CNRS Le Journal, par Sophie Félix.
Juice, la première mission spatiale vers Jupiter menée par l’Europe, décollera en avril. Une mission d’ampleur qui doit explorer la géante gazeuse et ses lunes glacées.
Jupiter, monde de tous les superlatifs. L’engouement pour la planète la plus imposante du Système solaire, hôte des plus grandes tempêtes, entourée des plus grands satellites naturels, a été relancé en 2016 avec l’arrivée de la sonde Juno qui nous a livré depuis de nouvelles images spectaculaires, et de nouveaux résultats… qui posent de nouvelles questions. C’est pour tenter d’y répondre qu’une nouvelle sonde, Juice, pour « Jupiter icy moons explorer », sera lancée en avril.
Géante gazeuse et lunes humides
Menée par l’Agence spatiale européenne (ESA) avec la participation des agences américaine (Nasa) et japonaise (Jaxa), et impliquant plusieurs laboratoires du CNRS, Juice doit arriver dans le système de Jupiter vers juillet 2031, après plusieurs survols de la Terre et de Vénus et la toute première manœuvre d’assistance gravitationnelle impliquant à la fois la Terre et la Lune. Pendant au moins trois ans, elle étudiera la géante gazeuse – son atmosphère turbulente, sa fameuse grande tache rouge, son champ magnétique, ses anneaux – et trois de ses principales lunes, dites galiléennes, Europe, Callisto et surtout Ganymède.
« Une caractéristique originale des trois lunes glacées de Jupiter est la possible présence d’eau liquide, à quelques kilomètres sous la glace pour Europe, plus profondément pour les autres », s’enthousiasme déjà Olivier Grasset, du Laboratoire de planétologie et géosciences1, qui a porté la proposition de mission auprès de l’ESA.
Mais pas question de chercher de petits hommes gris ! Si Juice est équipée pour détecter la présence éventuelle de certaines molécules organiques, sa mission est plutôt de déterminer si les satellites joviens présentent des caractéristiques physiques propices à l’éventuelle apparition de la vie : confirmer la présence d’océans liquides, en calculer la profondeur, la dynamique, évaluer les champs magnétiques, les sources d’énergie, la stabilité des environnements. Elle survolera vingt-et-une fois Callisto et deux fois Europe, qui sera étudiée en détail par la mission spatiale Europa Clipper, menée cette fois-ci par la Nasa.
La cible principale restera cependant Ganymède, la plus grande – plus que Mercure – et l’un des seuls corps solides du Système solaire à posséder son propre champ magnétique. Après douze survols, Juice se mettra en orbite autour de Ganymède en décembre 2034 et y restera pendant neuf mois. Une première pour un satellite autre que la Lune.
Comprendre la diversité jovienne
C’est la diversité des objets qui nous intéresse », explique Olivier Grasset. Des jeunes surfaces d’Europe aux vieux cratères de Callisto – qui aurait la surface la plus vieille de notre Système solaire, témoin des premiers instants du système jovien –, en passant par le fort volcanisme rocheux de Io ou la surface lunaire de Ganymède, chaque lune est un monde à part. Pourtant toutes sont nées dans un environnement similaire. Explorer cette diversité et découvrir comment la planète géante et ses satellites se sont formés et ont évolué donnera de précieux indices pour mieux comprendre les milliers d’exoplanètes découvertes en trente ans. Pour cela, la sonde emporte dix instruments scientifiques. L’un d’eux est à responsabilité scientifique et technique française : le spectromètre-imageur Majis, pour « Moons and Jupiter imaging spectrometer », dont le Cnes a la maîtrise d’ouvrage et l’Institut d’astrophysique spatiale2 (IAS) situé à Orsay la maîtrise d’œuvre, avec une forte contribution instrumentale de l’Italie.
L’instrument analysera la lumière solaire réfléchie ou l’émission thermique propre des objets qu’il observera, cela dans 1 280 longueurs d’onde, du visible à l’infrarouge. Parmi ses objectifs : déterminer les caractéristiques physico-chimiques de la surface glacée des satellites visités. La composition chimique de cette surface dépend de deux paramètres principaux qu’il faut discriminer pour mieux les comprendre : la structure interne de la lune, en particulier l’éventuel océan d’eau liquide ; et l’interaction avec la ceinture de radiation de Jupiter qui, sur le temps long, peut altérer en profondeur la composition de la glace. « L’idéal serait de trouver des terrains jeunes dont la composition serait peu modifiée, afin de caractériser l’océan souterrain sans ambiguïté », rêve François Poulet, astronome à l’IAS et responsable scientifique de l’instrument.
Magnétosphères extraterrestres
Pour aider à cette caractérisation, d’autres instruments seront mis à contribution, notamment pour mesurer l’influence du champ magnétique de Jupiter sur les lunes et, réciproquement, le rôle des satellites galiléens sur l’activité de la magnétosphère de la planète géante.
Les capacités de mesure de notre instrument sont inédites dans le système de Jupiter.
Par exemple, l’activité volcanique de Io injecte environ une tonne de particules ionisées par seconde dans la magnétosphère de Jupiter : ces particules y sont accélérées et sont responsables d’une partie des aurores observées sur Jupiter. Ganymède présentant son propre champ interne lié aux caractéristiques de son océan, les interactions entre les deux champs seront aussi scrutées grâce aux mesures radio du Radio and plasma wave instrument (RPWI).
« Les capacités de mesure de notre instrument sont inédites dans le système de Jupiter, assure Baptiste Cecconi, astronome à l’Observatoire de Paris-PSL et responsable d’un sous-système de RPWI. C’est une nouvelle étape de l’exploratio du système jovien. »
Le champ magnétique interne de Jupiter est le plus intense de toutes les planètes : plus de vingt fois plus puissant que le champ terrestre. Il est fortement dissymétrique, s’étendant sur 5 millions de kilomètres en direction du Soleil et formant, de l’autre côté, une longue queue de 700 millions de kilomètres qui traverse l’orbite de Saturne. Expliquer son comportement permettrait d’entrevoir ce qu’il se passe à l’intérieur de la planète.
Percer les mystères de l’atmosphère de Jupiter
Plusieurs appareils sonderont aussi les différentes couches de l’atmosphère de Jupiter, pour en saisir la composition, la structure et la dynamique. Constituée principalement d’hydrogène et d’hélium, deux gaz très légers, cette atmosphère est très étendue. Si l’on descendait vers le cœur de la planète, on s’enfoncerait dans un fluide de plus en plus épais sans rencontrer de surface solide, mais nous subirions peut-être des orages impressionnants avec des vents jusqu’à 150 m/s au niveau de la couche nuageuse et de la grêle d’ammoniaque plus en profondeur.
La circulation atmosphérique, très complexe et variable selon l’altitude, reste mal connue : comment la grande tache rouge – plus large que la Terre – se maintient-elle depuis trois cents ans ? pourquoi sa taille diminue-t-elle depuis un siècle ? mesure-t-on effectivement la grêle prévue par les modèles ? quel régime de vents au-dessus des nuages ? et qu’est-ce qui provoque des vents aussi extrêmes ? les mouvements observés en surface, notamment via les célèbres bandes colorées qui traduisent la présence de divers composés chimiques dans les nuages, se prolongent-ils à l’intérieur de la planète ?
Juice devrait apporter des éléments de réponse grâce à la précision inédite de ses instruments de télédétection. « Nos détecteurs parviennent à un rythme de 4 spectres par milliseconde, ce qui est 10 000 fois plus important que l’instrument équivalent sur la sonde Galileo dans les années 1990. Une vraie révolution ! », précise Yves Langevin, responsable scientifique de Majis de 2013 à 2019 et aujourd’hui directeur de recherche CNRS émérite à l’IAS. La résolution spatiale sera aussi impressionnante : de moins de 100 mètres à quelques kilomètres lors des survols des satellites et jusqu’à 125 km/pixel pour Jupiter.
Un défi d’ingénierie
Ces résultats sont le fruit du travail d’ingénierie mené à l’IAS où les scientifiques s’efforcent de reproduire toute la complexité des conditions de vol. « Jupiter cumule les difficultés », résume Cydalise Dumesnil, ingénieure au CNRS et responsable technique de Majis : les panneaux solaires, bien que d’une surface de 85 m2, fournissent une puissance limitée, l’ensoleillement étant en moyenne 25 fois plus faible que sur Terre, et la ceinture de radiation de la planète peut endommager l’électronique, nécessitant un blindage optimisé. Un imageur infrarouge a aussi besoin d’être refroidi pour ne pas perturber les mesures avec son propre rayonnement thermique : « chaque degré de trop signifie une dégradation de la performance ». Et tout cela doit tenir compte de la masse et du volume contraints pour chaque instrument de la sonde. « Il faut trouver le meilleur compromis pour atteindre les résultats scientifiques souhaités », explique l’ingénieure.
Première mission de grande envergure du programme Cosmic Vision 2015-2025 de l’ESA, Juice rassemble 18 institutions issues de 23 pays, ainsi que des dizaines d’industriels et fournisseurs. Sans compter ces derniers, elle représente le travail de plus de 2 000 personnes qui sont parvenues à respecter les délais sur plus de dix ans et malgré les difficultés posées par le Covid-19. Si les attentes sont aussi considérables que la cible de la mission, l’ESA prépare déjà la suite : elle a annoncé que la première mission du futur programme Voyage 2050 explorerait une lune de glace autour de Jupiter ou de Saturne. ♦
Notes
CNRS Le Journal par Sophie Félix
Rédactrice institutionnelle au CNRS
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