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La Médée de Cherubini du Metropolitan Opera de New-York et la Salomé de Richard Strauss à l’Opéra de Paris

par Andréas Rey

Tout le monde ne se rend pas facilement à l’Opéra de Paris, et encore moins au Metropolitan Opera de New-York. Tout le monde n’aime déjà pas hélas l’art lyrique. La retransmission d’opéras semble donc une bonne idée pour remédier à cela. Utilisant les salles obscures comme pour un autre film, elle offre des chanteurs et des chefs d’orchestre de grande qualité aux lyricophiles et aux néophytes du monde entier. James Livine, Joyce Di Donata, Jonas Kaufman ou encore Diana Damrau ont ainsi pu être admirés sur les écrans du monde entier. Quelques-uns reprochent cependant à cet alliage une confusion ne rendant justice ni à l’un ni à l’autre art. Bien que l’opéra et le cinéma soient des expériences directes, que tout récit ne transmet qu’imparfaitement, leurs médias les séparent. Quand le film permet de revoir son oeuvre à l’identique, rien ne garantit une qualité similaire à chaque représentation. L’opéra est un art vivant, le cinéma est un art fixe. Il serait tout de même dommage de se priver. Et en un temps où l’un et l’autre remplissent difficilement leurs salles, leurs entre-aide n’est pas si bête. Le Metropolitan Opera et l’Opéra Bastille retransmettent ainsi depuis plus de vingt ans leurs représentations. 

Le hasard voulut, que leurs productions, du 22 octobre pour le Metropolitan Opera et le 27 octobre pour l’opéra Bastille, traitent de la folie ; le Metropolitan Opera avec Médée de Cherubini et l’Opéra Bastille avec Salomé de Richard Strauss

Le Metropolitan Opera garda une mise en scène classique, en respectant le libretto. De grands huis en viel or scindent le plateau, situant le drame aux portes du palais de Corinthe. Derrière eux, la vie sociale, reflétée par un grand miroir à 45 degrés donnant en fond de scène le tableau néo-classique de l’intérieur du palais. Devant eux, la solitude de Médée, simplement visitée de sa servante, de Créon et de Jason à l’occasion. 

Médée Metropolitan Opera Salomé Opéra Bastille
Médée. Metropolitan Opera 2022.
©Marty Sohl/The Metropolitan Opera

Bien que Créon et Jason affirmèrent une justice immaculée, leurs vêtements étaient tachés, quand la tenue de Médée qui s’appuyait sur son amour et son mariage avec Jason, était sans tache. Seules ses grosses bagues et ses bracelets en toile hirsutes aussi noires que son casaquin, montraient son origine inhumaine. Doey Lèthi, le maitre costumier et David McVicar qui, outre la mise en scène, dessina le plateau, mirent ainsi en symétrie inversée les Corinthiens, incarnés par Créon, et Médée. Le fard de Médée ruisselait noir sur ses joues, celui des Corinthiens, vert ou rouge, restaient autour des yeux. Les costumes des Corinthiens indiquaient un faste style empire, celui de Médée restait simple. Le palais était luxueusement meublé, son seuil uniquement pourvu des coffres de l’ostracisée. On regrettera au passage, que les Argonautes, l’élite des héros grecs, soient une bande de pirates lors des noces de Jason et de Glauce, sa seconde épouse. 

Olécio partenaire de Wukali

Les femmes portent l’action dans cet opéra, et surtout Médée, les hommes la retenant comme Créon ou la recevant comme Jason. Est-ce pour cela, que Matthew Polenzani en Jason et Michele Pertusi en Créon convainquaient moins que les cantatrices ? Jani Brugger d’abord retient l’attention avec son soprano clair et franc, traduisant bien la jeune lucidité de Glauce. Ekaterina Gubanova en Neiris montrait ensuite avec son mezzo-soprano fluide et fort comme une coulée de bronze la pitié et l’effroi de la servante pour sa maitresse. Ses airs comptaient parmi les grands moments de la soirée. 

Mais celle dont on gardera le plus éclatant souvenir restera Sondra Radvanovsky. Il fallut une Callas pour raviver l’oeuvre, et il faut une cantatrice de sa trempe pour tenir son rôle-titre depuis. Descendant aussi loin dans les graves que montant haut dans les aigues, ses cordes vocales doivent résister à des écarts vertigineux. S’ajoute à cela une présence constante, l’opéra reposant sur elle, l’interprète doit donc être autant une actrice qu’une cantatrice de premier ordre.

Qualités, que Sondra Radvanovsky incarnait avec force et métier. Sa voix vrillait même au premier acte, laissant ainsi entendre la furie sous-jacente de Médée. A la performance vocale correspondait un jeu outré, tout à fait saillant au rôle. Elle commença par supplier Jason à plat ventre avant de se redresser au fur et à mesure que sa vengeance lui rendait sa dignité. Elle fera face à un Jason effondré des meurtres de leurs enfants et de sa seconde épouse. Sa vengeance réduisit Corinthe en cendres. De noires fumées balayaient le fond de la scène. Médée, couchée d’abord comme en un lit au milieu d’elles, dansa ensuite avec le diadème et la robe assassins de Glauce. Elle dansa par la suite avec le poignard infanticide devant le temple en feux. 

La scène au cours de laquelle Médée essaya sans y parvenir de rompre avec son amour maternelle témoigna du métier de Sondra Radvanovsky. Ce fut certes un récitatif sec, mais justement il fallut alors que sa voix et son jeu gardent leurs forces sans l’exagération du chant afin de ne pas rompre avec l’intensité dramatique, comme la Callas savait le faire en son temps. La mort de Glauce, durant laquelle la jeune femme rampait en sang sur le lit nuptial à côté du cadavre ensanglanté de Créon, comme la scène finale au cours de laquelle Médée entra dans le brasier du temple pour se coucher entre les dépouilles de ses enfants, marquèrent la fin de la soirée. 

L’orchestre de Carlo Rizzi durant ses trois actes était brillant, précis et clair dans son préromantisme. Soulignant les émotions des personnages avec l’orchestre, il ajoutait aux charmes de l’opéra. 

Il n’y eut heureusement qu’une seul entre acte avec son lot d’interventions et de présentations, ce qui n’est hélas pas toujours le cas. Une très bonne soirée donc. 

L’évolution de l’opéra est visible entre Médée et Salomé. Médée tient par son rôle-titre, les autres personnages n’étant pas aussi développés qu’elle. Salomé est aussi ouvragée que les autres personnages principaux. Et si Médée et Salomé sont des figures centrales, Médée est une force centrifuge, Salomé est une force centripète. Médée tient de la catharsis grecque, gardant Euripide dans sa constitution. Salomé garde le scandale de la Salomé d’Oscar Wilde dans la sienne, oblitérant le nouveau testament. Freud se reconnait chez Salomé, Aristote chez Médée. En un mot, Médée est une pierre du temple, Salomé est celle qui en brise les vitraux. 

La metteur en scène Lydia Steier plaça Salomé entre les murs noirs d’un bunker, coupant ainsi les repères spatio-temporels du spectateur. L’hétéroclite vestimentaire de la cour y contribua également. Comme sortis du premier Mad Max, le tétrarque était vêtu d’une chemise saharienne noire, d’un élégant pantalon noir et d’une cape en lambeau rouge, et Hérodias, était vêtue d’une robe en broderie noire ouverte sur des faux seins percés, et ses jambes en résille. La déconcertion grandit encore en voyant des soldats forcer des figurants, vêtus d’un ruban rouge noué aux hanches comme pour des cadeaux, monter sur un escalier à gauche pour le réduit surélevé de la cour et transporter puis jeter des cadavres dans une fosse à droite. Certains d’entre eux portaient des combinaisons renforcées noires digne de Robocop, d’autres des tenues antiradiations jaunes. Le choix de la metteur en scène et de son équipe, le décorateur Momme Hinrichs et de son costumier Andy Besuch était donc de situer le drame dans une dystopie post atomique. 

Solomé descendit l’escalier en fumant, chaussée de grosses tatanes noires, d’une sorte de tablier blanc usé couvrant ses formes, et coiffée de longs cheveux noirs contrastant avec son teint d’un blanc cadavérique. Elle transgressa d’emblée l’interdit du tétrarque en demandant aux gardes de voir le prophète Iokanaan, dont le chant vindicatif flottait dans l’air. Elle provoqua les gardes et surtout l’un d’eux, Narraboth, qui n’aurait cessé, selon un page, de l’admirer. La raison pour laquelle cette nymphette sans attrait charma ce jeune homme et son beau-père, échappa au spectateur. Sa séduction tient d’ailleurs plus de l’effroi que du charme, tant elle ressembait mieux à une sorcière qu’à une adolescente. Le malheureux sortit donc la cage du prophète de terre pour lui plaire.

Iokanaan était décrit comme ayant une peau d’une blancheur et une chevelue d’une noirceur extrême. Herodias insista dans bientôt sur la peur qu’il inspirait au tétrarque. Il était sale, blessé et avec des dreadlocks brunes. Les gardes et Salomé lui infligèrent d’ailleurs des chocs électriques avec un bâton. Iokanaan vitupère violement contre Babylone et Salomé, qui l’incarnait à ses yeux, annonçait avec feux la venue du Christ et surtout interdit vigoureusement à Salomé de l’approcher. Cela n’empêchait pas l’effrontée de le toucher et de serrer ses dreadlocks dans ses poings comme pour les manger, ni lui d’ailleurs de tendre amoureusement vers elle. Malheureusement pour la metteur en scène, l’opéra ordonne ici comme ailleurs autre chose que ce qu’elle y mit. Les séductions de Salomé devant rester lettres mortes, Iokanaan retourna sous terre. Jusque-là, la restitution sonore souffrait du recouvrement de l’orchestre sur les voix. Les chanteurs, et notamment Elza van den Heever en Salomé, poussèrent leurs cordes vocales jusqu’au cri, au détriment de la musique. 

Arrivèrent Hérode, Herodias et la Cour sur une estrade découverte par l’ouverture du fond de scène. Incarné par un John Daszak à la voix étouffée, la bedaine sortant du pantalon et d’une coiffe à plume, le tétrarque n’en imposa guère. Dommage pour un rôle aussi important. Dommage pour le drame. Dommage surtout pour le spectateur. Pendant qu’il demandait de vérifier la nature de Iokananaan aux savants hébreux, permettant ainsi d’entendre leur choeur en chamaille en sentant comme chez Oscar Wilde, les vents des ailes de l’ange de mort, Karita Mattila en Hérodias s’amusait comme une folle à draguer un garde, sniffer de la coke et se faire courtiser. Et pourquoi ne se serait-elle pas amusée d’ailleurs ? Son mari, John Daszak lui tirait bien les cheveux. Retournant néanmoins à la fête, le tétrarque demanda à sa belle-fille de se joindre à elle. La chipie refusa. Il lui proposa alors de danser, en échange de ce qu’elle voulait. Il le jura. 

Elle accepta, se dressa immobile sur la cage de Iokanaan et laissa beau-père la tripoter. Il lui saisit les seins, le vagin et lui fit un cunnilingus. Elle le baisa ensuite, avant de laisser toute la Cour la prendre simultanément. C’était donc ça, la danse des sept voiles. Où étaient les voiles ? Où était la danse ? Et surtout à quoi bon ? Le lien entre danse et sexe a beau exister, personne ne les confond. Enfin, le monarque lui redemanda ce qu’elle voulait. L’impudente voulut la tête du prophète su un plateau d’argent. Choqué, le monarque essaya de lui faire plutôt préférer autre chose, des pierreries, des animaux rares ou même la moitié de son royaume. Rien n’y fit. L’enfant gâtée voulut la tête de Iokanaan sur un plateau d’argent. La promesse était sacrée. 

On la lui livra, dans un sac plastique nonobstant. Le divorce entre l’oeuvre et sa mise en scène était consommé. Salomé était doublée maintenant. L’une d’entre elles, la vrai probablement, rampa face contre terre en gesticulant, l’autre, la rêvée possiblement, rien n’étant explicité, entra dans la cage du prophète, serra sa tête arrimée à ses épaules et ses yeux bien ouverts, et chanta ce qu’elle avait sur le coeur. La cage monta dans les airs. Et le page ayant averti Narraboth contre Salomé tantôt, tira sur le tétrarque ordonnant la mort de Salomé. 

On aura cependant apprécier la brutale lumière projetant de grandes ombres au début et le rectangle lumineux entourant la Salomé rampante et l’éclairage sur Elza van den Heever dans l’obscurité de la scène finale. Comme souvent à la Bastille, le décor, la lumière et les costumes étaient très efficaces. On retrouvait avec eux l’atmosphère carcérale de l’oeuvre, hélas ici au service d’un avilissement général. Fort heureusement aussi, l’orchestre dirigé par Simone Young restait fidèle à l’oeuvre, lui, éclairant d’une lumière sèche l’impressionnant ouvrage fait avec de la stridence, un flot musical serré et une absence d’affection, en bref ce que la tradition lyrique évitait jusqu’à lui. Et les voix d Elza van den Heever avec une souplesse impressionnante, et Lain Paterson avec sa belle souveraineté wagnérienne, rendaient bien l’exigence vocale de Strauss

Hélas, ce qui dominait ici était une désagréable sensation de viol par du mauvais goût. 

La metteur en scène Lydia Steier voulut dénoncer la société capitaliste avec Herode, Herodias et la cour, dixit. Est-ce une raison d’avilir le tétrarque avec un comportement ordurier, lui à qui le libretto donne physiquement le présentiment du drame et la musique tant de couleurs ? Et Herodias en lui donnant une allure de droguée libidineuse, quand le libretto indique que le drame arrive aussi par sa mésentente conjugale ? La transposition d’une élite pécuniaire contemporaine en une aristocratie dystopique aurait effectivement été une bonne idée, si les allusions bibliques du libretto ne la compromettaient pas d’emblée et surtout si elle avait été reconnaissable par un moyen ou un autre. Ce ne sont certainement pas des comportements sexuels vulgaires et prédateurs, dont les faits divers témoignent qu’ils n’appartiennent pas à une classe sociale spécifiques, qui y remédient. 

Elle dit aussi reconnaitre également en Salomé une révolutionnaire. Pourtant Salomé ne veut rien changer dans l’ordre social de son univers. Elle ne s’intéresse déjà pas beaucoup aux autres, comme ses relations à Naraboth et son beau-père le montrent. Elle semble même en tirer profit, vu son accord pour la danse des sept voiles. 

Enfin, elle affirma vouloir donner « un coup de poing » au spectateur. Raison sans doute pour laquelle, le sexe est exhibé si frontalement. Nonobstant à une époque où il a été traité par les sciences, les médias et les arts depuis plus de cinquante ans, une telle exposition ne choque plus tellement. Il y aurait d’ailleurs énormément à dire sur le masochisme implicite de ce « coup de poing ». Sans nécessairement chercher à être brutalisé de la sorte, les mélomanes peuvent néanmoins apprécier une remise en cause de leurs habitudes, s’ils en tirent bénéfices. Mahler en son temps qualifiait déjà d’ « amas de bêtises » les traditions musicales non remises en question par le métier. Chaque représentation de Salomé, opéra traitant de ce que la tradition lyrique effleurait jusqu’à lui, à savoir la sexualité jusque dans ses déviances (pédophilie du tétrarque et thanatophilie de Salomé), la mort, les pulsions et le roman familial freudiens, doit être autant un réveil, qu’un défi et une ouverture d’esprit. Mais est ce une raison pour exagérer ses traits au point de perdre sa force, et de lui faire changer des éléments narratifs, au point de rompre avec le libretto jusqu’à lui donner une autre fin ? 

La Salomé de l’opéra de Helsinki, visible sur le site internet restitue mieux son coup de poing révolutionnaire avec une mise en scène dépouillée pour ceux qui voudront s’y confronter. Il est aussi possible d’écouter la conduite orchestrale à l’os de Simone Young dans cette Salomé là en l’écoutant sur le site de l’émission Samedi à l’opéra de France musique. Sometimes less is more, comme disait Mies von der Rohe. 

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Illustration de l’entête: Médée. ©Marty Sohl/The Metropolitan Opera

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