Entre le Cambodge quitté à la hâte pour fuir les Khmers Rouges et une installation en France vécue avec tristesse et désillusion, Une chance amère, portraits de femmes, le roman d’Alice Dumas Kol publié par les éditions Anne Carrière. A la recherche du passé de ses ancêtres pour mieux les comprendre. A la recherche des traumatismes de ses ancêtres plus exactement, car ce sont avant tout eux qui les ont façonnés. Les ancêtres, oui mais pas tous, quand on est une femme, c’est la lignée maternelle qui importe le plus, et quand on est métisse et que du côté maternel on est issue du Cambodge, des traumatismes, on en trouve beaucoup.
Bien sûr le principal est l’exil, en 1975, exil rapide décidé en quelques minutes quand les Khmers rouges prennent Phnom Penh et l’arrivée en France dans un HLM, alors que l’on faisait partie de la haute bourgeoise cambodgienne. Mais il n’y a pas que celui là.
S’ensuit deux portraits de femmes : Lok Yé, la grand mère qui sent si bon la crème Nivéa et l’eau de rose dont elle se badigeonne la peau. Mariée à 16 ans, comme c’était prévu, avec un homme qu’elle n’aime pas, mère de nombreux enfants, souffrant de rester chez elle pour s’occuper de sa progéniture. Dépressive, elle ne fait que transmettre sa culture, parfois violemment : tout au garçon, quant aux filles, elles doivent apprendre à être des épouses et c’est tout.
Et que c’est difficile quand l’une d’entre elle, la mère d’Alice, se rebelle car elle veut être un garçon. Au moment où elle allait divorcer, il y a la fuite, mais reste au Cambodge le fils aîné, le fils adoré, qui disparaît dans les tourmente de l’histoire. Tout comme ses deux cousines qui habitaient chez eux et qu’elle ont laissées à la maison car elles ne faisaient pas partie de la « liste » des Khmers rouges et qui seront violées et enterrées vivante au nom du célèbre principe : « vous garder en vie ne rapporte rien, vous supprimer ne nous coûte rien ».
Alice ne connaît, petite fille, qu’une personne apathique, regardant des comédies musicales khmères de mauvaise qualité, ce n’est que progressivement, en grandissant qu’elle arrive à percevoir ses blessures et la violence intérieure qui l’habite.
Il en est de même pour sa mère. Elle a adoré, adulé sa fille, lui donnant l’amour tactile qu’elle n’avait jamais eu. Même si elle est marquée par l’exil, elle a su sortir du carcan culturel et social dans lequel on voulait la mettre, pour une vie plus « libre », moins formatée. Mais elle est rongée par les souvenirs de son passé qui finissent par la rattraper.
Toutes les deux portent le poids de la culpabilité d’avoir pu fuir, de ne pas avoir été des victimes comme bien trop de personnes de la famille et de leurs connaissances. Le syndrome de Primo Lévi. L’exil est un traumatisme qui marque de façon indélébile chaque être. Le choc des cultures est d’autant plus violent qu’il s’accompagne d’un déclassement social. De grand bourgeois, le grand-père devient gardien de nuit d’un parking. La famille a perdu ses biens, ses grandes demeures, ses employés de maison, son argent, son rythme de vie et la culture française est bien différente de la cambodgienne.
Mais il y a aussi une troisième femme : Alice, la narratrice. Elle est le réceptacle de ces traumatismes familiaux et veut, souhaite comprendre, ce dont elle est la dépositaire. Le décès de sa mère la plonge dans une sorte de solitude, mais crée aussi un lien de compréhension de celles qui furent ses aïeules, lui fait comprendre leur combat pour que les femmes aient un statut égal à celui des hommes et la force qu’ont toutes les femmes de pouvoir donner la vie, de donner à l’humanité un nouveau maillon porteur du passé de ses ancêtres.
A travers elles, Alice Dumas Kol réfléchit au statut des femmes, à ce que c’est qu’être une femme : « Être femme, c’est dangereux. Toutes les femmes de ma famille maternelle portent en elles cette affirmation. Il y a le danger lié au désir qu’elles suscitent, et le danger de leur propre désir. Un désir qui ne serait pas seulement sexuel, mais une affirmation de soi. L’histoire aurait était différente si ma grand-mère avait pu exister, entièrement, avec curiosité et s’autoriser à prendre des risques, à expérimenter. Mais elle a joué son personnage mélodramatique de femme bafouée, dans une partition écrite pour elle par d’autres ».
Alice Dumas Kol est psychanalyste et seule une psychanalyste pouvait livrer ces vrais portraits de femmes, tourmentées par les traumatismes du déracinement, de l’exil, ces femmes révoltées par la place que la société veut leur imposer alors qu’elles ne veulent que vivre leur vie. L’autrice ne juge pas, surtout pas, elle raconte une page de son histoire qui est de fait l’histoire d’une grande partie de l’humanité depuis la nuit des temps.
Une vraie leçon d’humanisme à l’heure où les exilés deviennent les boucs émissaires de certains qui n’assument pas leurs responsabilités et leur mal être.
Une chance amère
Alice Dumas Kol
éditions Anne Carrière. 17€50
Illustration de l’entête : arrivée des Khmers Rouges dans Phnom Penh avril 1975. photo ©Sipa – Borrel
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