Le 9 décembre 1905 est promulguée la Loi de Séparation des Églises et de l’État. Dès lors, la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes. Mais la République affirme également ne reconnaître, ne salarier ni subventionner, aucun culte. Il s’agit bien entendu de ces affirmations de l’article 2 de la loi qu’il convient d’examiner. En effet, dès le 9 décembre 1905, la loi présente d’importantes lacunes dans l’application de ces principes.
Évidemment, le texte ne pouvait pas aborder la situation des territoires qui n’étaient plus français puisqu’annexés par l’Empire allemand en 1871, territoires qui forment aujourd’hui la Communauté Européenne d’Alsace (fusion des deux anciens départements du Rhin) et le département de la Moselle. Les autorités allemandes, dans le but de faciliter l’insertion de ce qu’elles nomment « l’Alsace-Lorraine » dans l’Empire qui vient de se créer, acceptent de conserver un ensemble de dispositions législatives et réglementaires françaises, en particulier dans le domaine religieux : le Concordat avec l’Église catholique[i], les Articles organiques pour les Églises catholiques, luthériennes et calvinistes, le décret de 1809 sur les fabriques des églises paroissiales et les textes réglementant le culte juif. Toutes ces dispositions ne seront modifiées qu’à la marge.
L’on sait que le Traité de Versailles redonne à la République pleine possession de l’Alsace et de la Moselle… elle adoptera une position similaire à celle de l’Empire allemand en maintenant de nombreux textes en vigueur à Metz et Strasbourg le jour de l’armistice de 1918 : ces textes qui concernent divers domaines juridiques constituent le Droit local alsacien et mosellan. Ce maintien de dispositions dérogatoires au Droit national a été précisé par des lois de 1919 et 1924 et une ordonnance de 1944. En matière religieuse, par une décision de 2013[ii], le Conseil constitutionnel a constaté que ces dispositions n’avaient qu’un caractère juridiquement provisoire, qu’elles n’étaient pas conformes au principe constitutionnel de laïcité, mais qu’elles disposaient d’une justification historique suffisante, du moins jusqu’à ce que, chacun pour ce qui le concerne, gouvernement et parlement ne décident de leur abrogation.
Rappelons rapidement la situation actuelle : les 4 cultes (catholique, luthérien, calviniste et juif consistorial) sont « reconnus » (les partisans du régime local préfèrent la qualification de « statutaires »). Leurs ministres des cultes sont rémunérés sur le budget de l’État pour un montant de plus de 50 millions d’euros. Le décret de 1809 impose aux communes une participation au budget des paroisses catholiques, au-delà des contraintes classiques que connaissent les collectivités propriétaires de lieux de culte. De plus, la loi de 1905 ne s’appliquant pas, les collectivités territoriales peuvent, sous certaines conditions, assez librement subventionner les cultes reconnus… mais aussi les autres.
Mais, revenons à 1905
Une petite parenthèse d’abord : le texte de la loi ne prévoit pas expressément le refus d’un culte (le plus important numériquement à l’époque) le culte catholique, d’accepter les dispositions de l’article 4 qui dispose que les biens matériels, notamment immobiliers, seront remis à des associations cultuelles. L’Église catholique en rejette le principe même, en contradiction avec son caractère hiérarchique sans procédures démocratiques internes. Le contentieux ne sera clos qu’en 1924, lorsque la République acceptera la constitution d’associations diocésaines sous l’autorité épiscopale. Au passage, les lieux de cultes et éventuellement les dépendances restent propriété de l’État (pour les cathédrales) et surtout des communes, avec les obligations du propriétaire…
Jusqu’à présent nous n’avons abordé que des dérogations à la loi qui n’étaient pas envisagées par le législateur. Or, celui-ci, dans le cadre de la politique coloniale française, a prévu, dès l’origine, des dispositions particulières pour les territoires non métropolitains : l’article 43 de la loi dispose ainsi que « Des règlements d’administration publique détermineront les conditions dans lesquelles la présente loi sera applicable à l’Algérie et aux colonies ».
Avant d’examiner ce qui fut décidé pour les différents territoires, il convient de noter que la présence française dans diverses parties du Monde, notamment au Proche-Orient, est avant tout une présence de caractère religieux : On parlera d’un véritable protectorat français sur les chrétiens d’Orient ; la France est garante du statut particulier des « lieux saints » de Jérusalem ; à propos des écoles catholiques au Levant on a pu dire qu’elles avaient un rôle « missionnaire au service de la métropole »…

Huile sur panneau. Assemblée Nationale
Dès 1876, Léon Gambetta évoquait « la clientèle catholique de la France dans le Monde »[iii] et on lui attribue parfois la formule « l’anticléricalisme n’est pas un article d’exportation » !
Cet état d’esprit anime à l’évidence tous les acteurs des régimes mis en place en outre-mer. Peut-on calquer les règles métropolitaines sur des départements dont la population est très majoritairement musulmane ou sur des territoires aux sociétés alors encore définies comme tribales ?
Dans cet esprit est maintenu le statut de la Guyane, régi par une Ordonnance de Charles X de 1828, qui dispose que « le Gouverneur veille au libre exercice du culte et pourvoit à ce qu’il soit entouré de la dignité convenable ». Le culte évoqué est le seul culte catholique.
Rappelons une lettre de 1948 du ministre de l’Intérieur à son collègue des finances : « J’estime qu’en raison de la pauvreté des habitants de la Guyane et de la nécessité de les soustraire aux influences étrangères que favoriserait le départ des missionnaires catholiques, il est souhaitable […] de maintenir la rétribution des desservants, les subventions pour la construction et la réparation des édifices cultuels ainsi que les subventions aux congrégations de femmes assurant le service de diverses œuvres de bienfaisance, notamment des léproseries. »[iv]
Aujourd’hui, la Collectivité territoriale de Guyane doit toujours financer, « les dépenses de personnel et de matériel nécessaires au culte ».
Le statut de l’Algérie était fort différent, elle est divisée en trois départements depuis 1848, mais ses habitants sont des sujets français qui ne possèdent pas tous la nationalité française. Les juifs sont des citoyens à part entière depuis le décret Crémieux de 1870, mais pour ceux que l’on nomme des « indigènes musulmans », obtenir ce statut nécessite de renoncer expressément au statut juridique coutumier lié à l’Islam, ce qui ne concerne qu’une très modeste minorité.
Dans ce contexte, la hiérarchie catholique estimait que la loi « allait affaiblir son emprise sur la population européenne et l’action missionnaire entreprise en direction des indigènes »[v].
Le décret du 17 septembre 1907 du gouverneur général d’Algérie qui définit les conditions d’application de la loi reproduit bien in extenso tous ses principaux articles, en ajoutant ainsi le terme « mosquées » à la liste des biens cultuels qui doivent faire l’objet d’un inventaire. Mais, l’article 11 du décret, sur les ministres des cultes, présente une disposition très particulière : « dans un intérêt public et national », le gouverneur général pourra à sa guise, en fonction des besoins, des lieux et des individus, « accorder des indemnités temporaires de fonction aux ministres désignés par lui » …
Cette mesure profitera aux prêtres catholiques français soumis à la concurrence de clercs italiens ou espagnols… elle bénéficiera aussi aux imams soutenant la politique coloniale française. Ce texte, présenté au départ comme provisoire, sera reconduit jusqu’à l’indépendance. Les autres territoires ultra-marins connaissent des histoires singulières.
Pour les îles des Caraïbes, notamment Guadeloupe et Martinique, ainsi que La Réunion, un décret de 1911 y consacre l’application de la loi de 1905. On peut penser que ces territoires semblaient peut-être ne pas présenter à l’époque de risques de menées anticoloniales ni de menées concurrentielles par des puissances étrangères. On notera que cette décision est bien antérieure à la départementalisation en 1946.
Curieusement, une autre colonie, Madagascar se voit également appliquer la loi de 1905, par un décret de 1913. La grande île avait connu une forte influence anglaise et les missions protestantes anglo-saxonnes ou norvégiennes continuaient à se développer et constituaient des menaces, selon le gouverneur général Joseph Galliéni ; son successeur, Jean-Victor Augagneur obtient alors cette décision.
Pour tous les autres territoires coloniaux, en Afrique, en Asie, en Amérique comme en Océanie, c’est la politique du « coup par coup » : soutien ponctuels ou répression selon les besoins de la colonisation.

C’est à la veille de la Seconde guerre mondiale qu’apparut le besoin d’unifier et de codifier les modalités des relations entre la puissance publique et les cultes. Ce sera l’objet des décrets-lois dit Mandel du 16 janvier 1939.
Dans ces territoires non soumis à la loi, des « missions religieuses » assurent l’exercice du culte. Elles sont dotées de conseils d’administration avec personnalité morale, agréés par le préfet. Leur activité n’est pas uniquement cultuelle, elles peuvent acquérir des biens immobiliers, sans avoir besoin d’autorisation pour les usages scolaires, sociaux ou médicaux. Les collectivités territoriales peuvent librement financer ces missions s’il existe « un motif d’intérêt général » … c’est-à-dire le plus souvent si le nombre de fidèles est important. Des particularités d’applications peuvent être adoptées suivant les territoires.
Après la décolonisation de la plus grande partie de l’Empire colonial français, les dispositions du décret Mandel continuent à s’appliquer dans les anciennes colonies devenues des collectivités d’outre-mer, aux divers statuts juridiques : la Polynésie française, la Nouvelle Calédonie, Saint-Pierre et Miquelon, Wallis et Futuna et les Terres Australes et Antarctiques françaises.
C’est le cas également de Mayotte dont la départementalisation en 2011 n’a pas fondamentalement modifié le régime des cultes, si ce n’est quelques aménagements du rôle des cadis musulmans.
Une curiosité : en Guyane au statut particulier déjà présenté, s’ajoute également l’application du décret Mandel…
On le constate, après cette présentation des différentes dérogations au régime de la loi de 1905, c’est le fait colonial, la politique coloniale qui est à l’origine d’une grande partie d’entre-elles. Mais partout, en Alsace et Moselle comme en Guyane, à Mayotte et dans les collectivités d’Outre-Mer, c’est le poids de l’Histoire qui maintient en place des dispositions fort éloignées du principe de Séparation affirmé avec force par la loi…
Michel Seelig
Ancien enseignant associé à l’Université de Metz et de Lorraine, Michel Seelig est auteur notamment d’une présentation globale du régime alsacien et mosellan (Vous avez dit Concordat ? L’Harmattan 2015) et d’une histoire juridique des régimes des cultes (César et Dieu – Deux millénaires de relations entre cultes et pouvoirs. L’Harmattan 2018). Il a également contribué au Colloque Laïcité une question de frontière[s] sous la direction de Frédérique de la Morena, Lexis Nexis 2019. Il est membre des conseils d’administration du Comité Laïcité République et de l’association EGALE (Égalité-Laïcité-Europe).
[i] Du moins ses effets, puisque l’Article XVII de ce traité aurait vraisemblablement dû conduire à l’établissement d’une nouvelle convention.
[ii] Décision n° 2012-297 QPC du 21 février 2013
[iii] À la Chambre des députés le 10 novembre 1876.
[iv] Cité par Poulat Émile, Scruter la loi de 1905 – La République française et la religion, Paris, Fayard, 2010.
[v] Barou Jacques, Islam en France, islam de France, Paris, Documentation française, 2016
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