Dans son dernier ouvrage La fin des illusions, Politique, économiques et culture dans la modernité tardive[1],le sociologue allemand Andréas Reckwitz part du constat que les attentes que beaucoup dans les pays occidentaux, nourrissaient à l’égard de l’évolution de la société depuis la fin de la guerre froide en 1989-1990 seraient déçues dans leurs fondements mêmes. Il y a encore quelques années, le progrès social était considéré comme allant de soi dans l’opinion publique occidentale. Le triomphe mondial de la démocratie et de l’économie de marché semblait inéluctable ; partout, la libéralisation et l’émancipation, la société de la connaissance et la diversité des modes de vie semblaient être à l’ordre du jour. Mais les événements récents comme le Brexit ou l’élection de Donald Trump nous ont douloureusement montré qu’il ne s’agissait que d’une illusion.
Ce n’est que maintenant que nous pouvons voir clairement l’ampleur du changement structurel de la modernité industrielle vers la société des singularités de la modernité tardive. La modernité industrielle a été remplacée par une modernité tardive marquée par de nouvelles polarisations et paradoxes où progrès et malaise vont de pair. L’auteur analyse en détail les structures contradictoires de la société contemporaine qui résistent à la fois aux narratifs du progrès, trop simplistes, et aux diagnostics de déclins alarmistes et souligne la difficulté d’une tolérance à cette ambiguïté.
Le point de départ de la perspective d’Andréas Reckwitz sur la société contemporaine est que nous assistons depuis trente ans à une transformation structurelle profonde de la société qui implique le passage de la modernité classique, ou modernité industrielle dans laquelle régnaient les règles du général et du collectif, à une nouvelle forme de modernité : la modernité tardive. Cette transformation structurelle s’est amorcée dès les années 1970-1980 avec l’arrivée d’un certain nombre d’évènements emblématiques : la révolte étudiante de 1968, la crise pétrolière et l’effondrement du système financier mondial centralisé de Bretton Woods en 1973 mais aussi l’apparition en 1976 du premier ordinateur personnel abordable, l’Apple 1.
La modernité tardive atteint sa forme la plus aboutie à partir des années 1990. Elle se caractérise entre autres par une mondialisation radicale au cours de laquelle la séparation nette entre le « premier », « second » et « tiers-monde », typique de la modernité industrielle, s’abolit et la limite Nord/Sud s’estompe de plus en plus. Certaines régions du Sud connaissent désormais une modernisation rapide, tandis que d’autres au Nord, perdent leur statut prééminent.
Au rebours de la société des égaux de la modernité industrielle, la modernité tardive prend de plus en plus la forme d’une société des singularités, orientée vers la fabrication de particularités et de singularités, vers la prime aux différences qualitatives, à l’individualité, à la particularité et à l’exceptionnel.
Cinq chapitres composent l’ouvrage d’Andréas Reckwitz dans lesquels il analyse cette transformation dans la culture, la politique, l’économie, le monde du travail et de l’éducation. En s’appuyant sur de nombreuses études en sciences sociales, il développe une théorie inédite et lucide de la modernité qui s’inscrit dans le prolongement de son précédent ouvrage La Société des singularités, Une transformation structurelle de la modernité1 et qui révèle les principaux paradigmes du monde contemporain : la nouvelle société de classes, les caractéristiques d’une économie post-industrielle, la lutte pour la culture et l’identité, l’épuisement provoqué par l’impératif de réalisation de soi et la crise du libéralisme.
Dans le chapitre IV de l’ouvrage, intitulé La fatigue de se réaliser soi-même : L’individu de la modernité tardive et les paradoxes de sa culture émotionnelle, l’auteur brosse le portrait de l’homme de l’époque moderne tardive sous les traits d’un sujet surmené, sursollicité, présentant des pathologies d’épuisement telles que la dépression et le burn-out. Cette « crise de soi » s’inscrit dans un rapport de causalité avec des évolutions sociales de grande ampleur comme le capitalisme ou la numérisation mais aussi une tendance à l’introspection individuelle qui incite sans cesse les individus à réfléchir sur eux-mêmes et à se transformer. Or cette « culture subjectale » produit des paradoxes tenaces dans la mesure où la modernité tardive promet un accomplissement subjectif à l’individu et lui suggère qu’il possède un droit à le réaliser tout en laissant régulièrement apparaître cet état subjectif accompli comme un fantasme que la vie réelle ne satisfait pratiquement jamais, sauf peut-être dans certains moments d’exception.
Dans ce contexte, les émotions et les affects jouent un rôle central. Dans la droite ligne de ce qu’on appelle la « psychologie positive » la culture moderne tardive vante la production d’émotions positives comme étant ce qui donne un sens à la vie et permet l’accès au bonheur sans prendre en compte le fait qu’elle génère des émotions négatives de manière accrue alors qu’elle manque d’un lieu légitime où affronter ces émotions négatives. L’échec est en effet inscrit dans un tel programme de réalisation de soi et d’authenticité dans la mesure où le sujet moderne tardif ne trouve d’épanouissement que dans le singulier car seul ce qui est singulier paraît authentique.
La situation paradoxale de cette structure subjectale se manifeste au niveau des émotions : aux émotions positives attendues d’une réalisation de soi illimitée, couplée à une réussite sociale reconnue, répondent de manière quasi systématique des déceptions liées à la perception d’un écart entre cette attente et la réalité, déceptions sources d’émotions négatives. Lorsqu’elles persistent ces émotions négatives inassimilables peuvent générer soit des états dépressifs, soit se renverser en un comportement agressif.
Face à une telle dynamique, apparemment illimitée, de la réalisation de soi, l’épanouissement personnel est ainsi soumis au schéma de l’accroissement sans fin. Idéalement on ne se contente par conséquent jamais du mode de vie que l’on a trouvé, mais on cherche toujours le défi de la nouveauté. Cela s’accompagne d’une aversion caractéristique de notre époque au renoncement vécu comme quelque chose de négatif, voire de pathologique.
L’auteur s’interroge sur une forme de vie qui permettrait de sortir de la spirale de la déception, laquelle n’est pas forcément problématique en soi. Les déceptions en effet peuvent amener le sujet à abandonner certaines attentes et à modifier ses objectifs en conséquence. Elles peuvent aussi l’inciter à fournir des efforts accrus pour atteindre malgré tout l’objectif souhaité par d’autres moyens. En se référant à certains acquis de la psychanalyse qui, contrairement à la psychologie positive, part du principe qu’il existe dans la vie de l’individu des paradoxes qui ne se laissent pas résoudre ni surtout convertir en quelque chose de positif, il propose de considérer les contradictions et les ambivalences non comme des problèmes à résoudre mais comme une donnée qu’il faut accepter et que la réflexion permet de mettre à distance.
Dans le dernier chapitre, après avoir fait le constat d’une perte d’hégémonie de l’Occident et d’un modèle d’évolution de la société qui considérait comme normal l’accroissement de la prospérité matérielle, Andréas Reckwitz en appelle à une autre forme de société dans laquelle les individus acceptent de contracter des obligations vis-à-vis des autres et de la société.
La fin des illusions: Politique, économie et culture dans la modernité tardive
Andréas Reckwitz
Traduit de l’allemand par Loïc Windels,
éditions de la Maison des sciences de l’homme. 22€
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Illustration de l’entête : Andréas Reckwitz. Photo: © Juergen-Bauer
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