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Analyse de la Flûte enchantée de Mozart

par Andréas Rey

Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur, ainsi s’exprimait Pierre Caron de Beaumarchais dans Le Mariage de Figaro, et c’est ce dialogue contradictoire qui donne son sens à la liberté. Découvrir , mettre en perspective, proposer, comparer, proposer des hypothèses tels ainsi peuvent être les axes d’un travail de recherche et l’oeuvre de Mozart se prête à cet exercice.
Que n’a-t-on déjà écrit sur lui, sur certaines facettes de sa vie, ses engagements, sur ses oeuvres bien entendu, alors voici dans nos colonnes une interprétation analytique de son plus célèbre opéra La Flûte enchantée au plus près de son déroulement. À vous d’en juger.
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Il faut imaginer Mozart travaillant sur son lit de mort. 

L’argent lui manque, sa santé lui fait défaut, sa femme est partie, il sait travailler à sa dernière œuvre, il en fera l’une des plus personnelles. Si son Requiem fut écrit pour sa propre mort, La Flûte enchantée (die Zauberflöte) sera son offrande musicale et si Bach composa L’Offrande musicale pour Frédérique II de Prusse, Mozart quant à lui écrivit La Flûte enchantée pour l’humanité. 

Ainsi reprend-il un singspiel dans laquelle ses idées constituent l’essence du drame et il en élargit ses caractéristiques pour en faire une œuvre d’une beauté de premier matin du monde.

Effectivement, L’Enlèvement au Sérail raconte déjà le voyage d’un noble cherchant sa promise dans un pays gouverné par un seigneur décrit comme terrifiant, mais pas si effrayant que ça en vérité, et gardé par un méchant garde.

Olécio partenaire de Wukali

La Flûte enchantée est également écrit en allemand, et avec autant d’éléments buffa (comique) que seria (sérieux). Mozart adulte chercha le dépassement de ces genres dans lesquels il avait excellé adolescent, comme dans sa trilogie avec Da Ponte. Il y parvient notamment dans l’émancipation du singspiel grâce à des idées aussi révolutionnaires que le choix de son époux et la prévalence de la générosité. Ce nouvel âge d’un genre national populaire confronté alors à la domination des genres italiens de cours restera un succès constant, y compris à l’étranger.

Autre prédécesseur, La Pierre des sages (der Stein der Weisen), opéra à plusieurs mains dont Schikanider rédigea certains airs comme il le fit du libretto de la Flûte enchantée et qui relate le chemin initiatique d’un prince ; et Thanos, roi d’Egypte (Thamos, König in Ägypten), opéra resté dans les tiroirs, lui aussi situé dans une Égypte imaginaire.

L’onirisme, l’exotisme et l’initiation ne sont donc pas nouveaux chez Mozart.

Metropolitan Opera. 2017

C’est ainsi que La Flûte enchantée commence avec la rencontre nocturne du prince Tamino avec un serpent droit dressé devant lui. Il voit avec ce reptile le symbole incarné de la virilité toxique qu’il fuit en quittant son pays. Ce spectacle le terrifie. Son « ophiophobie« *1 grossit plus que de mesure le reptile, le fait régresser à son impuissance infantile et même défaillir. Le spectateur peut s’imaginer la violence de son vécu en voyant celle de sa réaction.

Pendant que Tamino somatise, les trois dames envoyées par la Reine de la nuit terrassent le serpent. La nuit, domaine des monstres avec le serpent dont l’exagération de la grosseur pour Tamino annonce le dragon Faffner de Wagner, se révèle être également celui des instincts et de l’ego débridés. Ces trois dames, tombées en amour devant le jeune homme endormi, se chamaillent.L’on pourrait reconnaître en elles la femme, la belle-sœur et la sœur du compositeur, pour qui il gardait un amour certain malgré leurs difficiles relations.

Tamino ouvre enfin les yeux et entend le chant de l’oiseleur Papageno. Le motif du double, cause de la symétrie dans les opéras de Mozart, fait son apparition avec lui. Il voit en lui son portrait d’apparence, son moi le plus intime libéré à la faveur de la nuit. Papageno chante la modestie de ses besoins, de son métier et de ses désirs. Il se satisfait de nourriture, troque les oiseaux qu’il a capturés pour les échanger contre des vivres, et ne souhaite qu’une compagne. Sa bonhomie tient de l’enfance et son sadisme envers les volatiles de celui dont il a été victime. D’ailleurs, il chante avoir envie de mettre les femmes en cage pour les échanger contre du sucre comme il le fait pour les oiseaux !

La greffe de la violence paternelle tordit sa psyché joyeuse en une chimère. Papageno reconnait lui-même sa nature ambivalente en disant être ein Natur-Mensch, un homme-nature, obéissant à ses instincts, quitte à mentir pour flatter son ego. Son nom sonnant et son costume ressemblant à un perroquet (Papagei), indiquent autant son appartenance au monde des volatiles que son trauma. En commençant par le sobriquet affectif donné au père (papa), Mozart et Schikaneder laissent ici une trace du traumatisme castrateur paternel. Papageno chante avec une couleur, un allant et un bon-enfant aussi bigarrés que son habit. Bien que craignant le cadavre du serpent, il affirme à Tamino l’avoir étranglé à mains nues. De son côté, Tamino n’hésite pas non plus à se vanter en prétendant être un prince, alors que Papageno dit simplement être un homme comme lui. Ni l’un ni l’autre ne donnent véritablement leur identité, en exprimant ce qu’ils sont dans leurs milieux. Ils se découvrent avec leur gémellité. Cette psyché à la Janus provient sans doute de l’enfance du compositeur durant laquelle il fut choyé comme un prince dans toutes les cours d’Europe du fait de son génie naissant, quand il ne désirait tout simplement qu’être aimé pour lui-même. 

Les dames de la nuit punissent l’oiseleur en lui donnant de l’eau au lieu de vin et lui imposent un verrou sur la bouche au lieu de lui donner des figues sucrées. Arrive la Reine de la nuit. Elle n’a que ce titre pour la désigner, ce qui la rend d’autant plus impressionnante. Elle est aussi bien une émanation qu’une incarnation de la nuit, et de l’obscurité. Sa description avant sa venue par Papageno effrayait déjà. Porteuse d’un feu stellaire (sternfalemmende), et interdite à la vue sous peine de mort, donc réduite à un tabou, refoulée et latente, l’hystérie irradie de sa personne tant physiquement que vocalement. Ainsi incarne-t-elle jusqu’à la caricature l’égocentrisme constamment outragé auquel Mozart identifie la femme. Après l’impuissance causée par l’effroi castrateur du père, elle est l’autre danger que Tamino devra surmonter. Il est cependant possible d’extraire les femmes à leur inclinaison naturelle, de les éduquer en un mot, comme Pamina l’illustrera ultérieurement.

Natalie Dessay dans le rôle de la Reine de la Nuit. Palais Garnier, Opéra de Paris, 2000.

La Reine de de la nuit commence par flatter Tamimo en utilisant un ton doux et câlin avant de raconter que le prêtre Zarastro lui a ravi sa fille en un ton sec et cassant. Elle lui demande de la lui retourner et pour ce faire, lui donne une flûte, lui rendant ainsi sa virilité perdue, et surtout un portrait de sa fille. L’immédiateté avec laquelle Tamino tombe amoureux grâce à cette image montre, comme Papageno le chantait naguère, son besoin libidinal latent. 

Papageno. Bibliotheque de l’Opera Garnier, Paris, France

Papageno de son côté s’excuse d’abord pour avoir menti et ensuite en voulant partir, en entendant la Reine lui ordonner d’accompagner Tamino. La récompense d’une épouse et un jeu de clochettes le feront changer d’avis. 

Si la flûte est un symbole phallique évident, le jeu de clochettes, comme sa crainte pour sa vie tout au cours de l’œuvre, et insiste sur sa nature nocturne et lunaire et donc féminine.

La virilité retournée de Tamino, et l’égoïsme de Papageno châtié, leur initiation est enclenchée. En même temps, et sans qu’elle ne se soit rendue compte en y recourant, l’odyssée voulue par la Reine de la nuit est désaxée par leur besoin libidinal. Ils sont vite séparés cependant, chacun ayant encore un chemin à lui. Papageno ne tarde pas à rencontrer Pamina. Molestée, quasi violée par Monostatos, le valet maure de Zarastro, qui, comme Osmin avec Blonde dans L’Enlèvement au Sérail, veut la forcer à l’aimer, elle se défend de son agresseur. Papageno qui chantait vouloir mettre les femmes en cage, est horrifié de cette violence. Monostatos, dont l’obéissance à ses instincts bestiaux embrunit la peau, alors qu’il est dans la lumière, et Papageno qui sort de la nuit pour aller à la lumière, se reflètent l’un par rapport à l’autre, au point de répéter les mêmes phrases et onomatopées. 

Revenu à sa raison, Papageno se fait la leçon. « Ne suis-je pas un fou d’avoir peur ainsi ? Il y a bien des oiseaux noirs, pourquoi n’y aurait-il pas d’hommes noirs ? »

Retourné aussi à Pamina, il lui révèle être envoyé par le prince Tamino pour la chercher. Pamina, dont les deux initiales du nom révèlent la violence de Zarastro à l’enlever à sa mère, et dont le chant exprime le naturel clair, frais et limpide des sopranos mozartiennes, comme celui les héroïnes de l’Enlèvement au Sérail, montre donc comme Blonde et Konstance, un caractère courageux et sans fard, signe de l’éducation de Zarastro. Tandis qu’elle entend comme Papageno la venue de Zarastro grâce à son orchestre aussi majestueux que celui de la Reine de la nuit tantôt, Papageno en reviendrait presque à ses mauvais réflexes. Il lui demande ce qu’ils devront bien lui dire. Elle répond alors La Vérité. La Vérité.

Zarastro, inverse de la Reine de la nuit, a un nom. Son nom consonnant à Zoroastre et sa prêtrise annoncent le syncrétisme du deuxième acte. Il personnifie le soleil et la lumière, et par suite le savoir et la morale. Comme le moi de Mozart est fracturé, la figure paternelle est divisée en une face quasi diabolisée – un serpent castrateur – et une face quasi divinisée – un soleil donateur. Il est l’autre aspect de la paternité, ou plus exactement celle de Leopold Mozart qui pour s’opposer à son fils, ne lui enseigna pas moins ses connaissances et son éthique maçonne en l’encourageant dans ses compositions. Zarastro commence par chasser Monostatos, qui, de fait, tombe dans la nuit, et autorise Pamina et Papageno à retrouver Tamino.

Opéra de Paris. 2009

Pendant ce temps, trois temples, -celui de la raison, de la sagesse et de la nature-, barrent la route du prince. Une gradation, un chemin de soi vers le monde, un accordage avec l’univers se reconnait en eux. La philosophie maçonne se reconnait ici, comme tantôt sur Zarastro, parce que c’est grâce à un cheminement maçonnique que Tamino gagnera sur les hystéries des ainés. Après que chaque temple l’ait rejeté, un prête sortant du temple de la sagesse demande à Tamino ce qu’il veut. Durant leur conversation, il lui confirme que Zarastro gouverne bien ici et qu’en femme effrontée (freches Weib) la Reine de la nuit l’a berné. Comme son rejet des temples le montre, Tamino est confus. Son obéissance à l’égocentrisme de la Reine de la nuit l’a rendu déraisonnable, fou et par conséquent hors de la nature. Assistant à un culte, il commence à jouer de la flûte. Il se sert de sa virilité, cette part de lui-même orientée vers les autres, surtout s’ils sont d’un autre sexe que le sien, et découvre donc les relations sociales. Se faisant, il détourne la quête initiale et s’harmonise avec la nature, en suivant un instant tu, sa libido. 

La flûte n’est pas un instrument de communication ordinaire, elle entre en contact avec cet autre soi de la nuit et la personne aimée. Papageno et Pamina entendent sa musique.

Avant que Tamino et Papageno ne se retrouvent, les refoulés de Papageno et Pamina les agressent. Pour Papageno, ayant vécu dans les bois, se seront des bêtes sauvages, allusion à la panthère de Dante, et pour Pamina, élevée par Zarastro, Monstatos qui essaie à nouveau de la faire chanter. Papageno joue alors de son instrument afin de conjurer sa peur. Et là, miracle, tout le monde, bêtes et hommes, dansent autour d’eux. 

Déjà dans la scène introductive de l’Enlèvement au sérail, le chant permet à Pedrillo et Osmin de communiquer malgré leurs différentes langues, et la musique de Tamino touche les hommes, mais celle de Papageno change les natures. Exprimant la psyché de son interpréte s’il leur obéit à ses lois, la musique est autant universelle qu’individuelle. Le titre du singspeil en français est trompeur, il s’agit plus d’une flûte enchanteresse qu’enchantée, comme le montre la scène du temple. Mais le titre original l’est aussi, la véritable magie vient de Papageo. Plus riche en couleurs, rebellions et en imperfections, fils de la nuit et de la sauvagerie, il exprime plus que le civilisé, obéissant et terne Tamino. 

Le deuxième acte termine l’initiation donc révèle les caractères de Tamino et de Papageno. En leur enjoignant d’être aussi attentif que silencieux, quand leurs besoins libidinaux ont trouvé leurs objets, ils sont appelés à comprendre leur place dans l’harmonie de la nature. Ce n’est certes pas un hasard, si la psyché à la Janus de Mozart voit en la symétrie sa tournure d’espiit naturelle, et se reconnait dans la philosophie de la franc-maçonnerie, qui voit en dieu un architecte, surtout si elle établit noble et musicien sur un même plan. C’est pourquoi, quand la Reine de la nuit envoie ses trois dames sauver Tamino, Zarastro le fait accompagner de ses trois bambins. Trois des enfants de Mozart lui survivront. Et quand la Reine de la nuit et Zarastro s’affrontent sur Tamino et Papageno, Papageno et Tamino se complètent. Cette charpente double en oppositions et complémentarités, annoncée avec l’Enlèvement au Sérail et magistralement construite dans la trilogie avec Da Ponte, s’exprime ici avec une grande clarté.

Air de Monostatos Olivier Trommenschlager – Flûte Enchantée en français, Opéra Royal de Versailles

Zarastro revient chasser Monostatos. Il ouvre le deuxième acte avec une prière aux dieux de la franc-maçonnerie venus de l’Egypte antique, Isis et Osiris. Un à un ses confrères l’interrogent sur Tamino. Est-il vertueux ? Est-il taiseux ? Est-il généreux ? Le spectateur s’étonne de leur indifférence à Papageno, qui lui aussi subira les épreuves. Zarastro magnifie le dépassement de soi demandé à Tamino et Pagageno. Déjà le Bassa de l’Enlèvement au sérail surmonte son orgueil en laissant partir ses quatre européens captifs. Zarastro pousse plus loin cette force morale en lui donnant un ascendant moral et un caractère idéal.

Les épreuves se déroulent dans son omniprésence absente. Il n’a d’ailleurs aucun besoin d’être là, ses hommes comme autant de reflets, suppléent à lui, comme tantôt lors de la rencontre entre Tamino et le prêtre du temple de la sagesse, et ses trois angelots accompagnent les deux hommes. Avant que l’initiation ne se fasse dans les temples, il est demandé à Tamino et Papageno de rester attentifs, patients et silencieux (wachsam, dulsam und verschwiegen), autant de qualités correspondant à Zarastro. 

La Flûte enchantée avec la subtile et féérique mise en scène d‘Hervé Niquet. 2022

Cette attitude permet cependant aux envoyés de la Reine de la nuit de revenir les tourmenter. Les dames de la nuit viennent leur rappeler leur mission. Tamino, dont le trauma viensét du père, leur résiste aisément. Papageno, qui a des rapports difficiles avec les figures parentales, comme sa peur non maîtrisée des serpents, sa description de la Reine de la nuit et sa résistance à l’obéissance le montrent, retombe dans ses craintes et s’effondre comme Tamino face au reptile. Les traumas causés par le père et par la mère sont ainsi mis en parallèle et à égalité.

Le spectateur s’étonnera que les envoyés de la Reine de de la nuit puissent entrer dans les temples, mais d’une part la nuit et le jour sont des temps et non des lieux, et d’autres par leurs épreuves font sortir de leurs psychés les envoyés de la nuit. Ils n’ont pas besoin d’être présents physiquement. Cela illustre aussi le fait qu’une institution comme l’Église ne garantie pas de tomber dans l’obscurité, seule éventuellement la recherche de la lumière le peut…

Ce mutisme blesse cependant Pamina, qui y voit un abandon. Elle doit elle aussi passer l’épreuve de sa mère. La Reine de la nuit lui demande personnellement de tuer Zarastro. Moins sujette à l’hystérie, et surtout pas à celle-là, Pamina refuse. Papageno, lui qui parle sans cesse, suit les injonctions qu’en l’absence de choix et se met toujours en avant, échoue. Ses rencontres avec Papagena insistent sur son appartenance à la nuit. Il projette sur elle son hystérie, – il croit initialement qu’elle est une vielle femme comme la Reine de la nuit. Son nom et celui de sa promise, Papageno et Papagena, sont quasiment identiques, contrairement à Tamino et Pamina dont les noms ne sont que similaires.  

Le nom de Tamino, contrairement à ceux des autres personnages, est exempt d’allusion, et donc interroge sur le singspiel.

Tamino s’est-il réveillé après la rencontre avec le serpent ?  Toute cette aventure a-t-elle vraiment eu lieu ? Si le spectateur l’a vécue, ne serait ce que grâce au rêve de Tamino mise en scène, sans doute.

 Mozart encourage ici à sortir de son ego, forcément craintif, pour rencontrer des personnes inconnues, et à curer sa psyché en s’accordant avec la nature. Comme Papageno qui, laissant ses préjugés en rencontrant un prince ou un Maure, découvre la richesse du monde, Mozart laisse à la fin de l’œuvre sa misogynie pour faire entrer Pamina dans le cercle des initiés. Le spectateur n’en fait il pas de même en écoutant La Flûte enchantée ?

*1 L’ophiophobie (ou ophidiophobie) est une phobie spécifique qui consiste en la peur excessive des serpents. 

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