Si vous aviez une parfaite connaissance des bonheurs et des tragédies qui se produiront dans votre vie, feriez-vous les mêmes choix ? Lorsque nous décidons d’agir, nous sommes, soit incroyablement mauvais pour réfléchir aux implications, soit nous pensons très peu à l’avenir.
Une nouvelle de Ted Chiang, l’histoire de votre vie (titre original : Story of Your Life), nous demande d’imaginer comment seraient les choses si nous connaissions les conséquences, parfois tragiques, de nos choix. Les ferions-nous encore ?
Emmanuel Kant soutenait que l’espoir est essentiel pour motiver notre action. Sans l’espoir que les choses se passeront bien, pourquoi se donner la peine de faire quoi que ce soit ?
L’ignorance n’est pas seulement un bonheur, c’est nécessaire
Imaginez à quoi ressemblerait la vie si vous passiez tout votre temps à vous attarder sur la manière probable dont les évènements pourraient se dérouler. Quel serait votre comportement si vous aviez une statistique vous avertissant : “1 % de la population décède dans un accident de voiture “, chaque fois que vous mettez le contact ? Ou si, le jour de votre mariage on vous prévenait, chiffres à l’appui : “ il y a de fortes chances que cela ne dure pas“. Et arrêteriez-vous de jouer à la loterie si vous saviez qu’il y a plus de chances d’être frappé par la foudre ou même frappé par une météorite que de gagner ?
Les humains sont des experts pour négliger totalement ce qui pourrait arriver à l’avenir ou pour s’embarrasser en termes de probabilités de base. Le résultat est que lorsque nous choisissons une option ou décidons d’une voie quelconque, nous ne réfléchissons généralement pas suffisamment aux résultats ou aux implications futures de ce choix.
Maintenant, imaginez à quel point les choses seraient différentes si vous saviez, avec une précision parfaite, tout ce qui se passerait dans votre vie. Et si vous saviez que votre meilleur ami vous trahirait dans trois ans ? Ou que votre patron va vous virer demain ? Et si vous connaissiez le jour de votre mort ?
C’est l’une des nombreuses questions philosophiques soulevée dans le film “Premier contact (2016) “ et dans l’incroyable nouvelle de Ted Chiang sur laquelle il est basé pour écrire “ L’histoire de votre vie “. Il s’agit du rôle de la préscience dans nos actions.
Une façon extraterrestre de voir les choses
L’histoire de Chiang introduit une espèce extraterrestre qui arrive sur terre sans raison évidente ou discernable. Une linguiste, Louise Banks, est appelée pour déchiffrer leur langue étrange. Nous apprenons au fur et à mesure que l’histoire avance que ces extraterrestres n’écrivent pas de manière linéaire. Au contraire, les verbes, noms, adjectifs, sujets, objets, etc sont tous mélangés. Ce n’est que lorsque vous lisez les phrases dans leur ensemble que l’on peut en donner un sens.
Au fur et à mesure que l’intrigue progresse, nous découvrons que les extraterrestres non seulement communiquent ainsi, mais sont en quelque sorte capables de voir le temps d’en haut, dans son ensemble. Ils voient le passé, le présent et l’avenir comme un bloc, et ils voient aussi leur petit rôle à l’intérieur de cela. Les extraterrestres agissent, sachant parfaitement ce que leurs actions feront.
Louise apprend cette langue et arrive également à voir le temps de cette façon. Elle commence à voir, avec certitude, tout le chemin de sa vie, ainsi qu’une grande tragédie à venir. Elle sait qu’elle rencontrera son mari, qu’ils auront un enfant et que cet enfant mourra jeune d’une maladie incurable. Bien qu’elle le sache, elle a quand même l’enfant.
L’optimisme ignorant de l’espoir
On peut se demander si nous ferions le même choix si nous connaissions son issue tragique. Il n’est pas certain que nous nous engagerions dans cette voie qui se termine par un immense chagrin et une telle désolation. Est-ce que connaître le futur ruine le présent ?
De nombreux philosophes, comme Emmanuel Kant, soulignent à quel point l’espoir est important pour l’action. La raison pour laquelle nous faisons des choses ou nous engageons envers quelqu’un, c’est parce que nous espérons que cela se terminera bien. Pour Kant, on ne peut pas rationnellement ou logiquement prouver l’espérance ; au lieu de cela, nous devons l’accepter avec ce qu’il appelle la “raison pratique“. C’est l’expression que Kant utilise habituellement pour ces choses que nous devons accepter pour que d’autres choses fonctionnent.
Dans ce cas, nous ne pouvons accomplir toutes nos actions quotidiennes, morales ou mondaines, que si nous pensons qu’il y a un point final ou un produit à la fin. Nous devons espérer que ce que nous faisons se terminera bien. Ce point final peut être totalement irréaliste, naïvement idéaliste, ou même statistiquement impossible, mais le fait est que nous devons avoir de l’espoir pour motiver le libre arbitre.
Le problème que Chiang soulève est le suivant : si nous connaissions l’avenir et perdions ainsi cet optimisme ignorant qui définit l’espoir, ferions-nous jamais quelque chose ?
Votre vie, pour le meilleur ou pour le pire
En fin de compte, le film “ Premier contact “ et la nouvelle “ L’histoire de votre vie “ font écho à une idée rendue célèbre par Friedrich Nietzsche : Amor fati (aime ton destin). C’est l’idée de savoir que la manière dont les choses finissent ne doit pas dévaloriser ce que nous avons. Le chemin devant nous, pour le meilleur ou pour le pire, est notre chemin. C’est ce qui le rend beau et c’est ce qui le rend précieux.
Nous avons tous nos sacs et nos fardeaux à porter, et nous devons les apprécier et les aimer précisément parce qu’ils sont à nous. En l’état de choses, c’est tout ce que nous allons avoir. Ainsi, nous rencontrerons tous de la tristesse dans nos vies. Il y aura de la douleur, de la maladie et de la mort. Nous pouvons vivre nos vies comme si ces choses étaient lointaines ou ne s’appliquaient qu’à d’autres personnes, mais elles n’en demeurent pas moins. Pourtant, nous continuons à vivre de toute façon.
Pour revenir à Louise, dans l’histoire de Chiang, elle choisit le bonheur d’avoir un enfant. Tout en sachant ce qu’il va se passer, elle joue, rit et le serre dans ses bras. Elle vit dans le présent et savoure sa joie, tant qu’elle dure.
Illustration de l’entête: Salvador Dalí « Jaune d’Œuf Soleil » (1955)