Accueil Livres, Arts, Scènes Et Dieu dans tout cela, Juge ou Illusion?

Et Dieu dans tout cela, Juge ou Illusion?

par Francis Benoît Cousté

J’écris, bien sûr, le mot « Juge » avec une majuscule : recherche d’un Juge, comme quête de Dieu ou de l’un de ses substituts – de ses innombrables substituts nés du désespoir de l’homme face à la mort et, surtout, au ciel vide… Sans juridiction suprême, désespérante est, en effet, notre solitude.

Cherche Juge désespérément !

Aussi, depuis toujours, l’homme se conte-t-il de belles histoires, se rassure-t-il avec de jolies formules – espérant se survivre, qui par sa postérité, qui par sa création (artistique, scientifique ou littéraire), qui dans le souvenir de ses proches ou de ses disciples.  Et autres balivernes…

Dérisoires consolations dont personne n’est jamais, d’ailleurs, totalement dupe…  Mais l’horrible perspective de devoir passer du statut de sujet à celui d’objet (un cadavre fut-il jamais autre chose ?) nous est tellement insupportable que tout nous est bon pour oublier, pour nous dissimuler cette abomination.

« Si Dieu n’existe pas, tout est permis », assurait Dostoïevski.  En effet, hormis Dieu, comment pourrait-il y avoir un quelconque absolu ?  Ne subsistent, dès lors, que des valeurs relatives, un contrat social – puisqu’il nous faut bien vivre les uns avec les autres…

Olécio partenaire de Wukali

Le Bien et le Mal n’étant jamais [à la différence du bon et du mauvais] que vues de l’esprit, Platon lui-même ne se faisait guère d’illusions : « Les bons sont ceux qui se contentent de rêver ce que les méchants exécutent en réalité » – les bons étant donc les frileux, les timorés, ceux qui n’ont pas le courage de passer à l’acte, de s’accorder à leurs rêves…

Et notre plus grand moraliste, François, duc de La Rochefoucauld, de renchérir : « Les vieux donnent de bons conseils, faute de pouvoir donner de mauvais exemples ». La sagesse semblant n’être, pour lui, que fille de l’impotence…

Éternel procès de nos sociétés envers la tradition anarchiste, envers ces hommes de désir qui refusent toute compromission, vomissent les tièdes et passent volontiers à l’acte [pouvant aller, parfois, jusqu’aux pires extrémités] : nihilistes, voire fauves solitaires, parfois en couple (Bonnie & Clyde…) ou bien en groupes (la Bande à Bonnot…). Asociaux, ennemis publics, intimement persuadés qu’il n’y aura jamais pour eux – hormis problèmes de basse police – ni récompense ni châtiment… Pourquoi ne céderaient-ils pas, dès lors, à leurs désirs, à leurs pulsions ?

N’avons-nous pas seulement pour nous d’être là, ici et maintenant ? Pris que nous sommes dans un réseau de causalités, ontologiquement conditionnés (Behaviorism d’un John B. Watson).  Illusoire liberté…

D’ailleurs, quand bien même serions-nous libres, cela changerait-il [selon Sartre] quelque chose à l’absurdité de la condition humaine ? 

Cependant que la nature, elle, ignore les catastrophes : il n’est, en effet, de catastrophe que dans la mémoire des survivants…

Auguste Rodin (1840-1917), La Porte de l’Enfer (détail), 1880-1890, bronze, 635 x 400 x 85 cm. 
© Musée Rodin, Jean de Calan

Rares sont toutefois ceux qui [du moins en Occident] osent affronter cette solitude ontologique, cette éblouissante évidence du néant [citons, pour nous en tenir décemment au seul domaine de la pensée : Dostoïevski, Montherlant, Yourcenar, Cioran…].  Tellement éblouissante évidence du néant qu’il n’y aura jamais assez d’écrans – pour nous les tièdes, les timorés, les scrupuleux – jamais assez d’écrans pour nous le dissimuler.  Mort, ultime tabou de notre société…

On dit souvent que les enfants auraient, aux environs de leur septième année, une intuition fulgurante du néant : âge de toutes les épouvantes et des pires cauchemars, que conjurent heureusement les contes de fées – tellement effroyables et sanglants, mais aussi tellement rassurants puisqu’ils renvoient l’horreur au domaine de la fiction, du chimérique, de l’affabulation… Adolescents et adultes immatures préférant, quant à eux, se shooter, se mithridatiser à l’hyperviolence des séries américaines.

De toute manière, ne sommes-nous pas tous foncièrement innocents ? Ne puis-je toujours, dans mes gènes ou ma prime enfance, trouver une justification à mes actes ?  Fussent-ils les pires… « Tout le monde a ses raisons » plaide un sage dicton. 

Se justifier, certes, mais devant quelle instance ?  Nous avions jadis créé Dieu à notre image, c’était bien commode… Mais, depuis Nietzsche, nous savons bien que « Dieu est mort ».

         [Plaisante rétorsion : je lisais récemment, noté à la craie sur le pont des Arts, « Nietzsche est mort ! signé : Dieu »]

Et l’auteur du Gai Savoir d’enfoncer le clou : « Soyez sincères ! Ne dites pas que vous croyez à la nécessité de la religion ; dites plutôt que vous croyez à la nécessité de la police ! »  L’une des premières fonctions de la religion n’est-elle pas, en effet, de police des mœurs [il n’est que de lire les Dix Commandements],  assortie de fonctions de justice (ordalies, tribunaux d’inquisition, confessionnaux, etc.) ?

À leurs derniers instants, bien de nos esprits forts craquent, et font appel aux « secours de la religion ». Ainsi du lexicographe et franc-maçon Émile Littré qui – tout farouche libre-penseur qu’il fût – céda, in articulo mortis, aux instances de son épouse, acceptant de se faire baptiser, puis extrême-onctionner…

Retable d’Issenheim. La Crucifixion. Matthias Grünwald (1475-1528). Musée Unterlinden. Colmar

Aux portes de la mort, il semble, en effet, intolérable de ne pas devoir comparaître.  Cependant que tout soldat mourant – quel que soit son âge – murmurerait, dit-on : « Maman… », intercessrice souhaitée, ultime recours face à l’horrible vide…

Si m’en croyez, Art, Amour et Religion, aussi bien que Philosophie, ne différent que par la forme. Leur objet est identique : la quête d’éternité – i.e., contre l’immanente injustice du destin, une quête de sens, de justice transcendante (cf. Malraux : « L’art est un anti-destin »)…

L’Art, autrement dit : « Courage, fuyons ! »  Réfugions-nous dans un univers qui nous satisfasse complétement – idéal parfaitement utopique… Nietzsche ne disait-il pas : « Nous avons l’art afin de ne pas périr de la vérité » ?

Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima (1960). Krzysztof Penderecki (1933-2020)
Krzysztof Urbańsk, Orchestre symphonique de la radio finlandaise. Helsinki Music Centre, 13 Mars 2015

De ce point de vue, la musique n’est-elle pas le plus parfait refuge, puisque « signifiant sans signifié », libre de tout concept ?

Cela expliquant, selon moi, que les compositeurs soient quasiment les seuls artistes à ne pas se suicider – ayant à leur disposition ce monde parallèle, cette possibilité de repli, cette parfaite « niche schizophrénique » qu’est la musique…

Après vous avoir entretenu d’art, parlons maintenant d’Amour !  Mais je crains qu’il ne s’agisse là que de… « littérature ».  L’amour est-il autre chose qu’une tentative sublime (voire pitoyable) d’accéder au domaine enchanté des contes, des légendes, des poèmes ou des romans ?  Combien de gens s’occuperaient d’Amour s’ils n’en avaient d’abord entendu parler, s’ils n’avaient lu, vu ou entendu Tristan et IsoldeLa Princesse de ClèvesAutant en emporte le vent, la Passion selon saint-Matthieu ?…

J.S. Bach – Passion selon Saint Matthieu BWV 244 – Aus Liebe will mein Heiland sterben Pygmalion, orchestre Raphaël Pichon, direction Sabine Devieilhe, soprano © Camera Lucida Productions Enregistré à la Chapelle Royale du Château de Versailles le 26 mars 2016

Je parle ici, bien sûr, d’Amour avec un grand « A », valeur réputée transcendante, pour laquelle aucun homme bien né n’hésiterait à donner sa vie.  Et non pas, fi donc ! de vulgaire sexualité…

La Philosophie enfin – puisqu’aussi bien c’est ce qui nous préoccupe aujourd’hui.  Nous en débatouillons certes volontiers, nous ressourçant, nous cocoonant dans notre chaude « niche écologique de bavardages », comme disent les sociologues…

Mais philosopher n’est-ce pas, d’une certaine manière, fuir devant la réalité, devant nos responsabilités, voire… devant Xanthippe !  [Socrate répudia son épouse afin d’avoir la paix et de pouvoir tranquillement débattre de la mort avec ses disciples.]  Quant aux nobles valeurs dont nous débattons avec une si vaine componction, ne nous permettent-elles pas d’acquérir aisément bonne conscience ?  

Art, Amour et Philosophie, tous joyeux palliatifs du Juge suprême, nous permettent, de surcroît, d’oublier la patiente Camarde, de conjurer [comme disait l’autre] « l’horloge du salon »…

Mais revenons-en à notre incoercible besoin d’être jugés,  toujours et partout – serait-ce par une caissière de supermarché ou un serveur de restaurant…  C’est à la fois dérisoire et attendrissant !  Lequel d’entre nous ne se pose-t-il aussi parfois, in petto, la question : « Qu’en eût pensé Mozart, le Général ? Marilyn Monroe ? François Mitterrand ? Sarkozy ? mon papa ? mon professeur de piano ? » [ou tout autre « surmoi », comme disent les psychanalystes].

Le besoin d’admiration n’exprime-t-il pas toujours l’exigence d’une instance supérieure qui – tout au moins potentiellement – pourrait à son tour nous juger, nous donner sens, nous reconnaître ?  L’admiration est acte de foi, élan envers quelqu’un jugé digne de porter un jugement, à qui l’on se livre, s’abandonne… Forme d’amour, de confiance éperdue – qui peut se transformer instantanément en haine, pour peu que l’objet de notre admiration nous ignore…

Lacan le disait fort bien : « Nous cherchons tous un maître sur lequel régner »…  Sauf, bien sûr, le paranoïaque, lequel n’est jamais en manque de juge, n’a nul besoin de l’autre – voyant du sens à toute chose, à toute action et, bien sûr, à lui-même.  D’où son imperméabilité à l’humour – auto-ironie, lèpre du sens, impouvoir consenti…

Statue mortuaire de René de Chalon. Ligier Richier (1500-1567)
 Bar-le-Duc, église collégiale Saint-Maxe du château de Bar et des ducs de Lorraine.©François Janvier, conservateur

Le personnage de Don Giovanni n’éprouve pas davantage le besoin d’être jugé. Mais, à la différence du Dom Juan de Molière (être de chair et de sang, foncièrement pervers), le Don Giovanni de Da Ponte et Mozart est un être mythique, homme de pur désir…  Vivant éternellement dans l’instant, il est sans passé et sans avenir ; lorsqu’il déclare son amour, il est toujours sincère. Aussi lorsque, vers lui, s’avance l’Homme de pierre, il est simplement étonné : toute notion de culpabilité lui est étrangère et il refuse d’être jugé par un quelconque Être suprême.  Être suprême qu’il a d’ailleurs l’incroyable force et privilège de mépriser… 

Mais Don Giovanni n’est hélas qu’un mythe – projection fantasmatique, « pur rêve de femme » a-t-on pu dire.

Voici ce qu’écrivait Cioran : « On est et l’on demeure esclave aussi longtemps que l’on n’est pas guéri de la manie d’espérer ». Peut-être… Mais fort heureusement Éros et le désir, la pulsion de vie et d’autoconservation  nous incitent à toujours avancer, voire nous dépasser.  « Élan vers le pire ! » ironisait Cioran.  Certes…  Mais le grand homme ne s’est pas pour autant suicidé, bien qu’il fût gravement atteint de la maladie d’Alzheimer. Et n’a-t-il d’ailleurs pas publié jusqu’à sa mort – guignant une survivance dans l’admiration de ses futurs lecteurs ?  Foutaise, bien sûr, que cet espoir, si l’on veut bien considérer ce que disait Céline : « Écrire pour la postérité, c’est faire un discours aux asticots ». Toutefois, tant que ses glandes nourrissent sa libido, comment interdire au corps, « cette guenille », d’espérer ?

Mark Rothko (1903-1970). Exposition Fondation Louis Vuitton

Il est temps de conclure.  À la différence des autres animaux, l’homme sait qu’il va mourir.  C’est sa seule certitude !  Aussi, grâce à nos rêves, nous arrachons-nous [du moins quelques fugaces instants] à notre destin…  Ne sommes-nous pas tous, frères humains, entités mythologiques ?

Cela dit, s’il est toujours possible de montrer le caractère illusoire de l’Amour et de l’Art – quêtes désespérées de sacré, d’éternité –, ces chimères n’en méritent pas moins, ô combien ! d’être vécues.

Tant que notre système glandulaire, du moins, nous l’autorise… 

Vous souhaitez réagir à cet article
Peut-être même nous proposer des textes et d’écrire dans
WUKALI 
Vous voudriez nous faire connaître votre actualité
N’hésitez pas, contactez-nous :
redaction@wukali.com 

Et pour nous soutenir, merci de relayer l’article auprès de vos amis sur vos réseaux sociaux😇
Notre meilleure publicité c’est VOUS !

Illustration de l’entête: Le Voyageur contemplant une mer de nuages (Der Wanderer über dem Nebelmeer). 1818. Caspar David Friedrich. Kunsthalle de Hambourg

Ces articles peuvent aussi vous intéresser