Spectral view of the evolution of sculpture
Quand l’homme préhistorique a commencé sa marche évolutive, l’art faisait déjà partie de sa vie : les peintures de Lascaux ou d’Altamira sont là pour le prouver. Mais ses capacités dans le domaine sculptural sont moins connues, quelque peu négligées. La « Vénus de Lespugue » ou la « dame de Brassempouy » existent et nous rappellent que peinture [*ET*] sculpture sont étroitement liées depuis leur invention, au paléolithique.
Bien entendu on ne parle pas d’esthétique pour ces temps reculés, mais nos lointains ancêtres étaient parfaitement capables de ressentir et de dépasser leur environnement par la Création artistique : ils ressentaient le besoin vital d’exprimer leur relation aux formes de beauté qu’ils voyaient autour d’eux, et cela malgré l’hostilité du milieu ambiant.
Un autre aspect implicite à l’attitude de ces hommes des premiers temps, c’est la magie : tout ce qu’ils ne pouvaient pas comprendre était envoûtement, ensorcellement…Y compris le feu jusqu’à ce qu’ils soient aptes à le créer eux-mêmes…
Ils utilisaient les matériaux du quotidien pour leur fabrication d’œuvres d’art : l’os, le bois, quelques roches friables. C’est dans cet univers chaotique qu’est apparue la sculpture…
Avec la naissance des « Empires agraires », c’est-à-dire l’entrée dans l’Histoire autour de -3000, apparaît le marqueur de ces temps nouveaux : l’écriture. La mémoire des époques révolues va donc rester (presque) intacte pour les périodes qui viendront…Malgré les guerres et les destructions barbares de ces ères nouvelles.
L’organisation sociétale se fait autour du monarque et du Dieu local car, phénomène qu’aujourd’hui beaucoup refusent d’accepter alors qu’il est bien logique et compréhensible, les peuples sont fédérés par leurs croyances, par la puissance de l’état comme par celle du clergé et par la personne du chef, en Égypte ce sera le Pharaon… Sur le principe de la fourmilière pyramidale mais avec, tout de même, quelques possibilités de « sortir de sa condition de base » et de monter dans l’échelle sociale. Ce sera particulièrement vrai pour certains individus doués dans des domaines variés… Comme les artistes…Or les créateurs des multiples objets que les Dieux-Pharaons emportent avec eux dans l’au-delà, sont des bijoutiers, des ébénistes, des marqueteurs, des potiers ou des…Sculpteurs, tous talentueux puisque fournisseurs du roi. Un exemple ? Pensez aux masques funéraires de Toutankhamon...
Ce qui va différencier la sculpture du pays du Nil de toutes les précédentes, c’est sa Codification tout au long de l’Ancien Empire, qui finira par lui donner son apparence immédiatement reconnaissable : son hiératisme.
Ce que les peuples de Mésopotamie n’ont pu réaliser parce que trop morcelés en de trop nombreuses cités-états (les Sumériens), ou regroupés en Empires agressifs (les Assyriens), les Égyptiens y parviendront grâce aux structures religieuses, étatiques, sociales, psychologiques, créées, et à leur volonté délibérée de s’accrocher à leur passé, idéalisé. Une fois mise en place, la codification prenait un aspect perpétuel : plus question d’évolution.
Tout semblait régler pour longtemps…Que pouvait-on créer de neuf ? Rien apparemment… « Alors apparurent les Grecs », pour paraphraser le mot célèbre expliquant l’importance de l’apport de Malherbe au développement de la jeune langue française.
Le monde grec est, fondamentalement, celui dont naîtra notre civilisation. L’homme grec est le premier homme moderne. Avec lui, pas de « circonvolutions cérébrales » pour exprimer une idée. Il appellera un chat un chat.
Prenons un exemple simple, une petite phrase parfaitement anodine pour nous : « je marche sous le soleil ». Un ami vous dit cela, rien d’extraordinaire. Vous pourriez lui conseiller : « n’oublie pas ton chapeau » mais, à part ça, vous n’auriez rien à rajouter.
Pour un Babylonien, un Assyrien, un Égyptien antique c’eut été très différent : JAMAIS, il n’aurait utilisé une phraséologie aussi évidente. Il aurait commencé son discours par quelque chose comme : « sur le chemin d’éternité conduisant à la cinquième heure du jour, là où le Dieu Anubis a…Etc, etc… ».
Bien entendu, je simplifie mais le fond est bien là. L’art grec, la sculpture grecque, sont lumineux, liés au soleil. Tout doit être clair, naturel et lisible. Rien dans la pensée grecque n’obscurcit le lien au réel. Le rapport au divin n’est pas supprimé, il s’exprime dans la représentation de la beauté de l’anatomie humaine, dans l’expression harmonieuse des grandeurs, d’où l’invention du « canon » des proportions, rapport de la tête à l’ensemble du corps…
Quand l’art grec apparaît, comme toute civilisation débutante, il regarde autour de lui. Les attaches économiques sont puissantes avec l’Égypte, donc les artistes hellènes loucheront du côté des pyramides. Analyser une sculpture grecque du sixième siècle avant notre ère a quelque chose d’amusant : les œuvres de la période sont des caricatures d’art égyptien. Le hiératisme pharaonique, les plans précis, immémoriaux, du canon classique pharaonique sont incompréhensibles pour l’esprit grec : Trop de traditions, trop d’interdits, pas assez de vision naturelle, pas de liberté d’interprétation dans le travail, j’en passe et des meilleures…Si les Égyptiens antiques se sont accrochés à leurs coutumes séculaires et ont, ainsi, pu les faire survivre 3000 ans ; a contrario les Grecs, d’origine nomade mais sédentarisés depuis longtemps, doivent faire évoluer leurs idées pour perdurer . Ce qui n’empêche pas que l’on rencontre des chefs d’œuvre dans la période archaïque de l’art grec : le fameux « torse de Milet » du musée du Louvre est là pour le prouver.
Très vite insatisfaits de leurs débuts dans l’orbite des Pharaons, ils vont développer leurs tendances propres. Dans une première phase, ils vont apprendre à rendre impeccablement la réalité visuelle qu’ils perçoivent. Puis, ils l’inscriront dans l’espace environnant. Progressivement, les sculptures grecques se détendent, s’affirment, deviennent naturelles et s’éloignent de l’ancienne Égypte. Enfin, « le poison grec » va conquérir le monde connu d’alors, dans la suite de l’expédition d’Alexandre le Grand, le divin macédonien…
Malheureusement, les chefs d’œuvre de la sculpture grecque ne sont pas parvenus jusqu’à nous, emportés qu’ils furent dans les innombrables tragédies militaires destructrices qui ravagèrent l’Antiquité classique…Mais la pire ne fut pas le fait des barbares : ce fut la prise de Constantinople par les Croisés sous la direction de Venise (1204) : par vandalisme et bestialité assumés, de merveilleuses statues de Lysippe, de Phidias et de Praxytèle furent « massacrées » par les monstrueux mercenaires de la sérénissime… Comme quoi, le plus mauvais n’est pas toujours celui que l’on imagine.
Certains noms sont légendaires : Myron (le discobole), Polyclète (inventeur du contrapposto : le poids du corps repose sur une seule jambe, l’autre restant au repos), Phidias ( le Michel-Ange de l’Antiquité), Praxytèle ( Maître du travail du marbre et créateur du « déhanchement classique » : en plus du Contrapposto, la ligne des hanches fait opposition à celle des épaules), Lysippe ( l’unique sculpteur ayant eu l’autorisation d’Alexandre pour créer son portrait) et Scopas (Le mausolée d’Halicarnasse fut sa réalisation la plus glorieuse)…Leurs travaux nous sont demeurés inconnus…
Un des principaux apports grec à la sculpture est l’invention du contraposto par Polyclète, perfectionné par Praxytèle, dans ce que l’on a nommé « le déhanchement classique ». De quoi s’agit-il ?
C’est un instant de transition dans le mouvement, en opposition avec l’immobilité. Il est circonscrit dans le bassin et inscrit au niveau de la hanche. C’est une « harmonie de rupture » car le mouvement s’amorce aux hanches alors que le torse ne bouge pas, son centre de gravité étant bloqué au milieu de la hanche. Cette nouveauté extraordinaire, née de l’imagination grecque, va dominer l’art sculptural durant toute l’antiquité classique, puis sera oubliée avec la chute de l’Empire romain…elle restera comme un mythe lié à l’âge d’or que l’on supposait être le monde antique…
Le gothique n’ignorait pas les écrits antiques ni la sculpture gréco-romaine mais il n’avait aucun contact spirituel avec ce monde là, car pré-chrétien donc n’ayant pas connu la « grâce du Christ ».
On remarquera que la sculpture médiévale privilégie systématiquement un point de vue particulier, unique, où là seulement peut être apprécier le génie des sculpteurs de l’époque (le « beau Dieu » d’Amiens par exemple).
La société du Moyen-Age est soumise à une dominante absolue, intégrale : la foi chrétienne, sommet et couronnement de la pyramide des idées qui fait triompher la THEOLOGIE. Dans ces conditions, une évolution des possibilités expressives de la sculpture est plus que réduite.
Tout change avec la Renaissance : les recherches spéculatives reprennent grâce à l’abandon de la scolastique. Enfouis dans leurs tombeaux millénaires, Virgile et Homère se réveillent pour apprendre à réfléchir aux hommes de ces temps nouveaux. C’est l’ère des spéculations intellectuelles : la primauté passe à la METAPHYSIQUE, nouvelle « science dominante ».
Dans ce foisonnement, tout-un-chacun expérimente. Les sculpteurs sont à la pointe des « explorations ». La statuaire de la Renaissance devient alors le support d’une élévation spirituelle car la recherche de l’artiste est la quête d’une vision aux points de vue multiples, ce qui passionne les philosophes du temps. La « vision tournante » s’empare enfin de l’œuvre créée, réconciliant Idéalisme et Réalisme. La beauté des sculptures devient une construction intellectuelle. L’harmonie est une recherche de pureté et d’équilibre. Enfin renaît l’esthétique, quête d’absolu, d’éternité, de spiritualité. L’idéal de beauté de la Renaissance est une glorification de l’homme, sujet et objet des spéculations humanistes. Le maniérisme sera une abstraction idéalisante de ces mêmes idées.
Cette sculpture est la plus belle, la plus esthétique, la plus classique, la plus pure de toutes les représentations humaines parvenues jusqu’à nous. Elle est archétypale et intemporelle, résumant les recherches de jeunesse de l’artiste. Sa jouvence éblouissante, comme l’élan vital qui en émane, éclate dans ce bronze, résumant le passé tout en annonçant le futur. Mais, plus que tout, il s’agit d’une révolution de l’art statuaire.
Le David est le premier grand nu (138cm) jeté en bronze depuis l’Antiquité. La synthèse est dynamique, la recherche est dans l’essence du mouvement. Par un coup de génie dont la genèse nous est ignorée, l’artiste déplace le centre de gravité de la hanche à la taille. Ce qui provoque une modification sans retour de la structure organique du corps. Le torse, libéré du « carcan psychanalytique » qui le paralysait tel un corset, s’anime d’une vie inconnue jusqu’alors. La dynamique nouvelle invite à la rotation. La perception circulaire de la sculpture est née. Le mouvement devient une création de l’imagination.
Cette « Révolution esthétique » dominera la sculpture jusqu ‘au début du vingtième siècle…
Un jour, le grand historien de la Renaissance italienne qu’était Giorgio Vasari regardait des dessins de Michel-Ange. Il rêvait.. Soudain, il écrivit sur le bord supérieur de l’un d’eux : « Quand Donatello buonarottise, Buonarotti donatellise »…Le document existe encore, il est conservé au Musée des Offices de Florence. Le critique d’art voyait donc dans le génie universel de Michel-Ange (Buonarotti de son nom de famille) le digne successeur de cet autre génie universel que fut Donatello. L’ Histoire a ratifié ce jugement. Le premier est né onze ans après le décès du second, il a été l’élève de Bertoldo Di Giovanni, artiste formé dans l’atelier de Donatello, devenu le conservateur des sculptures des Médicis… Michel-Ange retiendra les leçons de son aîné. Elles lui serviront sa carrière durant…On peut même parler « d’héritage artistique » légué, involontairement, par Donatello à son jeune disciple.
Le tempérament flamboyant de Michel-Ange est bien connu, sa puissance expressive en étant la conséquence. Très vite, il atteindra des hauteurs jusqu’alors inconnues aux artistes qui le précédèrent. Intéressons-nous à deux de ses œuvres majeures :
– La Pietà (bibliquement : la Vierge Marie douloureuse) de Saint-Pierre de Rome,1498, seule sculpture signée par Michel-Ange de toute sa carrière (174x195cm). Elle tient sur ses genoux le corps du Christ avant sa mise au tombeau, sa Résurrection et son Ascension.
La première évidence frappant l’œil du spectateur, c’est de constater l’extrême jeunesse de la mère de Jésus. Le motif réel en est à rechercher dans la psychologie de l’artiste, en quête du « beau idéal » : il accorde beaucoup plus d’intérêt à la beauté de la Vierge qu’à sa douleur. C’est si vrai qu’un cardinal, choqué par cette jeunesse apparente, lui en fit la remarque. La réponse fusa, incroyable : « dans cinquante ans, personne ne s’en souviendra ! ». La postérité a confirmé cette opinion de l’artiste. Mais cette beauté affirmée n’est AUCUNEMENT païenne. Elle est d’essence philosophique : Michel-Ange est un platonicien convaincu, considérant que l’idée prédomine sur l’expérience. C’est un individu cultivé, aux angoisses profondes, dont l’obsession est de sauver son âme. Il sera déchiré toute sa vie par cette tentation métaphysique, à tel point que, membre du cercle de la poétesse Victoria Colonna, il sera surveillé par l’Inquisition qui le situait à la limite de l’hérésie ! Logiquement, cette conception du monde aurait du mener l’artiste droit dans le mur : la réalité est toujours plus puissante que la théorie au quotidien…Mais la puissance créatrice qui « habite » l’homme Michel-Ange dépasse toute imagination : c’est une force tellurique incandescente. Elle lui permettra de triompher de ses démons…
Revenons à la Pietà : le Christ semble avoir l’âge que lui donnent les Évangiles, il apparaît donc plus vieux que sa mère. Son corps est légèrement plus petit que celui de Marie. Ce qui est normal au regard de la densité du marbre. Son bras droit glisse le long de son corps, naturellement. La paume ouverte de la main gauche de la Vierge lui répondant en créant l’équilibre « d’un dialogue sans paroles », l’oxymore s’y prête…
La main droite de Marie retient le corps du Christ mort, la main gauche paume ouverte marque la charité chrétienne, le pardon (main tendue) et atteste de son malheur (majeur et annulaire repliés).
Le corps de Jésus forme une sorte de S fluide, au marbre poli, qui paraît en accord symphonique avec les extraordinaires drapés aux plis profonds du vêtement de la Vierge. Ces ondulations de marbre sont un miracle de travail parfait dont seul l’artiste était capable. Elles ont fait rêver des générations de sculpteurs qui n’ont jamais réussi à atteindre un tel niveau de perfection…
Une extraordinaire douceur imprègne cette sublime sculpture dont l’émotion intérieure interfère très vite avec le mental du spectateur, devenant témoin, voire conscience, de ce drame mystique.
Jamais, ô grand jamais, aucune création artistique n’a eu d’équivalent à ce drame, à la fois chrétien ET antique, affirmant posément la foi de Michel-Ange en la grandeur de l’humanité et sa certitude qu’elle triompherait de tous les obstacles…
Depuis la mort sur le bûcher de Savonarole (1498), Florence était devenue une république. Les dirigeants virent dans le David l’exaltation des valeurs républicaines et la statue devint le symbole de la cité-état. Lors de la reconquête de Florence par les Médicis(1527), le bras gauche de l’œuvre fut emporté par un boulet. Il fut récupéré en trois morceaux et la statue fut restaurée en 1543. Exposée des siècles à l’extérieur, elle ne fut sauvée qu’au milieu du 19ème siècle par la création de la galerie de l’Académie où elle est toujours conservée.
Orienté vers sa droite par l’ébauche première, David est un adolescent au physique d’athlète puissant, une sorte d’apothéose du nu masculin devenue archétypale, et référence de l’universalité de la sculpture. Si Donatello et Verrocchio avaient représenté le jeune héros après le combat, Michel-Ange le montre dans l’instant où il a décidé d’affronter le géant Goliath. La dramaturgie, comme la mise en scène, ne peuvent donc pas être les mêmes : elles impliquent une force dramatique, une tension psychique, différentes. L’attitude du jeune berger, transmuté en demi-dieu, traduit une violence intérieure doublée de l’acte décisionnel : il va lancer, à l’aide de sa fronde, le projectile qui tuera le monstre. La volonté dont fait preuve David est d’un caractère iconique par la descendance qu’il engendrera. Très rapidement, les florentins comparèrent la statue aux modèles antiques qu’ils connaissaient et, pour la première fois, la comparaison fut FAVORABLE aux sculpteurs de leur temps…
Et pourtant, que n’a-t-on pas reproché à cette statue ! Mains trop grosses, bras trop longs, visage « de marbre », inconséquence visuelle de l’angle formé par les jambes, etc…etc…On n’en finirait pas de « psalmodier » les reproches qui lui furent adressés.
Face à ce « chœur des imbéciles » se dresse la plus grande œuvre jamais créée par un sculpteur et qui soit parvenue jusqu’à nous.
Ses dimensions, sa puissance expressive, la volonté qu’elle exprime, sa taille directe dans un bloc déjà entamé et orienté, exploit qui ne sera jamais égalé, le rendu de la « Terribilita » (aspect terrible) qu’elle nous montre, nouveauté complètement ignorée jusqu’à Michel-Ange, n’en sont pas les moindres attraits.
Mais, ce qui dépasse tout, c’est ce qui en émane : c’est un hymne à l’humanité, caractéristique et apogée de la renaissance italienne, résumant, unissant et fusionnant toutes les recherches esthétiques qui ont précédées, dans cette glorification extra-temporelle de l’Homme. C’est encore ainsi qu’aujourd’hui on la voit…Elle fut, et elle reste, un instant d’éternité dans l’Histoire de l’espèce humaine… Si l’on devait désigner une seule sculpture pour représenter cet art ce serait celle-ci, sans hésitation.
Passons quelques décennies…Gian Lorenzo Bernini ( 1598-1680), inventeur de l’Art Baroque, crée entre 1647 et 1652 une de ses œuvres les plus glorieuses : L’Extase de Sainte-Thérèse qui représente la transverbération de la bienheureuse, constituant le groupe central de la Chapelle Cornaro de Santa Maria della Vittoria à Rome.
Le lieu est le zénith de l’architecture baroque : concerts de marbres polychromes, de métal doré et de détails sculptés bien orchestrés : la lumière du ciel traverse une fenêtre au-dessus de la Sainte, est orientée vers la statue de marbre blanc qui la reflète dans les innombrables plis de la robe. Le dôme donne l’illusion d’un ciel aux chérubins multiples avec la lumière du Saint Esprit (la colombe).
Quant à la sculpture c’est un incroyable travail sur la ductilité du marbre qui aboutit à l’illusion parfaite de la réalité. Les vêtements de Thérèse sont magistralement rendus : l’apparence du vivant est immédiate. Le plus petit coup de ciseau est ressenti par le spectateur. L’aspect cinétique de l’œuvre est évident, introduisant une notion de durée dans la prise de possession visuelle de l’œuvre. La position du corps de Thérèse est complètement abandonnée au divin : cliniquement parlant, elle est en « coma outrepassé », tandis que la béatitude se lit sur son visage. Certains ont voulu y voir une connotation sexuelle mais imaginer que Le Bernin, disciple d’Ignace de Loyola, ait pu avoir de telles intentions douteuses est invraisemblable.
En vérité nous sommes en plein art baroque : ce qu’il faut comprendre c’est que la sculpture baroque se rapproche tant du théâtre que les attitudes des corps comme le pathétique expressif des visages finissent par être similaires à ceux des comédiens du temps*. Il y a exubérance décorative certes, mais aussi exubérance physique des personnages mis en scène par ce merveilleux « photographe de plateau » qu’était l’artiste.
Le vingtième siècle n’a vu dans le baroque que ses excès, ses outrances, refusant d’admettre sa nature profonde, sa vérité intrinsèque, choquante pour les historiens d’art car elle leur apparaissait comme « intellectuellement stupide » : une machine démonstratrice mise au service de la contre-réforme catholique romaine, dans le but clair de « séduire les foules ignorantes ». Les temps modernes ont fini par le mépriser, se privant d’un moment de l’histoire artistique occidentale. Il a fallu attendre René Huyghe (L’Art et l’homme) pour assister à une tentative d’explication. C’est seulement depuis quelques années que l’on assiste à une remise en ordre et que l’art baroque reprend la place qui lui est due. La condamnation a, enfin, cédé la place à la réhabilitation…
Nous voici au début de l’été 1874. Un sculpteur inconnu de 34 ans s’apprête à partir pour l’Italie…Il en rêve depuis toujours. Très pauvre, il a économisé sou après sou…Il sent, au fond de lui, qu’il doit effectuer « son grand tour » comme le faisaient les riches fils de famille anglaise du dix-huitième siècle… Élève de Carpeaux à la petite école, modeleur pour des fondeurs, il vient de quitter Carrier-Belleuse dont il était le chef d’atelier… De Michel-Ange, Il ne connaît que les Esclaves conservés au Louvre, rien de Donatello et pas grand-chose de la Renaissance…
Auguste Rodin (1840-1917) s’embarque pour un « voyage sans retour » qui le marquera à jamais : sa vision de l’art en sera d’abord enrichie, puis bouleversée et finalement transformée. Les conséquences en seront incalculables sur l’évolution de l’art de cette période. Pour faire simple : sans Rodin, pas de sculpture moderne.
Dès son retour, il commence à interpréter le langage artistique qu’il a découvert à Florence, en premier lieu celui de Donatello dans le David de bronze dont nous avons parlé. Ses recherches aboutiront rapidement : en 1877, il présente:
« – L’Âge d’airain » au salon (180 cm de hauteur).
Rodin va devoir prouver que la qualité du modelé de son œuvre provient bien d’une étude approfondie des profils, des mouvements, des gestes, de sa prise de possession de l’espace. Ses détracteurs finiront par reconnaître sa bonne foi mais il est significatif qu’on l’ait accusé d’un tel forfait : la sculpture des salons était contrôlée par les sculpteurs membres de l’Académie qui se distribuaient les commandes, les honneurs et les ateliers… Le slogan : « l’imagination au pouvoir » n’aurait pas pu leur être décerné !
Une sclérose, une volonté de ne rien créer de nouveau, un manque cruel de réflexion caractérisent les statues des Salons de ce temps. Entendons-nous bien : les œuvres présentées peuvent être agréables à regarder, belles d’exécution mais elles n’offrent rien de nouveau à l’appétit intellectuel du spectateur car elles sont, spirituellement, ineptes.
Revenons à notre sculpture, d’abord appelée « Le Vaincu » ou « L’Homme qui s’éveille ». Elle fait référence à un homme lointain, celui des âges antiques, si difficiles..La dénomination originelle « le vaincu » est caractéristique du tempérament de Rodin de ses débuts aux années 1890.
Qu’est-ce à dire ? Issu d’un milieu ordinaire, autodidacte, obligé de travailler pour « bouffer », le jeune Auguste n’a eut ni le temps ni les moyens d’acquérir un minimum culturel classique. Il en souffrira toute sa vie. A tel point, qu’un pessimisme absolu domine son œuvre créatrice jusqu’en 1895/96… J’expliquerai pourquoi plus avant dans cette synthèse.
La preuve ? A Florence, il découvre les grands sculpteurs de la Renaissance. Ghiberti le sidère au regard de sa célébrissime « Porte du Paradis ». Il a dans l’idée de créer quelque chose dans le style de ce chef d’œuvre…Mais ses peurs sont tellement fortes, son attrait pour Dante si puissant, qu’il répond au Maître toscan par « La Porte de l’Enfer »…La démonstration est sans réplique !
Chez Rodin, l’être humain est LE sujet principal autour duquel tourne sa machine créatrice. Mais les corps y sont broyés, moulus, brisés, meurtris, écartelés, soumis à toutes les tortures possibles et imaginables dans un maelstrom maléfique d’un catastrophisme ayant dépassé les prévisions les plus noirs des pessimistes les plus acharnés.
Vers 1880, l’artiste possède déjà le vocabulaire artistique dont il se servira toute sa vie. La « Porte de l’Enfer » le démontrera. C’est dans cette architecture sculptée qu’il viendra se ressourcer, comme le tailleur de pierres va à la carrière découper les morceaux dont il a besoin.
La deuxième appellation, « L’Homme qui s’éveille », fait référence à l’esclave de Michel-Ange conservé au Louvre, autrefois connu sous le titre de « L’Esclave mourant », car nous savons aujourd’hui qu’il s’agit d’un personnage qui « s’éveille à la vie »…Bien des historiens d’art l’ont démontré (René Huyghe notamment).
L’Âge d’airain… La sculpture tenait une lance de la main gauche. Rodin décida de la supprimer pour dégager le bras de tout élément décoratif, et pour donner au geste une ampleur inespérée. Au regard de la sculpture finie, c’est évident : les mouvements inversés des bras se répondent, équilibrant le rendu physique comme le rendu visuel de la partie haute du corps. Le contrapposto est surprenant car, si la jambe gauche porte le poids du corps, la droite est légèrement pliée et orientée vers l’avant. La conséquence directe en est une forme de déséquilibre qui risque de faire chavirer la statue…Mais la force qui s’en dégage est telle, le moment cinétique créé par les mouvements inversés des bras si impérial, que toute chute devient impossible. Quant au rendu de l’épiderme, sa vérité nous apparaît naturelle, aveuglante. Une certaine intériorité s’accentue avec les yeux clos de cet athlète à la virilité affirmée. S’enfermant en lui-même, il pense…Nous sommes bien loin de ces âges lointains auxquels il se réfère…
Viennent « La Porte de l’Enfer », « Les Bourgeois de Calais » et bien d’autres commandes… Dont celle de la statue de – Balzac par la Société des gens de lettres, vers 1892…
La sculpture finale mesure 270 cm de haut. Elle nécessita d’innombrables recherches sur le corps et la tête de l’écrivain, passant par des phases différentes, si ce n’est opposées. Rodin aboutit à l’assemblage (phénomène dont il est coutumier) d’un portrait fidèle aux traits animés reconnaissables et d’un corps tendant à une dématérialisation de l’apparence, dans un concerto de tonalités concrétisées par les volumes flexibles de la robe de chambre.
La longue conception de l’œuvre, sa maturation progressive, le refus de Rodin d’utiliser les attributs classiques de l’écrivain (plume, livre, fauteuil, bureau…), la volonté intraitable du sculpteur d’obtenir l’effet désiré, débouchèrent sur un monument révolutionnaire en 1898.
L’écrivain, éternel tel un rocher battu par les vents, se dresse en pleine lumière. Il devient l’affirmation de la victoire de l’esprit sur la matière. Pour la première fois dans la carrière de Rodin, l’homme triomphe des éléments, il sort vainqueur de ce combat titanesque que lui a imposé le sculpteur. Enfin, Rodin rejoint Michel-Ange au firmament des sculpteurs de génie, sa plus haute ambition n’en doutons pas.
Le Balzac de Rodin est une sculpture VISIONNAIRE d’un génie VISIONNAIRE, dont la hauteur de vue assujettit l’univers qui l’entoure, lui, l’écrivain-créateur enthousiaste, drapé dans la robe de bure de moine qu’il portait lorsqu’il écrivait.
Le scandale fut énorme lors de sa présentation en 1898. La commande fut annulée mais Rodin eut le dernier mot lorsque, ayant décidé de recouvrir la sculpture d’un drap et de ne plus jamais la montrer à personne, il affirma : « cette œuvre dont on a tant ri, dont on s’est tant moquée, c’est la résultante de toute ma vie »…
Il savait ce qu’elle représentait mais l’époque ne pouvait pas l’accepter par ce que le Balzac était trop novateur. Les jeunes sculpteurs en formation, eux, furent attentifs et réceptifs aux conséquences inévitables de la confrontation de leurs idées avec ce monument qui fut érigé carrefour Vavin en 1937….c’est du Balzac qu’est issue la sculpture moderne.
« Rien ne pousse à l’ombre des grands chênes », c’est par cette phrase qu’un jeune homme quitte l’atelier de Rodin trois jours après y avoir été accepté. Chose étonnante, le Maître de Meudon ne lui en voudra pas…Quelques temps plus tard, le débutant présente ses travaux au Salon. Tout le monde attendait le passage du titan de la sculpture…Il arrive, se promène et s’arrête devant ce que lui propose ce novice. Il bougonne : « pas mal, pas mal ». L’apprenti insiste : « Maître, j’attends de vous autre chose ! ». Rodin le regarde fixement puis ajoute : « ah oui ? Alors travaillez beaucoup et exposez peu ! »…
Brancusi (1876-1957), car c’est de lui qu’il s’agit, respectera à la lettre les conseils de son aîné. Il est né dans une lointaine province roumaine, s’est enfui de chez ses parents, a parcouru l’Europe à pied avant de s’installer à Montparnasse, qu’il ne quittera plus que pour des voyages à durée limitée.
Issu d’un monde primaire et d’une tradition millénaire de la taille du bois, Brancusi devient l’enquêteur capable de faire « avouer » au matériau qu’il utilise « l’essence cosmique de la matière ». Il est en prise directe avec les grands mythes de la Mère-Terre, ceux que l’on raconte le soir à la veillée, ceux qu’il réinventa au crépuscule de sa vie dans une sorte de délire fantastique. Il sent la présence de la sculpture dans le matériau. Elle est préexistante et il doit la «révéler ».
C’est si vrai que je me permettrais un souvenir personnel. En qualité d’expert, j’ai eu d’innombrables sculptures dans les mains, dont quelques « supposés » travaux de Brancusi. Toutes étaient fausses….Sauf une ! C’était un marbre non signé d’un modèle connu de l’artiste. Immédiatement, au regard, j’ai eu la sensation qu’une âme était cachée au cœur de la pierre : le créateur l’avait piégé de sa puissance vitale. La force qu’il dégageait venait de l’intérieur et s’écoulait vers l’extérieur, comme un fleuve que rien ne peut arrêter… je n’ai plus eu qu’à vérifier l’unicité du travail du marbre pour que cette impression devienne certitude. C’est ce qui advint…
Pour Brancusi, la main pense et suit la réalité cachée dans la matière. Il sait que l’aspect extérieur des objets est leur REALITE mais que leur nature intrinsèque est leur VERITE : « Ce n’est pas la forme extérieure qui est réelle, mais l’essence des choses. Partant de cette vérité, il est impossible à quiconque d’exprimer quelque chose de réel en imitant la surface des choses ».(**)
A l’équilibre des masses de la sculpture classique, il substitue l’équilibre des forces, plus apte à exprimer le dynamisme de notre civilisation. C’est la spiritualisation de la sculpture, en totale opposition avec l’abstraction. Sa sculpture s’insère dans une dimension universelle liée à sa compréhension des mythes fondamentaux…Volontairement, l’artiste tente d’abolir toute expression ou sentiment personnel vis-à-vis de son modèle, pour privilégier une forme élémentaire, universelle et intemporelle.
De tous les sujets qu’il traitera, la série des « oiseaux » est celle qui incarne le mieux ses recherches et son rapport au monde. Il cherchera toute sa vie à saisir l’essence du vol qui symbolise l’ascension vers le spirituel. Pour lui, c’est la définition du bonheur.
Entre 1910 et 1944, il créé 29 oiseaux. La Maïastra (hauteur 73cm, atelier Brancusi, Paris) est le premier. Elle narre de fabuleux contes de sa terre d’origine. C’est un oiseau de légende apte à prendre différents aspects. Brancusi en tire l’idée de travailler sur les notions d’unité et de métamorphose. Il va alors tenter de mettre en place ses œuvres dans l’espace environnant, utilisant les socles comme éléments à part entière de la sculpture. Il y a donc fusion des deux éléments : socle et sculpture sont intégrés. Les premiers sont souvent en bois, les seconds plus variés. Il n’y a plus de hiérarchie entre eux. La forme du socle, lourde, tend à maintenir la sculpture au niveau terrestre alors que la forme pure et ovoïde de la poitrine de l’oiseau est tendue vers le ciel.
Avec L’Oiseau dans l’espace de 1925 (environ 140 cm, idem) Brancusi parvient à créer une pure montée ascensionnelle irrésistible. Toutes les parties de l’oiseau se fondent dans un ovale étiré vers le ciel.. Les pattes deviennent purs ondoiements.
Par la qualité du travail de polissage, il créé une forme quasi immatérielle, le bronze poli devenant éclat insaisissable du feu primordial qui fascine l’artiste, démiurge-créateur. Le marbre absorbe la lumière qui court sur sa surface, l’effleurant. Le bronze étincelant « boit » l’espace.
Matière, forme et lumière s’engendrent mutuellement, devenant métamorphose permanente au regard du spectateur : « le corps de l’oiseau est fait de l’air qui l’entoure, sa vie est faite du mouvement qui l’emporte »(***.)..
On en déduira aisément que les créations de Brancusi sont uniques. Rien de tout cela n’existait avant lui. Rien ne sera plus pareil après lui. L’influence qu’il eut sur la sculpture moderne est incommensurable mais, et c’est facilement compréhensible aussi, nul n’a jamais cherché à aller dans la voie qu’il avait ouverte parce que UNIQUE, justement. En revanche, la référence à son œuvre se retrouve chez ceux qui comptent, les plasticiens constructeurs: Ipoustéguy, Gilioli, Stalhy, Poncet, etc…
J’affirme ici qu’une affirmation, que l’on rencontre dans de nombreux traités consacrés à l’Art moderne, est totalement fausse : celle qui consiste à affirmer que ce sont les peintres et seulement eux qui créèrent l’Art moderne. Ils ont eu leur part, bien entendu, mais les architectes et les sculpteurs aussi…Comme ce fut le cas pour Brancusi…
Jacques Tcharny
*Voir l’ analyse de l’œuvre du Bernin : Apollon et Daphné sur Wukali
** Réflexion de Brancusi lui-même
*** Analyse du philosophe Gaston Bachelard
WUKALI 21/05/2016
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Illustration de l’entête: « Dame de Brassempouy« , 3.65 × 1.9 cm. Musée des Antiquités nationales, Saint-Germain-en-Laye (France). Numéro d’inventaire, M.A.N. no 47 019