winnicott qui a toujours soutenu un parallèle entre l’espace du jeu et l’espace thérapeutique puisque pour lui « la psychothérapie, c’est deux personnes qui jouent ensembles » On pourrait de ce fait voir la confrontation entre Abel Znorko et Éric Larsen sous cet angle.
[15] Sur le site Facebook de l’Opéra Théâtre de l’Eurometropole
Illustration de l’article: photo © Luc Bertau – Opéra-Théâtre Eurométropole de Metz
Vous souhaitez réagir à cet article…
Voire nous proposer des sujets et des textes pour publication dans WUKALI…
N’hésitez pas !
Contact: redaction@wukali.com