Années de plomb
Alphonse Boudard (1925-2000) est « natif du hasard », son père est introuvable, sa mère, un vrai courant d’air ; elle est tout de même venue le rechercher là où elle l’avait déposé, chez les ploucs, à 100 km de Paris. Veaux, vaches, cochons, des parents adoptifs avec qui Alphonse partage la soupe bruyamment. Il vit et travaille à la fermette, au grand air pendant sept ans. Sa prime jeunesse lui « nargue la mémoire ».
Direction La Dezonnière. Ambiance. Il n’y avait pas encore de jazz sous les pommiers (les Américains n’avaient pas débarqué), seulement des enfants chapardeurs. — T’as rien fait… tu te fiches de ma pomme ! Tu les as peut-être attrapées au vol tout à fait sans le vouloir ? Toi la petiote, je te promets que tu vas la (montre sa pogne) sentir sur tes fesses (le pantalon et la culotte roulés sur les chevilles). Si tu n’as pas le cul propre, tu vas entendre les clochettes tintinnabuler (il « s’érectionne »). Toi l’Alphonse, t’as intérêt de courir vite.
Que voulez-vous, ces enfants ne vont pas au caté, ils ignorent le bien et le mal. Alphonse croasse même au passage du curé, résultat de son enfance « au ras des labours » entre Blanche et Auguste. Il leur doit une part de sa créativité littéraire, question jactance, ses « parents de fortune », c’était plutôt — Saloperie de bon Dieu de merde de temps. Son certif’ en poche, Alphonse Boudard entre comme apprenti typographe à Paris, c’est l’époque où les casses sont remplies de lettres en plomb qu’il faut lever. Maison Deberny-Peignot, rue Cabanis dans le XIVe arrondissement, fondée, excusez du peu, par Honoré de Balzac lui-même[1]. Déjà sous de bons auspices mais il est plutôt du genre à chasser les mouches et les hannetons. Il n’aime pas trop la pointeuse et « tire au cul ».
Trafics sous l’Occupation
Désireux d’aventure, en recherche d’une autre orientation, il prend l’option combines : direction le centre d’approvisionnement du marché noir (c’était le rêve pour des mandibules en manque d’exercice[2]), il en connait le chemin par Austerlitz ou à vélo, et revient chargé de victuailles. Toujours sous l’Occupe, Alphonse véhicule une véritable fortune […] en trois ou quatre voyages […] L’air de rien dans ma remorque, j’avais transporté pour une montagne d’argent. Lors d’une opération sauvetage[3] d’une partie des trésors artistiques qu’un Juif possédait, menée par Raoul, à la barbe de la Wehrmacht. Voilà ses besognes à quinze ans. Le danger, l’adrénaline, il les retrouve quelques années plus tard dans les rangs de la Résistance jusqu’à ce qu’il reçoive « un éclat d’obus dans les miches ». À l’hôpital de Pau avec vue sur les Pyrénées, bien qu’amputé d’un morceau de fesse pour la France[4], il ne se plaint pas trop. La « tubardise » (tuberculose) lui a laissé de pires séquelles. L’hosto suivi de la convalo, une riche matière à transformer illico presto en fiction.
Années de plume
Le salut par l’écriture ou la métamorphose du cloporte, un titre repris au cinéma par Pierre Granier-Deferre en 1965. [ma mère] n’était pas très armée pour me driver sur le bon chemin, elle ne vivait pas assez selon les normes de la bonne société pour me prêcher la morale[5]. C’est en taule qu’il prend la plume (étonnamment, pince mon-seigneur se dit plume en argot). Il écrit sa petite musique, (« je marche à l’oreille »), sur des cahiers d’écolier pour nous divertir. Deux frics-fracs, deux coffres-forts, le dé s’arrête sur la case sana(torium) pénitentiaire dans l’Oise, à Liancourt.
Une hostobiographie
De retour dans le civil, Alphonse Boudard est hospitalisé à Bicêtre dans les années 1950, l’une de ses premières stations sanitaires, d’autres suivront : cure, postcure, cure. L’injustice, merde ! les autres buvaient, se battaient, festoyaient crapuleux et c’était encore moi qui crachais le sang[6]. C’est long, il attend que ça se tasse, que ça passe. Alors qu’il a une trentaine d’années Les jours se suivent, s’enfilent de bacille [de Koch, il en a eu sa ration] en aiguille hypodermique… se ressemblent […][7]. Si « Rabelais écrivait pour divertir les malades », Alphonse Boudard, de « crachatorium » en « crachatorium », alimente sa chronique hospitalière. Après l’avoir diverti lui-même des tracas pulmonaires, il veut divertir le lecteur. Reste à choisir dans la galerie de portraits, ceux qu’il lui réserve. Les discrets à la trappe, reste les personnages typés :
À Bouzon (commune imaginaire qu’il situe dans l’Yonne), Louis, « la folle du logis », passée par la chambre 33, qui laisse en bibliothèque des effluves du numéro 5 de Chanel, ne passe pas inaperçue. Elle m’aidait bien pour vous égayer un peu mes pages, vous faire rebondir l’action (viré-e sur dénonciation) Plus de Louise, il me reste Margouillat, Félonian (…) les marxistes et l’abbé Kouédic[8].
À Cochin, Fouquier notre champion de la rincette[9] reçoit Angélique et Gérard, visiteurs cathos. Lui qui voulait fêter dignement les « vingt-neuf ans » d’Alphonse, Depuis deux jours toute sa pension était bue. Il leur joue un grand numéro d’apitoiement.
Lecteurs de cinquante ans après
Alphonse Boudard inscrit son récit autobiographique dans le monde qui bouge autour de lui : les hommes qui gouvernent, référence à l’actualité. Par exemple, Fouquier (sosie de Fouquier-Tinville, Grand Exécuteur sous la Révolution) voisine avec lui à l’hôpital quand pour la seconde fois Bobet remportait le Tour haut la main […]. Ça nous consolait de Dîen-Bîen-Phu […], donc 1954. Référence aux évolutions également, il est assez sceptique vis à vis du progrès en général et de l’ordinateur (qui balance pire que les indics) en particulier. Il préfèrera toujours ses cahiers d’écolier, question d’habitude.
De la belle ouvrage argotique
Le voilà rangé en littérature, Boudard conserve l’argot, une langue de hors-la-loi, qui apporte à la langue ses éléments les plus vivants, dit-il[10]. Les non-initiés chercheront des mots mais ce n’est pas si difficile, Laurence Jyl, son ancienne « femme parallèle » a raison[11]. Chaque texte est aussi poli que la tête de Prométhée sculptée par Brancusi qui la caressait tous les jours pour obtenir ce résultat. De la belle ouvrage, argot en prime.
La plus élémentaire politesse… vous divertir… vous faire sautiller la formule. Je m’y efforce, je remets sur le tapis l’ouvrage… que ça n’ait l’air de rien du tout… que ça coule facile. Toute la gymnastique que ça nécessite, la ruse… éviter les pièges du beau style… sabrer la joliesse, la minauderie plumitive… Ecouter surtout… une question d’oreille. Le mot de trop et ça fait couac, ça vous déglingue toute la complainte[12].
Même Bernard Pivot est tombé sous le charme et se fait voler la vedette par cet invité (parmi d’autres, Orsenna…), le déjà « célèbre Boudard ». Il le reçoit en 1980[13] pour Le banquet des léopards, « le plus paillard de vos romans, le plus tonitruant ». Le prix Renaudot pour Les Combattants du petit bonheur en 1977 et le Grand prix du roman de l’Académie française pour Mourir d’enfance en 1995, ont couronné sa carrière. Et d’empocher 100 000 F honnêtement.
[1] Alphonse Boudard, Mourir d’enfance, Robert Laffont, pp. 120-122
[2] Ibid. p. 248
[3] Ibid. p. 150
[4] Ibid. p. 153.
[5] Mourir d’enfance, op. cit. p. 203.
[6] L’hôpital. Une hostobiographie, La Table Ronde, 1972, p. 230.
[7] Ibid. p. 312.
[8] Ibid pp. 248-249.
[9] Des dizaines de pages pour ce portrait, notamment les pages 285-320.
[10] Interview d’Alphonse Boudard, Champs libres, RTS.ch 09/09/1966
[11] Ce que je sais d’Alphonse, Laurence Jyl interviewée par Olivier Bailly. Réalisation Alain Caron, Youtube 28/11/2011.
[12] L’hôpital. Une hostobiographie, op. cit. p. 207.
[13] Emission Apostrophes de rentrée à l’automne 1980. Réalisation Jean Cazenave, INA-Madelen.
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Illustration de l’entête: photo J. Leroy