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Combien une peinture de Tamara de Lempicka va-t-elle atteindre aux enchères ?

par Pierre-Alain Lévy

Une fois l’oeuvre découverte, nul ne peut oublier le style particulier de Tamara de Lempicka. Un mystère luxueux de personnages souvent féminins pris dans un éclairage maniériste avec une géométrie quasi sculpturale. Un univers d’élégance et de raffinement, un phare de l’Art Déco où le cubisme n’est pas loin et qui n’oublie pas les leçons de Cézanne, des réminiscences de la peinture de la Renaissance évidentes. Comment ne pas ressentir aussi ce parfum de sensualité, cette expression faite d’un érotisme froid et de séduction, cette beauté simple des femmes entre elles qui font se damner les hommes jaloux. Faut-il ajouter à ce mystère le nom en lui-même, Tamara de Lempicka, qui porte comme un parfum des désinences d’Europe de l’Est et des histoires tristes dont nous sommes les héritiers.

C’est ainsi que nous sommes, c’est ainsi qu’est l’Europe, notre Europe, notre terreau vital, hommes et femmes, femmes et hommes, pris dans le maelström de l’histoire et des bouleversements du monde. Tamara de Lempicka est née en 1898 à Varsovie en Pologne, au sein d’une famille juive aisée. Son père Boris Gurwik-Gorski est un industriel russe et sa mère Malwina appartient à une famille juive polonaise, les Dekler, au coeur du mouvement des idées et de la culture. Dans son jeune âge, ses parents divorceront, il semblerait que son père se soit suicidé.

Varsovie était alors sous la férule de l’empire russe et nous avons bien oublié ces combats pour la liberté qui en Europe de Varsovie à Scio en Grèce ont enraciné à travers l’histoire ce qui nous fonde et nos valeurs, Chopin et Delacroix et maints autres sont là pour nous les rappeler au XIXè siècle, et que dire de ce tragique XXè siècle ! L’art et la culture sont nos garde-fous, et c’est bien pour cela qu’ils sont aussi les cibles de ceux qui voudraient nous faire oublier qui nous sommes ainsi que les soubresauts de l’histoire et manipuler notre mémoire. À cet égard, l’expression artistique est un brin d’ADN et les oeuvres sont les balises de la société, «mémoires d’une âme» comme l’écrivait Victor Hugo dans Les Contemplations.  

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L’ enfance de Tamara de Lempicka est européenne, elle vit dans l’opulence, est choyée à Varsovie par sa grand-mère maternelle au coeur d’une famille juive aimante, puis Saint Petersbourg où elle suit les cours de l’académie des Beaux-Arts, à 14 ans elle est envoyée en Suisse à Lausanne pour étudier. Elle épouse en 1916 à 16 ans Tadeusz Łempicki, un brillant avocat polonais dont elle aura un enfant. En 1917 Tádeusz est arrêté par les bolcheviks, Tamara brave les interdits et le danger et fait front aux communistes pour sauver son mari et le sortir des geôles de la Lubianka, la police politique du Kremlin, elle y réussit. Elle est amie du prince Ioussoupov, ce grand boyard russe qui participa au complot contre Raspoutine. Les vents mauvais de la révolution communiste d’octobre 1917 la contraignent comme pour beaucoup d’autres à fuir le régime bolchévique, cette URSS où se met en place un régime dictatorial et totalitaire.

Tamara de Lempicka dans son appartement-atelier de la rue Méchain (1929). Sur le chevalet on voit le portrait qu’elle réalise de Tadeusz de Lempicki, son mari. Photo: Thérèse Bonney, © The Regents of the University of California, The Bancroft Library, University of California, Berkeley. 

L’exil la conduit à Paris où elle est accueillie par des cousins qui l’avaient précédé. Elle y retrouve le prince Ioussoupov  lui aussi contraint avec sa famille de quitter son pays. C’est chez lui qu’elle retrouvera le séduisant et inimitable Arthur Rubinstein qu’elle avait rencontré à Varsovie. Paris est une fête et pas encore un livre, Paris est un théâtre où l’on voit pour être vu. Tamara de Lempicka (elle a ajouté une particule à son nom) s’inscrit à l’académie Ranson où elle reçoit l’enseignement de Maurice Denis, son influence sur la jeune peintre sera déterminante, lui qui écrivait : Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées». Elle rencontre aussi le peintre André Lhote qui exercera aussi sur elle une influence majeure et lui permettra d’approfondir l’histoire de l’art et la familiariser avec la sculpture.

Années Folles, peintures, amours et Sapho

L’Europe, cette soif d’Europe, de connaissances, de bouleversements intellectuels, de culture, de fusions, de découvertes, cette Babel des langues, cet humanisme et cette humanité, Tamara de Lempicka n’y échappe pas. Ainsi de l’Italie où à son tour elle fait le voyage et rencontre le sulfureux Gabriele D’Annunzio qui tombe amoureux d’elle, en vain! Elle retourne en France et rencontre André Gide dont elle fera le portrait (Cliquer) et cède à la séduction de Colette et de la chanteuse Suzanne Solidor. Femme garçonne, elle ne fait pas mystère de sa bisexualité, elle devient une des égéries de cette vie mondaine, une icône de ces années d’insouciance. En 1938 elle divorce de Tadéus Lempicki et épousera un aristocrate autrichien très fortuné, le baron Raoul Kuffner.

Elle rejoint la Société des femmes artistes modernes ( Cliquer) que le critique et historien d’art Louis de Vauxcelles définissait ainsi : « Les Femmes Artistes Modernes groupe sans contredit le dessus du panier des palettes féminines ».

La guerre est aux portes, Hitler menace, en 1939 Tamara de Lempicka et son mari partent s’installer aux Etats-Unis, D’abord à Hollywood où elle brille de tous ses talents admirée par le monde du cinéma autant pour ses peintures que pour ses décorations d’intérieur, elle habite dans le quartier de Beverley Hills dans l’ancienne maison de King Vidor. Puis au fil des années qui s’écoulent, elle élira domicile à New York puis auprès de sa fille à Houston.

Elle revient après guerre à Paris, les temps ont passé, les modes aussi, l’expressionnisme abstrait américain a remplacé les sensibilités artistiques antérieures et l’Art Déco dont elle était la muse est remisé dans les arrière-fonds des galeries.

En 1978 elle s’installe au soleil du Mexique, elle meurt paisiblement en 1980. A sa demande elle sera incinérée et ses cendres répandues sur le somment du Popocatepetl.

Tamara de Lempicka telle qu’en elle-même

Tamara de Lempicka, n’était pas une peintre à la mode, elle était la mode, le raffinement et l’élégance, et le gotha mondain aimait à se faire peindre par elle. Jean Cocteau disait d’elle qu’elle aimait« l’art et la haute-société de la même manière ». A Paris elle habitait rue Méchain dans le 14è arrondissement, dans un immeuble conçu et réalisé par Robert Mallet-Stevens. Son appartement était vaste et somptueux, le nec plus ultra du chic, et était devenu un rendez-vous d’élégance de ce Paris frétillant, artistes et collectionneurs s’y rencontraient et le docteur Boucard n’était pas des moindres. En effet ce scientifique était un savant réputé et fortuné, il avait au début du siècle mis au point un médicament à base de ferments lactiques le Lactéol ( et qui existe toujours). On rencontrait aussi dans cet appartement-atelier où se croisait le Tout Paris le photographe Jacques-Henri Lartigue, beau-frère au demeurant du Dr Boucard.

Pierre Boucard fut un mécène pour Tamara de Lempicka, ainsi , outre lui-même, lui fit-il peindre plusieurs portraits de membres de sa famille, sa fille tout d’abord, Portrait d’Arlette Boucard (avril 1928) un portrait à la manière de la Renaissance, Arlette Boucard aux arums (1931), ou encore Portrait de Madame Boucard (1931).

Tamara de Lempicka (1898-1980), Portrait de Mme Boucard (1931). Collection privée. Artwork: © Tamara de Lempicka Estate, LLC / ADAGP, Paris and DACS, London 2025. Photo: A

Son portrait, celui là-même qui sera prochainement mis en vente par Christie’s est particulièrement intéressant. Cette peinture contient en effet tous les attributs du portrait savant comme l’on pouvait les trouver chez les peintres du XVIIème siècle. Pierre Boucard est représenté de pied jusqu’à mi-cuisses portant une blouse blanche et tenant d’une main un microscope et une éprouvette de l’autre, symboles de sa fonction. Le personnage est élégant, une perle comme épingle de cravate. Il a été peint en 1928, c’est une huile sur toile qui mesure 135 x 75 cm

Le Dr Boucard et la souche du Lactéol. Coll. R. Boisseau.

Dans la Revue d’histoire de la pharmacie, une étude avait été publiée en 2016 sur cet éminent docteur es-qualités, une photo en noir et blanc illustre l’article où l’on voit le Dr Pierre Boucard dans son laboratoire environné par de très nombreuses jarres de fermentation et tenant à la main une éprouvette. Pas le moindre doute, Tamara de Lempicka s’est inspiré de cette photo pour réaliser son portrait. Tous les éléments symboliques et constitutifs s’y retrouvent, éprouvette, blouse blanche, jusqu’à la pause du personnage.

La vente de ce portrait qui aura lieu le 5 mars prochain chez Christie’s à Londres est très attendue. En 1985 ce Portrait du Dr Pierre Boucard était apparu aux enchères chez Sotheby’s à New York et avait été adjugé 255 000 dollars, aujourd’hui on attend à Londres entre 6 et 10 millions d’euros (£5,000,000-8,000,000), soit une multiplication par 35.

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