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Trois historiens face à un album « d’Auschwitz »

par Patrick Kopp

Savoir ce qu’on voit. Voir ce qu’on sait. Être son savoir. Oeuvrer face à l’insu

Un album d’Auschwitz, Comment les nazis ont photographié leurs crimes.
Tal Bruttmann, Stefan Hördler, Christoph Kreutmüller. édition du Seuil

Nous sommes des êtres fascinés par le voir, la folie du voir, les arts et techniques photographique et cinématographique nous ont formés, déformés. Ils anticipent ce que nous pensons, croyons, nous représentons… ils construisent nos réseaux sociaux et nos imaginaires, hantent nos rêves. « Ici Selfie », pas si loin dans la mare des cendres des juifs assassinés à Auschwitz, les restes pelliculés de milliers d’humains remontent à la surface, film argentique de nos maux.

Voici un album (Album : « ensemble de tablettes de bois recouvertes d’un enduit de plâtre, dont l’autorité faisait inscrire les mots et les avis dont elle voulait informer le public ». Définition C.N.R.T.L).

Cet album n’aurait jamais dû nous parvenir… 

Il n’aurait jamais dû être commandé, réalisé…

Olécio partenaire de Wukali

Dans la nuit, les nazis avaient le projet d’assassiner les juifs jusque à l’ultime, le vieux et la vieille, le et la jeune, l’adulte, l’enfant, tous jusqu’à l’ultime… sans trace, crime «parfait», crime sans crime même, puisqu’on avait effacé l’humanité même de ceux qui disparaissaient à coup de « mort miséricordieuse » «gnadentod» en L.T.I., langue du troisième Reich, lequel devait durer mille ans et n’aura duré que le temps, comme on sait, de damner tout un peuple, celui des nazis et des assassins, sans toujours punir les coupables…. Et construire l’impardonnable. 

Le projet de l’extermination, c’était d’en finir avec tous les juifs d’Europe, les exterminer, jusqu’au «dernier», d’effacer les traces, la mémoire des traces et de bâtir Germania sur l’oubli des traces dont l’histoire n’aurait pas été écrite… sur les charniers insus et inconnus, inconscients… on aurait été tous dans le triomphe de la force, dans le révisionnisme et le négationnisme, rien ne se serait passé, il n’y aurait pas eu d’extermination, de guerre, comme aujourd’hui de vérité, de réalité, les agresseurs seraient des défenseurs, tout serait dans son envers….

Mais voilà….

Dans la nuit du monde, il y a une réalité, il y a une vérité et ce qu’on donne à voir, pour peu que quelqu’un le déconstruise et l’explique, révèle une réalité… puissante, lumineuse.

Mais voilà, pour les assassiner, il fallait le faire, il fallait inventer, les déplacer, les parquer, les concentrer, les détruire, les gazer, les brûler, les encendrer, les décendrer, les faire disparaître et les oublier…. On se sera arrêté en plein milieu… on a été vu, on a été pris, photographié en plein vol… photographieur photographié….

La découverte d’abord…. Par où commencer ????? Par le vieux désir d’assassiner tous les juifs ? Par la première pierre du premier camp ? Par le premier assassiné ? Par la fin………… l’une des fins. Par le début de la fin. Par celle qui a tenu l’album pour le conserver et le transmettre.

Il était une fois Lili Jacob… non morte.

Page 54 de l’œuvre de nos trois historiens 

« Bilke se trouvait effectivement dans la première zone du plan élaboré par Adolf Eichmann pour recenser, concentrer les juives et les juifs de Hongrie. La mère de Lili Jacob pressentait que manifestement quelque chose de terrible allait s’abattre sur la famille : elle enterra son alliance dans le jardin de la maison. Le 18 ou le 20 avril 1944, la famille fut emmenée par des « soldats hongrois » dans un camp de regroupement installé dans la briqueterie de la ville de Beregszász

Un mois plus tard, le 24 mais 1944, la SS déporta la famille Jacob à Auschwitz-Birkenau. Le convoi arriva au petit matin du 26 mai 1944– et fut photographié à son arrivée par les SS Bernhard Walter et Ernst Hofmann« .

« Plusieurs personnes sont mortes pendant les deux jours de voyage en train (…) au bout de quelques minutes selon ses propres indications, elle avait perdu son père des yeux et avait ensuite été brutalement séparée de sa mère et de ses frères. Tandis que sa famille- ses parents, ses cinq frères, ses grands-parents maternels, quatre tantes et oncles, sept cousins et cousines (on parle déjà de 20 personnes ???) allaient connaître un peu plus tard une mort atroce, les SS envoyèrent directement la jeune femme au Mexique (le secteur BIII)« .

Il vous faudra lire le parcours de Lili jusqu’à sa libération dans le KZ Mittelbau dans le Harz du sud, pour la voir, effondrée, sous-alimentée, allongée, cherchant quelque chose pour se couvrir dans une armoire et lire sa découverte, sous un pyjama d’un album photo, la photo du rabbin de sa ville natale… voir la photo de ses grands-parents… se voir elle-même en photo. Cherchez Lili….. Imaginez-la se voir à ce moment-là, où elle saisit cet album…

l'album de photos d'Auschwitz

Combien de femmes sur cette image ? Comment s’appellent-elles ? D’où viennent-elles et leurs proches ? Combien de mortes ? Enfin, combien de survivantes au moment où Lili les voit ? On voudrait passer parmi elles pour demander, savoir… se souvenir. Trop tard.

Car Lili vient de découvrir un album où elle reconnaît ses grands-parents, ses parents… L’histoire de « l’album d’Auschwitz » commence. Il faut encore l’écrire. Il faut le décrypter.

Quelque chose n’a pas « bien fonctionné » dans la machine nazie, et l’activité humaine se fait jour, avec ses culpabilités… ses victimes… ses bourreaux, ses cendres et ses images. 

Deux SS Bernard Walter, Ersnt Hofman, le service anthropométrique d’Auschwitz… des Leicas, de la pellicule (AGFA) un camp immense récemment encore abouti… et une copie d’un de ces albums de commande.

Cet album n’était pas seul, il était accompagné d’un texte aujourd’hui disparu et d’un film, à la gloire démesurée de Rüdolf Höss

Ah le bel été photographié, mai-août 1944….

Il s’agit donc d’un album intitulé « Umsiedlung der Juden aus Ungarn » « réimplantation des juifs de Hongrie » ce qui signifie si on veut bien traduire en vérité, arrestation (de tous ceux qui n’ont pas déjà été assassinés), déportation, concentration et assassinat jusqu’au dernier des juifs de Hongrie.

Et commence l’histoire de « l’album d’Auschwitz« …. De parutions en apparitions aux procès d’après-guerre… voir, donner à voir, montrer… prouver ? Non, car ce que montre l’album est peu par rapport à ce qu’il faut mettre en perspective, pour comprendre une petite partie de ce qu’on voit et la totalité de ce qu’on ne voit pas. 

Ce qu’on ne voit pas. Le cadre d’Auschwitz et Treblinka dans les parties construites pour la destruction, l’assassinat systématique des juifs de Hongrie, du 14 mai au 9 juillet 1944, entre 434 000 et 437 000 déportés (puis-je vraiment réaliser ce nombre ?). On estime le nombre des juifs assassinés entre 325 000 et 349 000. Quatre convois de 3000 personnes en moyenne par jour. Commence un immense système de transport, de « tri », de gazage, d’incinération. Après l’assassinat de masse des Hongrois l’assassinat continue, les 65 000 juifs de Litzmannstadt, et les tziganes d’Auschwitz notamment et ceux des juifs qui constituent les sonderkommando. Alors que montre le fameux album, où l’on voit tant de juives et juifs, de SS, d’employés et de gens ? C’est bien ce qu’il reste à expliquer. 195 ou 196 photographies différentes et des pages documentaires supplémentaires. 15 copies de l’album. Cet album sans doute un exemplaire privé du photographe Bernhard Walter. En commandant cet album les supérieurs SS voulaient savoir comment se passait « le traitement spécial » des juifs de Hongrie, leur « réimplantation ». Le commandant du camp Rudolf Höss voulait mettre en image la fluidité de son fonctionnement.  En regardant cet album nous croyons y voir la déportation et la shoah elle-même et ce désir de voir en partie nous empêche de voir et surtout de comprendre ce que nous avons sous les yeux et qui ne peut apparaître que par une minutieuse analyse historique qui n’est pas encore finie. (Les auteurs historiens montrent en effet qu’on peut par exemple tirer beaucoup d’informations des vêtements religieux des déportés). 

72 pages de présentations méticuleuses, une introduction, l’explication du projet des historiens. La genèse et l’histoire de l’album. Auschwitz, le « programme Hongrie« . Les déportations. La détentrice, les photographes et l’album. Précieuses mises en perspective d’un album dont Serge Klarsfeld, historien, avocat et institution, préfacier, a contribué à la remise à Yad Vashem à la condition exclusive qu’il n’y aurait jamais de copyright sur ces images de juifs qui allaient être assassinés.

Puis de la page 73 à 131 l’album lui-même, reproduit. Un document.

Le problème le voici. Dans sa lumineuse vérité historique et son apparente réalité photographique.

Que voyons-nous ? Que nous est-il donné à voir ? Qu’est-ce que (qui ?) les SS ont photographié et dans quel but interne ? Et qu’est-ce qui, leur échappant, nous est donné à comprendre au-delà du voir ?

La « contribution à l’analyse des photos de l’album de Lili Jacob » répond à ces questions de la page 134 à la page 274.

Nous sommes au cœur de la patiente explication qui permet de commencer à saisir un peu ce que nous voyons dans cet album. Parmi toute cette richesse explicative, minutieuse et scientifique, on peut déjà commencer par dire que nous voyons ici une exception. Pour les besoins de la prise de vue, les processus que l’album montrent ont lieu de jour, tandis que la grande majorité des convois, des transports et des exécutions ont eu lieu dans une nuit que la littérature concentrationnaire a bien décrit. Puis on peut s’apercevoir qu’il est probable qu’il s’agit de la prise de vue de plusieurs différents convois à des moments différents, parmi lesquels une première « sélection » un convoi en provenance d’Ungvar, un second en provenance de Beregszasz, un troisième de Tecso, avec les « tris » ou « sélections » de juifs selon les besoins du camp et l’estimation des SS. On peut enfin s’interroger et répondre sur ce que les SS ont donné à voir des processus « fluides » et « organisés » pour rendre efficace une opération d’assassinat de masse qui n’apparaît qu’à la lisière de toute cette manifestation et qui pourtant est le centre, le trou noir de toute cette activité.

C’est là que le langage et l’enquête historienne déplie patiemment image après image les nœuds référentiels de chacune, les gestes, les attitudes, les regards, les déplacements, les positions, les postures… Les trois historiens recueillent minutieusement le sens que des images, prétendant tout montrer, se refusent pourtant à dire. 

Pour savoir ce que nous voyons, il nous faut l’expliquer, et parfois il faut recréer une image qui mette la première en perspective. Les images en donnant à voir, cachent aussi le sens, comme parfois nos « connaissances » et notre regard sur cette réalité.

Un exemple parmi l’immense décryptage des trois historiens.

L’image 59 de l’album de Lili jacob, qui montre des femmes vraisemblablement de Tecso attendant la sélection.

l'album de photos d'Auschwitz

 On voit ici, ce que l’image nous donne à voir, l’immensité de ce qu’il reste à savoir de ce que nous voyons (les noms, les provenances, les liens, la femme assise de dos, le déporté en tenue, les wagons, les signes et numéros etc etc) …

C’est ce travail qu’accomplit cette œuvre qui continuera encore à livrer ses sens.

Nous sommes au cœur du tourbillon du transport, du tri ou sélection, de l’acheminement vers la mort ou vers le camp et la mort… Nous sommes pris par le nombre. Par ce qui est donné à voir, ce qui est donné à comprendre grâce à l’analyse.

Un travail colossal et saisissant, vertigineux. L’analyse des ombres, des moments de la journée, des uniformes, des sigles et des numéros, de l’orientation, des gestes et des directions, des mimiques et des expressions….

Déchirant hiatus entre les images, les portraits d’humains particulièrement reconnaissables et rarement reconnus et ce que nous savons effectivement d’eux au moment précédant leur assassinat. Ces images prises par les SS pour leur propre édification nous donne à voir ces êtres humains par ce biais d’une réalité qu’il nous faut reconstituer par l’enquête, le savoir, le travail de l’historien. Ces photos représentent une part du témoignage de ce qui s’est passé là. 

Ces images faites par les SS, nous devons les regarder pour ce qu’elles sont et y chercher un sens qui ne se dévoile que par l’analyse.

Tal Bruttmann, est un historien français. Il est spécialiste de la shoah, du régime de Vichy, de l’antisémitisme et d’Auschwitz. Il est notamment l’auteur, dans une œuvre considérable, de remarquables livres, (préf. Annette Wieviorka), La Logique des bourreaux : 1943-1944Hachette Littératures, 2003, et Auschwitz, Paris, La Découverte, coll. « Repères : histoire » (no 647), 2015, 122 p.

Stefan Hördler est un historien allemand, étudiant aussi en philosophie, spécialiste du système concentrationnaire nazi. Il est l’auteur de Ordnung und Inferno. Das KZ-System im letzten Kriegsjahr. Wallstein Verlag, Göttingen, 2015, 2. Auflage. 531 S. 

Christoph Kreutzmüller est un historien allemand, il a publié notamment sur l’histoire économique du nazisme, sur l’histoire de la photographie et celle de Berlin. Il est l’auteur de Ausverkauf. Die Vernichtung der jüdischen Gewerbetätigkeit in Berlin 1930–1945, Berlin 2012, de nombreuses œuvres avec d’autres historiens et d’expositions.

Les trois historiens ont travaillé ensemble et écrit d’une seule voix en travaillant de manière privée en ligne et en séminaires sur leur projet qui, au départ n’avait pas retenu l’attention des institutions, ce qui aujourd’hui semble à l’évidence devoir changer du tout au tout. Qu’ils soient remerciés de ce travail qui ouvre le champ à d’autres travaux.

l'album de photos d'Auschwitz

A la mémoire de toutes celles, tous ceux qui sont sur ces photographies, et toutes celles, tous ceux qui n’y sont pas. Toutes celles et ceux qui ne sont plus. Et toutes celles et ceux qui contribuent à nous faire connaître et savoir l’histoire de ces événements. 

Le livre des trois historiens commence par le portrait de ces quatre femmes qui ont osé faire aux photographes et aux SS un signe de résistance, dans l’album de Lili Jacob. Au photographe qui prend votre image en un sens qu’on n’aime pas, on tire la langue.

Patrick Kopp
Professeur de philosophie et de français langue étrangère à l’École Européenne de Luxembourg I, Kirchberg

Un album d’Auschwitz
Comment les nazis ont photographié leurs crimes
Tal Bruttmann
Stefan Hördler
Christoph Kreutzmüller

Préface de Serge Klarsfeld
Traduit par Olivier Mannoni
éditions du Seuil. 49€

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