Rembrandt au delà de sa personne, du temps et de l’histoire, du rayonnement du peintre, de son talent qui ne se définit pas tant il bouleverse, c’est un moment de notre humanité, c’est une émotion insurpassable, un regard qui dans ses nombreux autoportraits nous transperce, c’est une chaude présence qui nous accompagne dans nos hasardeux chemins de vie et nous apprend à aimer, et surtout à vivre, à vivre oui…
Il y a bien longtemps une prestigieuse collection de livres traitant de la Renaissance italienne s’intitulait Le Temps des Génies. Je serais tenté, considérant Rembrandt, de reprendre ce titre pour évoquer cette effervescence artistique qui animait la Hollande, ce petit pays de l’Europe du nord au XVIIème siècle, ce bien nommé Siècle d’or néerlandais, et le génie, c’est sans le moindre doute Rembrandt.
L’exposition du Kunsthistorisches museum de Vienne qui met en parallèle Rembrandt et Hoogstraten, le maître et son élève, est tout particulièrement intéressante. Déjà par le nombre d’œuvres exposées. Un plaisir certain et intelligent, la mise en parallèle, en émulation, conviendrait-il de dire, de deux artistes, non point dans une concurrence antagoniste, mais dans une complicité rigoureuse et pour le moins exigeante.
Quelle joie aussi que de voir dans un même lieu de notre bien vénéré maître des tableaux tels La jeune fille au cadre, du musée du château royal de Varsovie, qui semble littéralement sortir des limites qui la contraignent. Un tableau qui faisait partie de la collection de Karolina Lanckorońska, cette aristocrate polonaise, femme de courage et de conviction, historienne de l’art, résistante et combattante qui fut arrêtée par la Gestapo et envoyée au camp de concentration de Ravensbrück. Elle se battit tant contre les soviétiques et les communistes qui assassinaient les élites intellectuelles de la Pologne que les nazis ces barbares. Elle réussit à quitter la Pologne comme apatride et à la fin de la guerre offrit son inestimable collection d’art rassemblée par sa famille au fil du temps au musée du château royal de Varsovie.
Voyons plus avant cette Jeune fille au cadre, observons le positionnement frontal du personnage et légèrement de biais, une verticalité qui convient pour rendre le caractère de cette jeune fille au regard doux, toute de velours brun vêtue, perles aux oreilles, cheveux longs et auburn tombant en tresses sur son buste, coiffée d’un vaste béret noir qui couronne sa tête, et portant à la ceinture un poignard oriental dans son fourreau brillant de métal ciselé. Serait-elle donc une chasseresse prête à bondir et sauter hors du cadre de ce tableau qui la retient ? Le mouvement de la main droite est manifeste contrastant avec l’immobilité apaisée de la jeune fille. Son visage et ses mains sont éclairés de lumière. Portrait de raffinement en tout cas, aristocratique et élégant.
La Jeune femme au lit d’Edinburgh, National Galleries of Scotland, toute de tendre chaleur charnelle et inquiète, une fraction de temps, où Rembrandt d’une histoire de la Bible ( Le livre de Tobie (5/7), en fait un événement non point banal mais humain, la rencontre entre un homme âgé et une toute jeune fille qui lui est donnée comme épouse par son père selon les Écritures. Nous n’en voyons qu’un bref instant, un espace infime de temps. La jeune fille dans une semi nudité à peine dissimulée par une chemise de nuit où l’on entrevoit, ou plutôt où l’on imagine, une poitrine opulente et virginale, attend dans l’intimité de son lit, sa main gauche retenant un rideau rouge qui occulte l’alcôve, le mari qui lui a été donné .
L’on remarque un rideau ou plutôt une riche tenture, comme celle ornant un baldaquin, créant sans le vouloir une certaine théâtralité dont les Caravagesques s’empareront. Ce même rideau que l’on retrouve dans cette Sainte Famille (1646) de la Gemäldegalerie de Cassel. Avec ce tableau, nous sommes dans la quintessence de Rembrandt
Ce n’est plus de la Bible dont il s’agit, le caractère sacré c’est celui de l’humain, de l’être, de la femme, et les références d’ordre religieux disparaissent pour laisser place à cette émotion de la chair et du vivant, de l’éphémère et de la tendresse, de la fragilité de l’instant, du regard et de la complicité intemporelle entre le personnage peint par Rembrandt ( d’autant plus vrai pour ses autoportraits) et celui ou celle qui regarde. La chair, oui la chair, la peau, fragile, changeante, sensuelle, tremblante de désirs, mais aussi de peur et d’inquiétude, palimpseste qui nous accompagne, qui vit et qui change et se transforme, qui frissonne ou bien cuirasse et sert de paravent à nos ardeurs, à notre soif dionysiaque de connaissance, à nos pulsions, nos envies.
«L’amour est un élan de l’âme qui en son essence se détache vers Dieu pour s’unir à sa très haute lumière», disait un érudit et philosophe juif aristotélicien du Moyen-Âge, Bahya Ibn Paquda בחיי אבן פקודה, un rabbin andalous du XIè siècle. Nous nous tenons au coeur de cette spiritualité mosaïque qui traverse l’enseignement des Juifs et des Chrétiens, celle de la Bible, et que connaissait Rembrandt qui était ami avec de nombreuses familles juives d’Amsterdam car il était reçu en leur sein.
Nous sommes là dans cette coalescence, cette fusion, cette parcelle d’humanité et d’éternité qui créent la transcendance. Je me suis toujours posé la question, celle de Giacometti : «Dans un incendie, entre un Rembrandt et un chat, je sauverais le chat». Oui bien sûr, mais mon coeur serait brisé.
Nous y sommes, oui, et n’allons pas pour l’ instant plus loin dans le déroulé de cette magique exposition, car nous avons déjà atteint l’essence même de l’éternité, de l’unicité de Rembrandt. Sa vie, conviendrait-il ici de le rappeler, est en soi un roman, une histoire tragique. Il existe de nombreuses biographies, et l’une des meilleures et des plus documentées , quoiqu’ancienne et qu’importe, est celle de Marcel Brion. «Je cherche un homme» disait Diogène. Rembrandt est cet homme, celui qui incarne le respect et l’émotion, cette figure tutélaire, peut-être même paternelle et chacun en aura son interprétation.
On est confondu dans cette exposition du Kunsthistorisches museum par sa richesse et les prêts obtenus, et nous sommes encore loin d’en avoir fait le tour.
Voici Saskia qui nous accueille, Saskia van Uylenburgh en costume d’Arcadie, connue aussi sous le nom de Saskia en Flore, ( 1635) tout droit venue de la National Gallery de Londres. L’épouse de Rembrandt, richement dotée, la mère de Titus, le fils à la trop courte vie. Saskia la belle, la femme, l’épouse aimée, le temps de la joie, du bonheur, de la richesse et de la vie facile. Un portrait, un cadeau, quelque chose de la grâce et du sentiment, un hommage délicieux entre amants passionnés, une représentation influencée de «l’antique». Quand Saskia mourut, ce fut pour Rembrandt une descente aux Enfers, d’autant plus que le temps des succès et du luxe, de l’abondance et des dépenses somptuaires pour des porcelaines, des fourrures, des bijoux, des tapis venus d’Orient était derrière lui après le scandale de La Ronde de Nuit.
Toutes les portes se fermaient, ses amis, ses clients, ses commanditaires l’avaient tous abandonné, sauf la communauté juive d’Amsterdam qui l’accueillait avec fraternité. C’est au sein d’ailleurs de la synagogue qu’il trouva des modèles pour représenter les personnages de ses peintures dans des scènes de l’Ancien Testament. Quant à son cercle familial il se réduisait à son fils Titus et à sa bienveillante servante, Hendrickje Stoffels qui deviendra aussi sa servante-maîtresse et mère de Cordelia, fillette née de leur union. Titus, au demeurant un bon peintre, mourut une année avant son père. Seul, tout seul, ceux qu’il chérissait ont tous disparu, telle sera la fin de vie très difficile de Rembrandt Harmenszoon van Rijn, dont n’est resté à la postérité que son seul prénom, Rembrandt.
Rembrandt, le portraitiste, nous avons déjà pu l’observer dans ce qui précède et nous sommes happés d’émotion dans cette exposition face à ce portrait de vieille femme intitulé, Anna la prophétesse. Stupeur et tremblements, une femme, une vieille femme à la peau toute ridée, parcheminée, une qualité d’observation et de restitution graphique stupéfiante avec en plus cette sérénité, cette solidité et cette lumière qui émane de sa personne. Dans un inventaire ce somptueux portrait d’une vieille femme avait été considéré comme celui de la mère de Rembrandt, tel d’ailleurs est il indiqué dans Bredius et Berenson1. Ce personnage d’Anna la prophétesse apparait dans les évangiles de Luc
Que sait on de Samuel Van Hoogstraten
La documentation est plutôt abondante, non seulement Hoogstraten était il l’un des élèves de Rembrandt, il commença à travailler dans son atelier à partit de l’âge de 15 ans. En outre il a écrit un traité de peinture qui a contribué à asseoir sa renommée le Inleyding, connu en français sous le nom de Introduction à l’Académie supérieure de l’art de la peinture : ou Le monde visible. 2
Élève brillant il assimila de son maître ses leçons tant sur la couleur que sur la perspective. De Rembrandt, il a appris en particulier la capacité de créer un «houding» un mot hollandais difficilement traduisible et que l’on trouve dans les manuels de l’époque, mais qui correspond quelque peu à un rendu illusionniste dans une faible profondeur spatiale. Par ailleurs il manifesta à travers son oeuvre une capacité de souplesse qui lui permettait avec ce qu’il faut bien appeler un certain humour, de passer d’un style à l’autre; il était bien loin de toutes contraintes idéologiques voire scolastiques sur ce qu’il convenait ou non de peindre ou de dessiner et de la manière de le faire. Plutôt réjouissant, non ?
Hoogstraten était fasciné (et cela transparait dans son traité et bien entendu encore plus et de façon évidente dans ses peintures) par cette différence ténue qui sépare le réel de l’illusion. La peinture comme représentation d’un jeu d’optique en quelque sorte. Signalons à cet égard (et la remarque n’est pas fortuite) qu’à cette époque les Hollandais étaient passés maîtres dans la fabrication de verres conçus tant pour l’ophtalmologie que pour la fabrication de lunettes astronomiques ( voir L’astronome de Vermeer au Louvre par exemple).
La compétition entre le maître et l’apprenti est est attestée par la réalisation magistrale de l’illusion dans des œuvres apparentées en termes de composition et de technique de l’époque où les deux artistes étaient actifs à Amsterdam. Hors ses natures mortes et ses trompes l’oeil, Hoogstraten prenait grand plaisir à rendre compte de la perspective. Il est important de signaler que le concept d’aemulatio ou de compétition entre artistes est fondamental dans l’art hollandais du XVIIe siècle, et il était d’usage courant qu’un maître, tel Rembrandt par exemple, se frottât à ses élèves autour d’un sujet ou d’une façon de peindre.
Cette communauté de peintres, cette émulation, ce goût de la compétition, de la mise en échanges des savoirs-faire, de ces rivalités respectueuses entre artistes, on la perçoit notamment dans ce sublime St Jean Baptiste prêchant dans le désert de Rembrandt, aujourd’hui dans les collections de la Gemäldegalerie der Staatlichen Museen de Berlin, et dont le modèle initial semble être une peinture perdue de Pieter Lastman (1583-1633). Le sujet était commun à cette époque, on y voit le Baptiste s’adressant à la multitude qui vient à lui pour être baptisée.
Curieusement moins connu que d’autres de ses pairs, voire injustement oublié jusqu’à une période récente, Samuel van Hoogstraten fut de ces artistes grands européens qui voyagèrent du nord au sud et de cour en cour. Rembrandt quant lui n’a jamais quitté les Pays-Bas, tel Shakespeare par exemple en Angleterre qui réalisa son oeuvre sans jamais être sorti du royaume. Il séjourna à Prague à la cour alors que la Guerre de Trente ans venait juste de se terminer. Il traversa même la Manche et fut témoin du Grand Incendie qui ravagea Londres pendant une semaine en septembre 1666.
Exposition à voir à Vienne ( Autriche), au Kunsthistorisches museum jusqu’au 12 janvier 2025
Rembrandt – Hoogstraten
Couleur et Illusion
Illustration de l’entête: Samuel van Hoogstraten. Vieil homme à la fenêtre. 1653. Toile 114,9×91,3 cm (détail) Kunsthistorisches Museum Vienne. Photo© KHM-Museumsverband
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- Bredius et Berenson, la régence incontournable pour la connaissance de l’oeuvre de Rembrandt ↩︎
- Ce traité est d’une importance majeure dans l’histoire de l’art et tout particulièrement dans la connaissance de l’œuvre de Rembrandt et des pratiques artistiques dans cette république des Pays-Bas du XVIIe siècle. Ainsi Samuel van Hoogstraten évoque son séjour dans l’atelier de Rembrandt nous donnant un aperçu unique sur le travail du grand maître, sa pratique de l’atelier, ses méthodes de formation et ses approches de la théorie de l’art
Ce lien extraordinaire entre les deux artistes occupe une place essentielle dans la littérature Rembrandt. Au début des années 1990, Ernst van de Wetering a commencé à interpréter l’Inleyding comme une source d’inspiration pour l’œuvre de Rembrandt.
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