Deux livres, deux livres de poésie, Kryptadia, dans ce recueil, Anne Malaprade gourmande de mots nous emmène dans une crypte, la sienne, celle qu’elle a inventée, celle qui ressemble à un lieu de confinement plus qu’à un lieu qui protège. Un lieu qui n’enferme pas mais qui a des limites qu’elle va explorer et parfois dépasser. Un conseil, avant de lire Kryptadia, il faut lire les deux dernières pages qui éclairent les différents sens de ambre, de ombre et de femelle. Même si l’autrice les a placées au terme des quatre-vingt-dix pages pour que le lecteur ne les découvre qu’à la fin, ces deux pages éclairent le sens de tout ce qu’on va lire page après page.
Kryptadia
La première partie, intitulée à juste titre Prélude, situe les quatre femmes qui vont nous montrer qui elles sont, ce qu’elles ressentent face à la vie, face à leur condition. L’une contient l’ambre, une autre qui s’appelle Constance est la fille d’une troisième et une dernière femme contient l’ombre. Ombre et ambre, deux mots voisins mais aux sens multiples comme l’expliquent les pages du dictionnaire cité à la fin. Quatre femmes qui partagent la condition de femme, qui sont les mêmes mais qui sont bien différentes. On s’y perd, c’est le charme, certains diront l’intérêt, de cette poésie. Rien n’est définitif ni clairement défini. Les frontières sont floues, on tourne les pages et on reste accroché à ce monde, à cette caverne, à Kryptadia. Rien ne devient logique, le contexte reste flou. On se perd dans des mots, des phrases, des pages d’une poésie dense, épaisse et envoutante.
Femme-ombre parfois, femme-ambre d’autres fois, mère ou fille, ces quatre femmes ne sont que les quatre façons d’être d’une seule et même personne. Mais pas toujours. Elles se mélangent, échangent leurs rôles. Peu importe, ce sont des femmes qui partagent toutes une part de ce qu’elles sont avec toutes les femmes. Anne Malaprade nous montre un monde éclaté, des personnages dont l’identité n’est pas définitive. Ces quatre femmes ont un rapport compliqué avec le monde. Les hommes ne sont guère épargnés, ils sont parfois odieux, souvent absents.

Dans les premiers chapitres, Anne Malaprade explore les limites du langage, des phrases et des mots qui ne permettent pas de « dire ce qui est ». La vérité est inatteignable, le temps ne peut être maîtrisé et lui non plus ne peut être dit « car tu disposes de peu de vocables et d’une grammaire arrêtée ». Il faudra pourtant vivre, parler, discuter. Le docteur Freud, celui pour qui les mots avaient un sens et un rôle essentiel, va mourir. Les cercueils manquent à cause du Covid, il reste l’écriture mais il faudra « Renoncer aux genres, entrer dans le réel. Quitter la ponctuation, simplifier la syntaxe. Les annotations, les expressions, les mots, les citations ». Une nouvelle forme, un nouveau style de poésie s’annonce.
Plus loin, Anne Malaprade nous dit que toute vie s’accompagne d’une sorte de contrat que Kryptadia communique à la « femme sans ombre », celle qui vit au grand jour. Elle a la « faculté de renonciation » même si elle n’a « ni la faculté d’achat ni celle de rachat ». La femme ambrée, elle, semble faire allusion à une femme sexuée. Constance, la fille, apparait surtout dans les textes proches de la fin. C’est elle qui est l’avenir « Constance enferme un deuil en l’autre, poupées enchâssées ». C’est elle qui va survivre, c’est elle qui porte le lendemain.
Tout au long des pages, rien ne semble clair ni définitif. La vie sexuelle existe bel et bien, elle fait partie du recueil, elle fait partie de la vie mais « on ne sait pas toujours qui est l’homme, qui est la femme, quelle bouche accueille et suce, et avale ».
Si rien n’est bien délimité, tout est inéluctable dans le monde d’Anne Malaprade. Il n’y a pas beaucoup d’espoir, même si « Encouragement est ce mot tactile par lequel traverser le cours enfance ponctué de minuscules marguerites ». L’unité n’existe pas, « Nature est faite de parties sans tout ni synthèse ».
Les quatre femmes qui sont au cœur ce recueil, sont le miroir de ce monde éclaté qui ne se referme jamais, qui ne guérit jamais de ses blessures.
Difficile à présenter, impossible à résumer, Kryptadia nous plonge dans une vision du monde qui désarçonne de toute certitude mais qui « tient au vivant et au monde ». Et c’est là l’essentiel.
Parole, personne

Parole, personne est quand à lui un recueil publié en 2018 et qui précède Kryptadia publié en 2021. Dans lequel on peut lire : « tout m’est un » Cette affirmation est une belle entrée dans les poèmes et les textes qui s’égrènent en trente-huit chapitres. Pour les uns, en prose, dont la numérotation est croissante de un à dix-neuf, pour les autres, en vers, dont la numérotation est décroissante de dix-neuf à un. Les deux parties se succèdent, se répondent l’une à l’autre, traduisant une virtuosité dans une écriture qui bascule d’une forme à l’autre. Le dernier texte en prose numéroté dix-neuf se prolonge naturellement par le premier poème numéroté dix-neuf. Petit à petit, au fil des lectures des poèmes, les images des textes en prose s’effacent et le dernier poème intitulé « Genèse des femmes : anne année zéro » se retrouve seul, sans presqu’aucun souvenir du texte en prose qui lui répond au premier chapitre du recueil. Ces deux textes, l’un en prose l’autre en poème, partagent le même titre. Il en sera de même pour tous les textes en prose qui donnent leurs titres aux textes en vers. Nous voilà donc, au terme du recueil, retournés au point de départ. La boucle est bouclée et « tout m’est un ». Mais ce n’est pas si simple : dans cette unité, Anne Malaprade explore avec de longues phrases, le plus souvent sans verbe ni ponctuation, toutes les formes et possibilités d’être d’un homme, d’une femme ou d’un enfant. Défilent alors sous nos yeux de lectrice ou de lecteur, des cohortes serrées qui remplissent des pages entières de textes en prose. Les poèmes qui leur répondent sont, eux, constitués de vers irréguliers, rythmés par des blancs et des silences inégaux. Pour accentuer ce dialogue prose-poésie la première partie dédiée à la prose est intitulée « Négatif, inspiration » alors que la seconde, en vers, est intitulée « Tirage, expiration ». Comme si la prose était le négatif d’une photo de ce que nous sommes, de ce que nous vivons, et la poésie était le tirage sur papier de la poésie. En regard se trouve la vie avec le rythme inspiration expiration qui est celui de notre respiration. Et le mot inspiration a un sens physiologique mais aussi un sens pour tout écrivain, poète ou non. Tout comme expiration a un autre sens que celui que la respiration lui donne.
Il y a chez Anne Malaprade une recherche constante, un travail permanent de recherche pour faire travailler les mots, les phrases et les vers jusqu’à leurs ultimes possibilités, leurs ultimes sens une fois écrits sur le papier.
Poésie de l’intime, poésie parfois ambitieuse qui veut rendre compte du monde, poésie qui se veut le reflet du monde, « Kryptodia » et « Parole ,personne » sont deux « toccata », mot qu’elle utilise en avant-garde du recueil, pour évoquer par une touche discrète la respiration du monde et de la vie.
Kryptadia
Anne Malaprade
éditions Isabelle Sauvage. 16€
Parole, personne
Anne Malaprade
éditions Isabelle Sauvage. 17€