Accueil Livres, Arts, ScènesExpositions & Histoire de l'art L’Albertina, une formidable rétrospective sur l’art de la gravure (2ème partie)

L’Albertina, une formidable rétrospective sur l’art de la gravure (2ème partie)

par Pierre-Alain Lévy

Au fil des siècles et de l’évolution de la société, la gravure se transforme et devient un enjeu médiatique, économique et politique. Ainsi participe-t-elle aux transformations sociales qui se développent et s’expriment un peu partout en Europe. Tout à la fois reflet d’une certaine qualité de vie pour les plus nantis mais aussi outil plus tard d’action sociale et politique. La révolution bolchévique, le Bauhaus tout comme l’atelier des Beaux-Arts de Paris en mai 68 saisiront l’occasion, mais c’est déjà une bien autre histoire… !

Henri de Toulouse-Lautrec : sur la scène de la vie

Henri de Toulouse-Lautrec rejoint une foule d’artistes exceptionnels dont la créativité et la sensibilité hors du commun ont été accompagnées – ou peut-être même inspirées – par la souffrance physique ou mentale. Né dans une vieille famille aristocratique du sud de la France, Toulouse-Lautrec a été perturbé dès l’enfance par une grave maladie génétique. Cela rend ses réalisations d’autant plus exceptionnelles, comme en témoigne une œuvre étendue composée de peintures et, surtout, de lithographies.

Le jeune Henri a été élevé dans un environnement artistique. En plus d’être des chasseurs passionnés, son père et un de ses oncles sont des peintres amateurs passionnés. En 1884, Toulouse-Lautrec s’installe dans son propre atelier à Montmartre, où les loyers bon marché attirent surtout de simples commerçants, des ouvriers et des employés de condition modeste. De nombreux autres artistes s’y installent, ainsi que de nombreux établissements. Il fréquente assidûment les boîtes de nuit, les bars, les cabarets, les salles de danse et les bistrots du quartier. Les danseuses, actrices, chanteuses et acrobates, ainsi que les filles de joie et leurs clients, deviennent ses sujets préférés. ( C’était bien avant Marthe Richard1 !)

Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901)
Reine de joie (1892). Imprimerie Edw. Ancourt et Cie. Paris. Lithographie 1493 mm x 949 mm

À partir de 1891, Toulouse-Lautrec se tourne vers la lithographie en couleurs, qui, selon lui, est égale à la peinture en termes d’expressivité. Une innovation technique à Paris catapulte la diffusion des estampes.

Les murs de Paris vont s’habiller de vie. Jules Chéret, un imprimeur parisien, a l’idée d’utiliser de nouvelles presses anglaises servant jusqu’alors pour la fabrication des papiers-peints pour créer des affiches illustrées dans les années 1870. Paris à ciel ouvert est un musée avant de devenir une fête.

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Les bases mêmes de ce qui deviendra un siècle plus tard, la communication, le marketing visuel, se mettent en place Une bonne affiche n’est pas seulement là pour plaire, elle doit avant tout attirer l’attention. Dès le début, l’affiche illustrée doit briser les tabous, être ambiguë et faire la publicité de tous les vices. Le principe de la publicité est entré dans le langage courant de l’art moderne.

Henri de Toulouse-Lautrec est le premier grand peintre à se consacrer à ce nouveau média qui commence à façonner le paysage urbain. À partir de 1891, un total de 30 affiches pour les artistes des vaudevilles et cabarets de Montmartre sont imprimées.

La gravure sur bois à Vienne vers 1900

Le groupe d’artistes réunis dans le mouvement Sécession (Sezessionsstil) a innové dans le domaine des arts visuels, devenant l’épicentre du Jugendstil viennois ou Art nouveau viennois.

Dans leur salle d’exposition près du Naschmarkt, les Sécessionnistes ont non seulement présenté leurs propres œuvres, mais aussi des artistes internationaux, dont les impressionnistes français, dans le but de faire connaître le modernisme à un public plus large. Tous les genres – architecture, peinture, artisanat d’art et arts graphiques – étaient mis sur un pied d’égalité : l’idée maîtresse du mouvement était que l’art devait imprégner tous les domaines de la vie. La Sécession a également joué un rôle central dans le développement de la gravure sur bois moderne en couleur : des membres éminents tels que Carl Moll, Koloman Moser et Maximilian Kurzweil ont contribué à l’essor de l’art traditionnel de l’imprimerie entre 1900 et 1910.

Koloman Moser (Vienne 1868 – 1918 Vienne)
ImpriméSociété de l’industrie graphique, Vienne (Autriche. Vers 1900
Lithographie en couleur, 111 x 83 cm

Les gravures sur bois viennoises de la fin du siècle dernier se caractérisaient par une grande sélectivité et une grande virtuosité artisanale. L’accent mis sur les contours, la stylisation et l’aplatissement des motifs inspirés du japonisme et le jeu des contrastes de couleurs correspondaient aux nouveaux idéaux formels de l’Art nouveau viennois.

Reflétant la popularité croissante des motifs du Jugendstil, les représentations décoratives de dames élégantes, d’animaux exotiques et de paisibles paysages enneigés étaient très demandées. Elles célébraient une oisiveté ostentatoire et répondaient aux goûts d’un public cultivé qui cherchait à se retirer entièrement dans un monde de beauté spiritualisé.

Edvard Munch : les crispations de la mémoire

Le peintre norvégien Edvard Munch est héraldique de l’expressionnisme. Ses inventions picturales et les sujets qu’elles abordent sont particulièrement touchants en raison de leur absence de précédent, ce qui leur confère également un sentiment plus profond d’étrangeté. Des images icôniques telles que Le Cri sont devenues des codes universels de sentiments humains élémentaires. Les œuvres de Munch mettent en images ses propres expériences subjectives, les deuils et les souffrances de sa vie : «Je ne peins pas ce que je vois, mais ce que j’ai vu

Tout comme son univers très personnel de formes et de couleurs, sa nouvelle iconographie était fondée sur le pouvoir formateur de la mémoire, et sur la transformation des expériences et des sentiments par le biais d’un traitement psychologique.

Edvard Munch (1863-1944 ) Gravure à la pointe sèche et à l’eau-forte sur plaque de cuivre noire
1894. Feuille : 57 x 38,8 cm, Plaque : 36,5 x 27 cm

En raison du malheur qui l’avait affecté depuis sa petite enfance, les thèmes existentiels tels que la peur, la solitude, la maladie et la mort lui tenaient à cœur. Munch a pris l’habitude de détacher les personnages de leur contexte narratif et de les confronter directement au spectateur. En présentant ses sujets de face, il parvenait à créer une intimité et une présence. Cela est particulièrement évident dans son œuvre impressionnante d’œuvres imprimées, dont plus de 750 pièces survivent dans environ 30 000 impressions.

Les premières estampes d’Edvard Munch sont nées d’un opportunisme commercial fondé sur la conviction que les estampes étaient moins chères et, par conséquent, plus faciles à vendre que les peintures. Lors de son séjour à Paris, au plus tard en 1896, Munch a reconnu que les valeurs expressives distinctives de la lithographie en couleurs, de la gravure à l’eau-forte et de la gravure sur bois étaient comparables à celles de la peinture.

Les Nabis: Pierre Bonnard et Édouard Vuillard


Le nabi très« japonard », c’est ainsi que les contemporains ont appelé Pierre Bonnard, en référence à son appartenance groupe des Nabis « nabi» signifie prophète en hébreu נביא). Un groupe d’artistes au demeurant profondément inspirés par les estampes japonaises se regroupent sous cette dénomination. À l’image de Félix Vallotton ou d’Édouard Vuillard, ils se considèrent comme faisant partie d’une sorte de société secrète. Ils voulaient débarrasser la peinture des tares de l’illusionnisme, du naturalisme et de l’académisme et lui redonner sa fonction décorative originelle.

Pierre Bonnard (1867 – 1947 ). Imprimeur Auguste Clot. 1896
Lithographie; 17,5 x 43 cm

Le groupe complet des Nabis rassemblait les peintres : Paul Sérusier, Maurice Denis, Pierre Bonnard, Paul Ranson, Henri Gabriel Ibels, Ker-Xavier Roussel, Edouard Vuillard et René Riot. On y associe Félix Vallotton, Georges Lacombe, Aristide Maillol, Armand séguin, Mögens Ballin, Józsezf Rippl-Ro-Rónai et Jan Verkade.

Les Nabis s’intéressent également à l’art populaire naïf et religieux qu’ils rencontrent dans divers endroits, notamment à Pont-Aven en Bretagne. Ils pensaient que l’originalité, l’innocence, la pureté et l’authenticité de l’art n’existaient véritablement que chez les «primitifs», c’est-à-dire, selon eux, dans des cultures anciennes ou exotiques comme celle du Japon. Ils estimaient que l’art, plutôt que d’être l’apanage d’une classe privilégiée, devait profiter à l’ensemble de l’humanité. Sur le plan idéologique, ces artistes étaient proches d’écrivains, de journalistes, d’intellectuels et de cercles libéraux ou anarchistes de gauche en France. Le magazine littéraire La revue blanche a promu leurs oeuvres.

Käthe Kollwitz : travail et difficultés


Les qualités artistiques exceptionnelles de Käthe Kollwitz ont été immédiatement reconnues dès 1898 lorsqu’elle expose son cycle d’estampes monumentales «La Révolte des tisserands», en référence à la pièce de théâtre de Gerhart Hauptmann. Une inspiration littéraire et un engagement social et politique très fort caractérisent aussi son oeuvre.

Käthe Kollwitz (1867 – 1945). Gravure au trait (1899), pointe sèche, aquatinte, gravure au pinceau, émeri et un peu de roulette sur papier japonais
Plaque : 28 × 30,1 cm, Feuille : 37,1 × 38,4 cm

En outre, son langage visuel a révélé un intérêt intense pour la stylisation graphique et, par association, pour le métier de graveur. Son professeur Karl Stauffer-Bern l’oriente alors vers son ami le peintre et graphiste Max Klinger, dont elle adopte avec enthousiasme le Griffekunst (art du stylet).

On pense également que les sculptures d’Auguste Rodin ont été très importantes pour Kollwitz. Elle a adhéré au principe de la manifestation physique des motifs lorsque, inspirée par les jeunes expressionnistes et le sculpteur Ernst Barlach, elle s’est tournée vers la gravure sur bois.

Joan Miró : la forme suit la fiction

Joan Miró est l’un des artistes les plus populaires du XXIè siècle. Après avoir fui l’esprit de clocher de son pays natal pour Paris, l’artiste catalan s’est lié d’amitié avec les dadaïstes. Ils l’ont encouragé à dépasser les limites académiques de la peinture et à s’ouvrir aux rêves, à l’inconscient et au hasard. Au milieu des années 1920, il a fait la transition et est devenu lui-même un dadaïste ou un surréaliste. «J’ai beaucoup fréquenté les poètes cette année-là», confiera-t-il plus tard à propos de la révolution surréaliste, «parce que je sentais qu’il fallait aller au-delà de la stricte plastique et introduire un peu de poésie dans la peinture.»

Joan Miró (1893 – 1983)
Lithographie (1957) 45,3 x 88,6 cm, 39,1 x 85 cm


Miró ne s’est tourné vers la gravure qu’en 1930, après avoir développé son style caractéristique, produisant des lithographies et des linogravures colorées à partir de 1948, qui initient le début du travail de gravure proprement dit de l’artiste catalan. Tout au long de sa vie, Miró s’est attaché à donner un sens musical, poétique et ludique à son expression : les harmonies rencontrent les dissonances, le libre mouvement du trait rencontre la ligne comme psychogramme, le noir profond rencontre les surfaces colorées. L’absence de perspective et l’ambivalence des formes qu’il représente – toujours avec des lignes noires coexistant avec des surfaces colorées – sont des éléments formels déterminants de ses compositions. Le répertoire de ses éléments picturaux symboliques comprend des figures enfantines qui ressemblent à des monstres, ainsi que des étoiles et des soleils ; l’interprétation des motifs qui entrent dans l’abstrait est incertaine.

Illustration de l’entête: Edvard Munch (1863 – 1944). Gravure à l’aquatinte à la pointe sèche sur plaque de cuivre en noir / papier vélin. Dimensions : Feuille : 30,3 cm x 42,9 cm, Plaque : 29,2 cm x 34,3 cm. Représentation : 28,2 cm x 33,3 cm

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  1. Marthe Richard (1889-1982), est une aventurière française à l’origine d’une loi qui porte son nom pour la fermeture des maisons closes ↩︎

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