When lust and desire transform Greek gods and goddesses into erotic heroes
C’est le Club français du Livre qui proposa, en 1967, à [**Georges Pichard*] (1920-2003) de transposer l’œuvre monumentale d'[**Homère*] en bande dessinée. Le dessinateur obtint de confier à son complice, le scénariste [**Jacques Lob*] ( 1932-1990), l’adaptation du récit. Les deux hommes avaient déjà créé ensemble Ténébrax, Submerman et Blanche Épiphanie.
[**Lob*] remodela complètement l’histoire tout en conservant les principaux avatars du voyages ( Polyphème, Éole, Circé, les sirènes, la descente aux enfers, Hélios et Calypso). Dans son esprit fertile, la science-fiction devint la trame du drame des humains, devenus les jouets des Dieux… qui se révéleront n’être rien d’autres que des extra-terrestres technologiquement très avancés. De ce fait, deux mondes se partagent le crayon du dessinateur comme l’œil du lecteur, les deux univers ne se croisant que quand les Dieux le décident, toujours dans le but malfaisant de contrarier les espoirs des malheureux marins ballottés par les flots.
Enfin, l’édition en deux volumes, complète, fut effective en 1975, couronnant un travail unique en son genre qui reçut le Prix Phénix la même année. De nombreuses versions, parfois pirates, fleurirent partout sur la planète, notamment aux [**États-Unis.*]
[**Georges Pichard*], élève puis professeur de bande dessinée et de graphisme à l’École supérieure des arts appliqués Duperré, avait débuté dans la publicité avant d’être un dessinateur humoristique et de se lancer dans la BD. Ses femmes, pour le moins attractives physiquement, se reconnaissent immédiatement : une authentique fascination érotique pour le corps de la femme imprègne toute son œuvre : le créateur tord, broie, malaxe, triture, torture l’enveloppe charnelle féminine, dont il subit l’attraction vitale mais, à l’instar de [**Rodin*] qui développe la même attitude envers le corps de la femme, ce dernier sort toujours vainqueur de cet affrontement titanesque…Cette obsession, quasiment maladive chez le sculpteur comme chez le dessinateur, comporte, manifestement, un côté « Marquis de Sade ».
[**Jacques Lob*] est, à ce jour, le seul scénariste couronné par le Grand prix de la ville d’Angoulême (1986), en principe décerné aux dessinateurs de BD. Il produisit beaucoup avec différents auteurs : [**Mézières, Jijé, Druillet, Pichard*]… Dans tous ses scénarios, un pessimisme psychologique évident ressort : aucune de ses créations ne se terminent bien. Il faut en rechercher le motif dans son histoire personnelle : il fut soldat près de trois ans en [**Algérie*] où il vit, et fut parfois obligé de participer à des exécutions arbitraires, voire à de véritables meurtres avec tortures préalables, ordonnés par des sous-officiers hors de contrôle de leur hiérarchie. Pour en avoir parlé avec lui, je puis certifier qu’il en fut marqué à tout jamais. Quant à imaginer qu’il aurait pu refuser, c’est stupide : il aurait été, purement et simplement, immédiatement fusillé !
Le moins que l’on puisse dire c’est que leur avance technologique ne les rend pas meilleurs, ni même très malins ! Ils nous déçoivent par leurs rancunes personnelles, par leur mépris pour les mortels, par leurs rivalités internes, par leur soif de puissance et leurs manquements aux devoirs de leur charge : faire des terriens un peuple évolué et responsable. La jalousie de [**Poséidon*] envers [**Zeus*] apparaît à chaque instant : c’est tellement vrai que le roi des Dieux refuse d’affronter son « frère » de manière trop évidente, préférant louvoyer… La seule personnalité quelque peu sympathique de cet Olympe décevant est la blonde [**Athéna.*] Mais, dans une situation équivalente où le héros lui eût été antipathique, comment aurait-elle réagi ? Comme le maître des mers ici, sans le moindre doute !
La bassesse de ces Dieux au rabais ne pouvait qu’entraîner celle des hommes…Encore une fois, le pessimisme du scénariste éclate.
Mais son interprétation du mythe d’Homère est frappée du sceau du génie : le récit devient une moderne aventure de science-fiction auquel le narrateur confère un rythme, une densité et des dialogues de notre époque. Quant à la transformation du héros principal, [**Ulysse*], c’est une véritable métamorphose à laquelle nous assistons : son intelligence hors-du-commun lui permet d’appréhender, voire de comprendre, ce que sont vraiment les Dieux. Son triomphe personnel avec le retour difficile à [**Ithaque*], marqué par la mort de ceux qui voulaient le remplacer, ne pouvait guère durer : prisonnier de ses souvenirs, incapable de se réadapter, ne reconnaissant pas vraiment [**Pénélope*] dont le psychisme a évolué pendant son absence, et qui ne le reconnaît pas non plus, il ne peut pas en rester là…Il repartira donc vers un destin inconnu et probablement tragique dont le poète aveugle n’a pas voulu nous entretenir…Le choc est violent pour le lecteur, habitué en cette période (1968) au triomphe des bons sentiments en BD…Mais il comprend que ce final triste et maussade était inévitable…Cette incarnation inattendue de la légende homérique est à l’origine de celle, non moins surprenante, que nous a proposé la série télévisée d’animation « Ulysse 31 » en 1981/82.
Intéressons-nous maintenant au travail du dessinateur. Pétri de culture classique par ses études, il nous propose un Zeus, chevelu et barbu, qui n’est autre que celui peint par [**Ingres*] dans son célèbre tableau « Jupiter et Thétis » de 1811, conservé au musée Granet d'[**Aix-en-Provence*]. Il est particulièrement caractéristique que Pichard ait été cherché ce visage créé par Ingres pour son personnage : la primauté du dessin sur la couleur dominait la psychologie du peintre. A tel point qu’il fut surnommé : « le Monsieur Thiers de la ligne » dans une caricature montrant « le duel à outrance » qui l’opposait au « Proudhon de la couleur » qu’était [**Delacroix*]. La fascination pour la ligne, ses sinuosités et sa sensualité, était partie intégrante du psychisme du dessinateur comme de celui du peintre du « Bain turc », l’expression la plus nette de cet attrait.
Les visages des autres dieux ont moins de références précises. Le physique du personnage d'[**Hadès*] est, lui, la transcription de celui de l’amiral, personnage douteux de « Submerman », autre BD de Lob et Pichard.
L’influence de « l’Art Nouveau » et de « l’Art Déco »sur la manière de raconter du dessinateur est particulièrement présente dans les pages 30/31 (Éole), 43/49/50 ( Circé), 103/108/109 ( Calypso) de l’édition Glenat de 1981.
Sa façon de déposer l’encre sur la planche est assez simple : peu de circonvolutions, de courbes, de paraboles visuelles, mais une grande efficacité expressive dans ses traits étroits délicatement posés. Si nécessaire, il les épaissira. Il manie les noirs et les blancs somptueusement. La couleur est inutile dans la démonstration de l’aventure. Elle n’est importante que dans la couverture de l’album, le présentant d’une telle allure qu’elle le rend appétissant au lecteur potentiel.
Sa technique narrative est remarquable : que l’on en juge par la page 43 de l’album où le magnifique « beau ténébreux » séducteur de femmes (malgré lui??) que devient Ulysse pénètre dans l’antre de [**Circé*] : peu de texte, une description purement visuelle des lieux avec un « jardin des délices » inquiétant, une entrée immense aux colonnes de marbre imposantes, un siège de satrape amolli où trône la magicienne maudite, l’esclave humain immonde et un lion superbe à ses pieds… Le danger est ressenti par l’épiderme du lecteur devenu spectateur, voire voyeur. Que l’on apprécie à sa juste valeur la case 1 de la page 42 où notre héros croise le chemin d'[**Hermès*], le messager des Dieux : des arbres aux formes équivoques angoissent le courageux Ulysse comme le lecteur. Les oppositions de noirs et de blancs les composants sont agressives, anxiogènes, et seule la présence de l’envoyé de l’Olympe rassure… Belle démonstration de technique narrative comme d’esthétique, s’il en est…
Ce que je sais, c’est que Pichard aimait [**Gustave Doré*] plus que [**Daumier*]. C’est qu’il plongeait ses racines visuelles dans un dix-neuvième siècle classique, période pas si lointaine dans les années 1960.
Une forme de rejet de l’ordre établi cohabitait, en lui, avec un goût passionné du classicisme en peinture. C’était un homme écartelé entre tous ces éléments, auxquels il faut rajouter un sadisme, profond mais involontaire, dont il finit par être parfaitement conscient. Ce qui explique sa passion de « démontage et reconstruction » du corps féminin…
Quand nous refermons le livre, avec sa conclusion inattendue, nous restons un instant sans réaction, quelque peu éberlués…C’est un instant d’éternité si caractéristique du chef d’œuvre…Comme celui que nous venons de lire et d’admirer.
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WUKALI 22/12/2016