Difficile à marier, L’ Ami Fritz, et ce n’est pas faute d’avoir eu des occasions, le rabbin ne lui a-t-il pas fait vingt-trois propositions qu’il a toutes refusées ? Fritz Kobus a tout pour lui : des amis pour une partie de jeu, un domaine prospère et une domestique qui cuisine. Sans compter le trésor familial : En bas, sous l’escalier, il ouvrit la cave, une vieille cave bien sèche, les murs couverts de salpêtre brillant comme le cristal, la cave des Kobus depuis cent cinquante ans, où le grand-grand-père Nicolas avait fait venir pour la première fois du markobrunner, en 1715, et qui depuis, grâce à Dieu, s’était augmentée d’année en année par la sage prévoyance des Kobus.
Découvrir quel est le terroir de cette « narration régionale » (Gallica) ne va pas de soi, la faute aux « métamorphoses géographiques », ces transpositions au fil du temps et des adaptations qui brouillent les cartes et embrouillent le lecteur honnête. Peut-être aussi la volonté de l’auteur pour qui l’essentiel n’est pas là. Reste qu’il y a tout de même des indices. Ces rudesheim ou markobrunner, vins à connotation germanique, une ville imaginaire : Hunebourg, située en Bavière (nous autres Bavarois). Dans une bonne auberge on se rappelle la bataille qui opposa Hoche aux Prussiens — et Fritz de réclamer la chambre du général. On se tourne volontiers vers la France qui lance les modes et produit un très bon Champagne.
La ville de naissance d’Erckmann (l’un des auteurs) est passée côté allemand après 1870, il n’en fallait pas plus pour que ce livre devienne un « roman national populaire », qu’on en remplisse les étagères des écoles, comme on le fit avec Le tour de la France par deux enfants, quand la patrie voulait reconquérir les « territoires perdus ».
Une histoire simple et bien menée
Une histoire qu’on ne la lâche plus quand on ouvre ce livre paru en 1864 dont l’action est située à la veille de la défaite de 1870, quand l’Alsace est française. Cela tient au style, le vocabulaire est choisi, ainsi ce « fil d’archal » qui est ce fil de laiton utilisé pour la muselière qui retient le bouchon (on en entend sauter un certain nombre), les descriptions fournies (Le grand Frédéric Schoulz, ancien secrétaire du père Kobus, et ancien sergent de la landwehr, en 1814, avec sa grande redingote bleue, sa perruque ficelée en queue de rat, ses longs bras et ses longues jambes, son dos plat et son nez pointu […]). L’auteur recourt souvent à quatre, cinq arguments (On venait de dîner ; les grandes écuelles de faïence rouge, les fourchettes d’étain, et les cruches de grès étaient encore sur la table.) à l’appui de sa description. Le rythme est enlevé comme un attelage tiré par deux chevaux qui cavalent. Le suspense maintenu jusque dans les dernières pages quant à l’hypothèse du mariage convoité par Fritz Kobus depuis qu’il a vu cette petite Sûzel, en manches de chemise, et petit corset de toile bleue, était là, sa douce figure cachée dans son tablier sur les genoux. On ne voyait que son joli cou bruni par le soleil, et ses bras repliés.
Les surprises vous tombent dessus au coin d’une page, masquées comme une amortie au tennis jusqu’au dernier moment. Le ton varie (polyphonie) selon les personnages et les situations, d’une libation à une tournée de perception de l’impôt, par exemple, ce n’est pas la même musique. Erckmann-Chatrian fait défiler sous nos yeux un paysage varié et nous embarque sur la route sinueuse qui doit mener à l’être aimée. Sûzel est la fille du fermier de Fritz Kobus, il y aurait entre eux — si l’affaire se concluait — une différence d’âge et de condition sur lesquelles Fritz voudrait passer. Il est pourtant prévenu par le potentiel beau-père : Réfléchissez que vous êtes d’un autre rang que nous ; que nous sommes des gens de travail, des gens ordinaires, et que vous êtes d’une famille distinguée depuis longtemps non seulement par la fortune, mais encore par l’estime que vos ancêtres et vous-même avez méritée. Réfléchissez à tout cela…
Entre le rebbe (diminutif affectueux pour rabbin) David Sichel, un des personnages principaux, et Fritz, les passes d’arme frôlent la caricature du juif le nez dans ses écritures et ses traditions. On ne s’y arrêtera pas. Avant tout, ce livre est un hymne à l’amitié.
Qui a écrit ce roman qui a eu beaucoup de succès ? Un duo d’auteurs « parmi les plus lus de cette 2ème moitié du XIXe siècle » selon le blog Gallica BNF.
Émile Erckmann est né en 1822 en Lorraine, Alexandre Chatrian quant à lui est né quatre ans plus tard en Moselle. Ils collaborèrent pendant quarante ans[i]. Pour Gilles Pudlowski, critique gastronomique et auteur du Dictionnaire amoureux de l’Alsace (paru chez Plon), L’ami Fritz est : Un classique à lire et à relire, tombé dans le domaine public. Une lecture réjouissante, je suis bien d’accord.
Certaines villes comme Obernai et Marlenheim se sont emparé du livre pour nommer leurs rendez-vous festifs estivaux et célèbrent aujourd’hui encore le mariage de Fritz et Sûzel. Mariage à l’infini, un comble pour celui qui ne voulait pas se marier !
NB : Le texte est facilement téléchargeable gratuitement mais je n’ai pas vu dans ce cas les illustrations de Théophile Schuler qui sont un plaisir qui ajoute au premier. La cerise sur le dampfnoudel.
[i] Dictionnaire encyclopédique de la littérature française, Coll. Bouquins, V. Bompiani-Robert Laffont, 1977.
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Illustration de l’entête: 1919. BnF, Bibliothèque musée de l’Opéra, Affiches illustrées Os et cie.