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Rayons de nuit, du fond de la lumière de braise et de cendres de Paul Celan

par Philippe Poivret

Rayons de nuit. Avec des rayons au pluriel… Un titre qui reflète toute la poésie contenue dans ce recueil. Trente-deux poèmes de Paul Celan traduits et choisis par Jean Portante, tirés de Pavot et mémoire paru en 1952 et de Seuil en seuil paru en 1955. Deux des premiers ouvrages de ce poète de langue allemande auxquels s’est confronté un poète luxembourgo-italien dans un dialogue complexe qui aboutit à une compréhension et une mise en lumière d’une poésie réputée difficile.

Rayons de nuit : les rayons sont au pluriel. Ils sont multiples et viennent éclairer une nuit qui finira par engloutir Paul Celan un jour d’avril 1970 quand il se jettera dans la Seine après avoir lutté contre une profonde dépression et après en avoir subi toutes les tortures. Juif, né à Czernowitz, ville aujourd’hui située aujourd’hui en Ukraine, il migre en France en 1947. Ses parents sont morts en déportation, son père est mort d’épuisement dans un camp de concentration et sa mère a été tuée d’une balle dans la nuque. Il restera indéfiniment marqué par ces deux morts et par la barbarie nazie. Toute son œuvre sera imprégnée par la Shoah.

Rayons de nuit. Il y a une forme d’oxymore dans ce titre où la nuit coïncide avec la lumière de rayons qui sont d’habitude attribués plus au soleil qu’à la nuit. Les poèmes présentés ici sont pleins de ces oxymores, de ces rapprochements inattendus et improbables qui font que leur lecture demande une attention soutenue. Mais cette lecture apporte un vrai bouleversement de ce qui nous est quotidien. 

Demie nuit, le premier poème nous entraîne dans une moitié, une demie nuit qui ouvre et parle d’emblée de deux parties qui existent ensembles mais restent séparées. C’est aussi la nuit et ses deux moitiés que Paul Celan ne quittera jamais. Elles seront présentes dans tous les poèmes choisis par Jean Portante. La violence et la mort sont aussi là. « Les poignards du rêve dans des yeux pétillants » surgissent dès le premier vers. Le rêve n’est déjà plus un rêve et le cauchemar affleure pour laisser la place, au deuxième vers, à un tapis de soie qui, au contraire évoque le calme et la douceur. Mais sur ce tapis tendu comme l’est la nuit, danse l’obscur qui vient en écho au sombre de cette même nuit. Vient ensuite La flûte noire ils nous l’ont sculptée dans du bois vivant. La flûte, bel instrument au son apaisant, devient noire et est fait d’un bois qui a été vivant mais est maintenant mort. Le bois vivant, c’est aussi nous, lecteurs, qui sommes vivants et qui avons en nous, c’est le poète qui le dit, une flûte. Tout comme le poète vivant, qui a en lui une flûte mais chez lui elle est noire. Peut-être l’est-elle aussi chez nous. Il ne le dira pas 

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Paul Celan passe d’un bord à un autre et marie les contraires ou les opposés pour construire des images, provoquer ou rendre compte des sentiments et des émotions qui nous arrivent de la profondeur de l’âme à laquelle il cherche en permanence à parler. Il n’utilise pas pour cela des mots compliqués et encore moins techniques. Ses mots sont simples mais l’agencement qu’il leur donne crée l’ambiance, l’esprit d’une poésie que l’on dit hermétique. Mais qui ne l’est que par manque d’attention. Ou par paresse.

Poésie de l’intime, poésie d’un intime qui « baise le temps sur la bouche » (P40), la poésie de Paul Celan parle de la vie qui grandit et s’écoule. Pour cela, le poète utilise l’image de l’épis. Ce qui évoque un devenir voire un espoir, une vie meilleure. « Sous les cieux venimeux d’autres épis sont certes plus dorés » (P.29) Et « La nuit entraînera un cœur, le cœur un petit épis » (P.42) C’est dans les épis que se situe l’avenir même si les cieux ne sont pas toujours cléments et même s’ils sont venimeux. Les épis existent donc et font partie de la vie. C’est dans le cœur qu’ils se situent mais aussi dans le cerveau. Intelligence et connaissance d’un côté, sentiments et émotions de l’autre font ce qu’est une vie.

                                           « Des cœurs et des cerveaux 

                                             poussent les épis de la nuit,

                                              et un mot prononcé par les faux,

                                             les penche dans la vie  (P.48)

« La pluie a rempli la cruche, nous l’avons vidée » (P.42) Le temps passe et il nous faut vivre Et dans cette vie, l’amour a une place qui n’est pas sans risque ni douleur. La rose sera la fleur dans laquelle le poète va trouver l’image et l’essence de l’amour.

« Qui s’arrache vers la nuit le cœur de la poitrine, touche à la rose » Plus loin, le vers est repris « Qui s’arrache vers la nuit le cœur de la poitrine et le lance très haut : » Puis « il pourra jouer avec des ballons plus beaux /et parler de toi et moi ». (P.39). Qui verra son cœur sortir de sa poitrine par une force incoercible, pourra donc parler de lui et d’un ou d’une autre. Un couple va exister et la rose en sera l’image qui allie la beauté, la couleur et l’épine. Puisqu’il y a bien sûr, une épine.

« Silence ! L’épine s’enfonce plus profond dans ton cœur:/elle s’est alliée à la rose » (P.50). L’épine fait partie de l’amour et plus elle s’enfonce, plus l’amour grandit. La douleur est inhérente à l’amour. Il faut quand même dire que l’obscurité, ou la nuit « rose elle a été, ombre et eau, /elle te le verse ». Si la nuit est le moment dans lequel Paul Celan se retrouve lui-même, c’est aussi un moment où, comme l’ombre et l’eau, l’obscur se retrouve face à face et à égalité, avec la clarté Et il y a une sorte de générosité dans ce double qui donne ce qu’elle sait et connait au lecteur, c’est-à-dire au monde entier. 

Si la rose représente l’amour, c’est aussi une couleur. Paul Celan regarde autour de lui et met de la couleur dans ses poèmes. Le bleu est celui de la nuit mais c’est aussi celui des yeux, de la mer et de la chevelure d’une femme dont il parle souvent. Le rouge est celui du drapeau. Le blanc évoque la mort « Les soleils de la mort sont blancs » (P.33°) En regard des poèmes arrivent les peintures de Marc Feld. Ce qui transforme ce recueil en véritable livre d’artiste. Faits de traits fins, de taches plus ou moins grandes sur un fond irrégulier, utilisant toutes les couleurs que Paul Celan a introduite, Marc Feld arrive à illustrer son propos dans le poème qu’il a écrit pour ce recueil : « La peinture commence où s’arrêtent les mots/ pour les rencontrer à nouveau dans le souffle du poème » Ce qui provoque des allers et retours des mots vers les couleurs, les formes et les flous qui se répondent et se comprennent les uns les autres.

Illustration par Marc Feld du recueil de poèmes de Paul Celan, Rayons de nuit, publié aux éditions Le Castor Astral

Paul Celan a toujours revendiqué ses origines et sa culture juive. « Que vienne un homme sorti du tombeau » (P35) en témoigne, mais le poème intitulé Shibboleth en témoigne encore plus (P75-76) Shibboleth est un mot hébreu qui correspond à un mot ou une phrase qui ne peut être prononcée avec un accent correct, que par un groupe bien déterminé. En ce moment, il sert à reconnaître les Ukrainiens russophones qui vivent en Ukraine et n’arrivent pas à prononcer certains mots de manière ukrainienne. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Alsaciens se distinguaient des Allemands de cette façon-là. Pour Paul Celan, c’est un moyen de reconnaître qui est juif et qui ne l’est pas. C’est aussi une façon de toucher ses origines juives.  

                                 Ils m’ont traîné

                                 au milieu du marché

                                 

                                 où se déroule le drapeau, auquel

                                 je n’ai pas prêté serment.

Il s’adresse à lui-même en disant « Mets ton drapeau en berne, /souvenir /En berne/pour aujourd’hui et à jamais » pour poursuivre par « Crie-le, le schibboleth, envoie-le ».

Paul Celan se revendique comme juif, et il parle lui (P.51). Proche des hommes, il s’éloigne des nationalismes qui ont tué ses parents et dont on connait les conséquences

                                et au-dessus de moi déferlent les drapeaux des peuples

                               et près de moi les hommes ramènent les cercueils à la rame,

                               et en-dessous de moi ça cielle et étoile comme chez nous à la Saint-Jean

Cielle est un mot qui n’existe pas en français. Jean Portante a été confronté à des difficultés de traduction qu’il explique dans une belle préface intitulée « Pourquoi la nuit ? » Il explique que les mots composés en allemand n’existent pas en français et qu’il lui a fallu « recoller les morceaux » Grand-pleuré (P.75) ou silencié (P.77) en sont deux autres exemples.

Le dernier poème du recueil « Argumentum e silentio » est dédié à René Char. Les deux poètes se connaissaient. Paul Celan a traduit en allemand le poète de l’Isle-sur-la Sorgue. Leurs styles sont voisins, loin de toute emphase, loin d’une versification classique et proches par leurs façons d’aborder et de rénover la poésie. Leur correspondance a été publiée mais leur amitié a été mise à mal par le caractère dépressif des deux poètes. On sent dans l’injonction, la recommandation ou le conseil qu’il donne à son ami, toute la difficulté qu’à à vivre Paul Celan :

                                               Dépose ,

                                               dépose toi aussi maintenant, ce qui veut

                                              poindre à côté des jours :

                                               la parole survolée d’étoiles,

                                               arrosée de mer. 

Rayons de nuit traduit de l’allemand par Jean Portante et illustré par des peintures de Marc Feldest une magnifique introduction à la poésie de Paul Celan. Avec une traduction qui éclaire la nuit de Paul Celan et la rend si proche, Jean Portante, poète, romancier, traducteur nous offre une lecture qui remplit d’intelligence et de cœur une poésie qu’il faut aborder pour ce qu’elle a de plus touchant 

Pour conclure et pour laisser le dernier mot au poète , une citation qui illustre la beauté des poèmes de Paul Celan avec les douleurs qui lui sont attachées : « Le beau signe pour la coupe sang »(P.28).

Rayons de nuit
Paul Celan 

Traduit de l’allemand par Jean Portante 
Peintures de Marc Feld
éditions Castor Astral, 2023, 80 pages, 16€ 

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