Lire Le Galaté au Bois, c’est faire une plongée. Une plongée dans la vie telle qu’elle est vécue, ressentie, explicitée par Andrea Zanzotto (1921-2011), poète né à Pieve di Soligo, petite commune italienne de la province de Trévise, pas très loin de Venise, en Italie du Nord. Le présent recueil a en effet l’ambition de rendre compte de notre condition d’hommes sur la terre, nous qui devons faire face à de multiples interrogations dont les réponses sont inexistantes.
Le titre de ce recueil, Le Galaté au Bois, composé de trois parties qui se répondent et se complètent les unes les autres, mérite quelques explications. Elles nous sont données par Philippe Di Meo, le traducteur habituel d’Andrea Zanzotto. Le Galaté est, pour les Italiens, un traité de savoir-vivre écrit par Monsignor Giovanni Della Casa et publié à titre posthume en 1558 Il désigne de nos jours les règles de savoir-vivre et est passé dans la langue de tous les jours. Mais Galatée, c’est aussi le nom d’une Néréide dont le cyclope Polyphème est un amoureux malheureux. Les deux explications sont complémentaires à condition de comprendre que le Bois (avec une majuscule) n’est pas seulement un lieu rempli d’arbres mais c’est aussi une allégorie de la société des hommes et du monde tout entier. L’amour, comme celui du cyclope, y est présent mais les relations entre le monde et ses habitants sont difficiles voire impossibles.
Rentrons donc dans la première partie intitulée Cliché. Il faut y entrer comme on entrerait dans un bois inconnu, touffu, dense et un peu inquiétant. Tendresse. Caresse sont les deux premiers mots du recueil. Mais très vite la dure réalité revient. Et nous voilà à l’entrée du bois : Guichet paradisiaque. Vente de billets. Entrée véritable. Le premier poème commence le 19 mars, jour de la Saint Joseph, c’est le printemps. Le dernier poème se déroulera en hiver, nous aurons donc parcouru les quatre saisons, celles de la nature comme celles de la vie dans ce Bois où le poète veut nous emmener pour nous parler de ce qu’il a compris du monde et de ses limites. Puisque ce sont bien des limites de la compréhension du langage et de notre condition d’homme dont il s’agit.
Quelques-uns des thèmes du recueil comme le cirque et l’enfance, la mort, la fortune dans le sens de chance mais surtout l’impossibilité de trouver un point d’ancrage fixe sont d’emblée présents dans ce premier chapitre. Les vers et les poèmes se succèdent et s’enchaînent les uns autres Les vers sont cassés, des espaces entre les mots apparaissent ou disparaissent, les paragraphes ne sont jamais réguliers, quelques dessins apparaissent çà et là. Toute la mise en page, toute l’architecture des poèmes déroutent le lecteur qui, pourtant poursuit son chemin guidé par le poète. Chaque vers annonce le suivant, chaque vers est une ouverture sur celui qui suit à la façon des tierces rimes de la Divine Comédie Elle n’est d’ailleurs pas très loin cette Divine Comédie avec son voyage dans l’au-delà mais cette fois-ci c’est le lecteur qui est guidé par le poète dans un Bois et ce n’est pas un poète comme Virgile puis Stace et Matelda qui guident un autre poète, Dante dans un voyage de l’Enfer au Paradis
Personne n’effleure avec ce ravissement adéquat
et pâleur de mort et d’espérance
Ta façon de te frisotter en interdits
vissages, tes grumeaux d’escampette
les effondrements rageurs dans tes ténèbres
Et plus loin
à la table de la Vielle Epée
nous calculerons notre dette à l’à-peu-près
Non seulement Andrea Zanzotto emporte le lecteur pendant quatre saisons-mais il l’emporte de la naissance jusqu’à la mort (La Vielle Epée, c’est la mort). Il n’y aura pas d’échappatoire, pas de poudre d’escampette, tout est incontournable, le bien comme le mal, le miel comme l’acide, le bonheur comme le malheur.
Il y a plusieurs façons d’être au monde, il y a donc plusieurs Galatés qui ne sont rien d’autre que des Poésies comme pure disparitions / qui me laissent / seul comme une borne / jamais atteinte, jamais contournée / par le char embrasé.
C’est la Poésie ou plutôt les Poésies qui vont rendre compte de l’inatteignable ; de l’inabordable Et les questions affluent, sans réponse mais il faut vivre. La Poésie ne suffira pas. Dans tout ce recueil, pas plus que dans toute l’œuvre d’Andrea Zanzotto, il ne sera jamais question de quitter ce monde volontairement. On serait très loin de ce que le poète veut nous faire partager, lui qui aimait tant la nature et la forêt autour de Pieve di Soligo. Son questionnement, l’impossibilité pour lui de penser ou d’atteindre une unité, une compréhension définitive, reflètent sa quête et sa volonté de rendre compte de la pluralité inhérente au Bois dans lequel il nous explique ce qui se passe et peut-être aussi comment se comporter.
La deuxième partie du recueil s’intitule Le Galaté au Bois comme le titre principal. C’est dire son importance. De quoi s’agit-il ? Cette fois-ci le poète nous montre le Bois, la forêt avec tout ce qu’elle comporte de foisonnements, de détours, de sens aussi.
Arbre aube dans le végétable tissu glial
Et plus loin ô arbres qui vous mesurâtes
En épines sylvestre pour pousser pousser
élargir
puis Je retiens tout je recommande comme
chemins, les Holzwege
Ces trois fragments sont tirés du premier poème Dangers d’incendie de cette seconde partie : La mise en page est très importante et les espaces doivent être respectés : Les poèmes sont divisés en deux parties, une sur la droite de la page, l’autre sur la gauche et ces deux parties ne sont pas toujours l’une en face de l’autre. Comme la vie qui comporte des écarts injoignables, des espaces qu’il est impossible de combler ? Une note de l’auteur explique que les. Holzwege sont des sentiers qui ne mènent nulle part. Il s’agit d’un mot qui fait allusion à Heidegger, philosophe qu’Andrea Zanzotto n’appréciait pas nous dit Philippe Di Meo. Quant au tissu glial, c’est celui qui soutient les neurones.
Les arbres sont donc ce qui fait le Bois, comme le tissu glial soutient toute la pensée. Ils sont là pour grandir et élargir, comme doit le faire la Poésie qui, elle emprunte des chemins qui ne mènent nulle part. Ou peut-être s’agit-il de la philosophie qui ne mène nulle part. Tout le recueil, toute la pensée du poète, est un au-delà ou un ailleurs de la philosophie. Il ne s’agit pas de penser le monde d’une façon ou d’une autre mais de l’appréhender directement, sans intermédiaire ni réflexion. Ce qui ne peut se faire qu’au prix d’une déstructuration de la phrase, de l’invention de nouveaux mots, de l’utilisation de dialecte notamment le dialecte trévisan cher à Andrea Zanzotto.
Habitue le monde à toi
Prévois-en l’accent
Que le monde te soit habitude
La fin de ce premier poème est une injonction au lecteur qui doit adapter le monde à lui et s’adapter à lui jusqu’à en faire une simple habitude. C’est bien d’un savoir-vivre, d’un Galaté dont il s’agit
A plusieurs reprise, le mot sarment surgit dans les poèmes du recueil. C’est dire son importance. Fragments de la vigne qui donnera le raisin et le vin, le sarment est une promesse, un espoir comme dans
Sarments dans la source, dans le sein/ sarments de femme
Un long poème (POUR QUE) (CROISSE) au titre mystérieux, divisé en deux parties parle de l’obscur dont le poète souhaite, comme le titre l’indique, la croissance. La forme d’un titre en deux parties mises toutes les deux entre parenthèses est reprise plusieurs fois dans le recueil. C’est presque une confidence du poète C’est aussi une façon de dire que la dualité est un incontournable de notre monde.
Pour que croisse et s’avère sans s’élancer
mais en s’apaisant dans son accomplissement l’obscur
L’obscur dont il est question fait référence à la langue, au langage, aux mots. L’obscur n’est pas synonyme d’échec, il fait partie de notre monde et en est peut-être le point central, le pivot. Si tout n’est pas clair, c’est qu’il reste une part de jeu entre deux opposés, entre le mot du poète et le monde dans lequel il vit. Ruine et répare l’obscur, ce sera ainsi un forfait et un futur. Nouvelle injonction du poète qui nous encourage à nous confronter à l’obscur, à ce qui nous manque, à ce que nous ne comprenons ni même n’appréhendons pas et c’est ce mouvement de va et vient de l’obscur au non-obscur qui est au centre de la vie que nous menons et que nous partageons toutes et tous. Mais l’obscur est bien un point de passage, un aboutissement.
clameur de plus en plus haute jusqu’à se dédire en obscur
Affleure aussi dans ce long et central poème, la question d’une envie de consubstantiation. Andrea Zanzotto parle peu de la foi en Dieu, il parle peu de Dieu. Il laisse le problème en suspens, refusant de conclure à l’existence ou non de Dieu. Cette question est remise à plus tard, elle n’a pas sa place dans le Galaté aux Bois qui se préoccupe plus modestement de la vie sur terre Ici, il parle simplement d’une envie pour revenir très vite à l’obscur de la forêt, celui de notre monde.
La troisième partie du recueil est un Hypersonnet, c’est-à dire une succession de quatorze sonnets-quatorze : le nombre de vers d’un sonnet- encadrés par un sonnet initial intitulé Prémisse et un dernier sonnet intitulé Apostille Andrea Zanzotto reprend la forme du sonnet avec des vers réguliers. On découvre à nouveau que les Galatés sont plusieurs et qu’il n’y en a pas qu’un seul. Normal, il y a plusieurs façons de faire face au monde. Il nous enjoint laissez partout courir les rênes. Il faudra donc laisser de l’espace et il poursuit par désengluez. Il nous faut bouger et c’est la plume du poète qui va libérer les lettres et les mots qui vont se réduire à eux-mêmes
Tout au long de ces seize sonnets, le poète nous fait comprendre que le ou les Galatés sont une illusion, qu’il n’y a pas de règle absolue et universelle. Aucune concession ne doit être acceptée, il faut lutter, il faut vivre. Il n’y aura pas de tolérance pour celles et ceux qui se contentent des belles manières ou d’un simple sophisme. Le sonnet X, celui des furtivités et des travaux – tous les sonnets sont dédiés- se termine par ce tercet :
et aussi insaisissable pour moi-même
pour tout, pour tous comme l’est le tout, fussé-je
furtivités par éminences traces obscurs échos
C’est l’indicible, l’insaisissable qui est présent, qui est là, même avec la présence de l’obscur, des traces ou des échos. Et c’est le poète qui nous en parle.
L’avant dernier sonnet, celui dédié aux vetos et aux iris, se termine par un vers d’esprit positif, voire optimiste ce qui est rare chez Zanzotto qui a le plus souvent une tonalité aussi sombre que celle d’un Bois épais.
et dans le plomb de mille iris j’épie le jaillissement
Suivent dix-huit poèmes dont le premier (Et puis, silence) bouscule le lecteur auquel il impose quasiment de n’écouter que le silence. Mais le silence est entre parenthèses comme le seront d’autres titres y compris les deux titres qui comportent des parenthèses vides. Rien que du vide, de l’espace, du silence donc, vite rempli par une affirmation : je ne donne pas ma démission depuis feuillages et horizons et une confidence je m’évade goutte à goutte, à l’instar de choses graisseuses/ oui, toujours. Et lentement. Et selon la loi du silence.
Cinq poèmes qui comportent tous l’expression sous le haut commandement abordent les combats qui ont eu lieu en 1918, lors de la première guerre mondiale, sur la colline de Montello, en Vénétie. Les hommes tombaient comme des mouches, les blessures, les cris, la mort étaient partout. Cette tragédie a marqué de son empreinte la terre et les gens nous dit le poète. Ses poèmes le font tout autant.
Recueil d’une grande intensité, souvent complexe dans son premier abord, Le Galaté au Bois est, dans son écriture déstructurée en apparence un monument de réflexion et de compréhension de la vie des hommes, de cette vie que le Poète partage avec tout le monde. Sans concession, sans les fioritures qu’il refuse, Andrea Zanzotto dresse un état des lieux de nos vies face à la nature, au vide et au silence, à la difficulté de communiquer, à l’absence de perspectives et tout ceci sans idéal ni pensées politiques qui puissent éclairer l’avenir. Aucun embellissement si ce n’est la beauté des textes présentés, et alors
gencives échaudées nous pourrons
ensemble le bois tout entier fouiller et voler
mais sans ruiner
ne serait-ce qu’une gouttelette, qu’une guipure
Belle perspective, beau programme. Allons-y, accompagné du poète.
Le Galaté au Bois
Andrea Zanzotto (Trad. Philippe Di Meo)
éditions La Barque. 30€
Illustration de l’entête: Acis et Galatée. Nicolas Poussin (1594-1665). National Gallery, Dublin
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