Dans cet essai l’auteur, Jean Galard, s’interroge sur l’opportunité de commenter les œuvres d’art et sur la façon dont le commentaire dialogue avec ces œuvres bien qu’elles ne répondent pas lorsqu’on s’adresse à elles, elles ne condamnent pas pour autant à un silence sans issue.
Partant de la position de Poussin qui se désigne comme ce « moi qui fais profession de choses muettes », affirmant ainsi que son métier n’était pas d’écrire mais de peindre, l’auteur de Conversations avec les choses muettes, explore des différents motifs pour lesquels les œuvres d’art, d’époque et de provenance différentes appellent un commentaire.
Que gagne-ton à connaître la date d’une œuvre, son titre, sa place dans l’histoire de l’art, le nom de l’auteur où son intention, Y-a-t-il des œuvres qui se passent d’information préalables à leur compréhension comme à leur appréciation ? Autant de questions qui trouveront des réponses différentes en fonction des regards portés sur ces œuvres.
Pour Blanchot le silence naîtrait de l’irreprésentable, il serait en cela différent du mutisme qui implique la volonté de ne pas dire pour garder une part de secret. Ne pas dire mais montrer ce qui n’a pas de nom, telle serait la vocation de la peinture. Un bon exemple de l’innommable en matière de peinture a été donné par Daniel Arasse à propos du tableau de Fragonard Le Verrou[1] Un jeune homme enlace une jeune femme qui lui résiste en un tendre combat et de son autre main il pousse un verrou, les enfermant tous deux dans une chambre dont le lit est défait. Dans le rideau rouge du baldaquin qui surplombe le lit, s’ouvre « une belle fente allant vers l’obscur ». Dans ce tableau il y a ce que je vois : le drap du lit en désordre et les oreillers boursoufflés et il y a ce que je regarde et qui me regarde, à savoir la forme d’un genou plié sur l’un des angles du drap et deux seins dessinés par les oreillers déformés. « Je suis donc confronté à l’innommable, dans l’en-deçà du verbal » [2], quelque chose se montre que la peinture ne dit pas mais, que le regard capte.
Deux positions s’affrontent dans le monde des musées. L’une milite pour la prise en compte du contexte historique au prétexte que le regard demande à s’instruire car l’œil ne peut pas se borner à voir, il cherche à comprendre. L’autre affirme la conviction que, par une élection où le hasard prend une grande part, certaines individualités jouissent d’une aptitude spéciale : pour elles, les œuvres d’art, de quelque époque et de quelque région du monde qu’elles viennent sont accessibles « directement ». Elles parlent « d’elles-mêmes ». Et elles touchent d’autant plus intensément la sensibilité du regardeur qu’il les aborde sans l’interposition d’un savoir historique qui risquerait de les transformer en document[3].
En s’appuyant sur des œuvres de toutes les époques, Jean Galard argumente les deux points de vue en se gardant de trancher sur l’opportunité de choisir l’un plutôt que l’autre.
Cependant certaines œuvres, quelle que soit l’époque à laquelle elles ont été réalisées, se passent de tout commentaire, d’exégèse et d’explication écrites ou verbale tant leur silence est éloquent. À commencer par les peintures préhistoriques, les sculptures précolombiennes de la Méso-Amérique, la quasi-totalité de l’art ancien de l’Afrique et de l’Océanie, de l’Égypte et de la Mésopotamie antiques…qui ne mentionnent ni nom de l’artiste, ni titre de l’oeuvre et le plus souvent ne donnent aucune explication pour nous renseigner sur l’intention de l’auteur.
Parmi les œuvres plus récentes, Un concert (entre 1485 et 1495) de Lorenso Costa l’ancien[4] ne demande aucune explication. Il suffit de voir l’expressivité des visages pour entendre les voix des trois chanteurs.
De même dans La musique (1910) une toile de Matisse[5] où trois personnages assis chantent accompagnés au violon et à la flute double, l’intensité de la palette nous restitue celle des voix et des instruments.
Parfois un trouble s’installe face à une œuvre dont la fonction représentative est des plus incertaines et invite à plusieurs interprétations. D’autant que les titres choisis, pour cette œuvre de Goya : Un chien, Perro hundido, Chien à demi submergé, ou Tête de chien, entretiennent le mystère sur ce chien dont on ne voit que la tête tendue vers quelque chose qui se trouve hors champ.
Devant cette œuvre énigmatique, dotée d’une grande présence, appartenant à la série des Peintures Noires réalisées par Goya sur les murs de la « Maison du Sourd », près de Madrid où il s’est, pour un temps, retiré, le spectateur devra dépasser son étonnement et tenter diverses approches en l’absence de tout indice, délivré par le peintre, propre à favoriser son déchiffrement. Il n’y a rien à voir car la toile montre et dissimule à la fois mais il reste beaucoup à imaginer. Et c’est peut-être là que se trouve l’un des secrets d’une grande œuvre.
Contemporaines ou récentes, certaines œuvres se passent également de tout commentaire tant elles produisent sur la sensibilité un effet si puissant que l’on est tenté de penser qu’elles n’ont besoin d’autre indication, que celle du nom de l’auteur, du lieu de l’exposition éventuellement, de sa date afin de s’assurer qu’on parle de la même chose. N’ayant pas de fonction représentative, elles s’adressent directement à la sensation, à l’esthésie[6][7]. Cette autosuffisance de l’expérience sensible peut certes susciter un commentaire qui la prolonge verbalement ou qui plutôt explicite les impressions reçues.
Jean Galard s’interroge sur l’opportunité de ce mode de réception « directe » de l’œuvre qui consiste pour le spectateur à tout ramener à soi au détriment de la connaissance historique que le musée aurait pour fonction de délivrer et qui devient nécessaire pour apprécier certaines œuvres. Cependant il ne tranche pas entre les deux options proposées et reprend son débat pour nous permettre d’en juger par nous-même face aux œuvres qu’il nous propose.
D’autres toiles, dont le titre a évolué au cours du temps, témoignent d’un risque d’erreur dans l’interprétation, notamment, lorsqu’il s’agit de scènes de genre mais pas seulement. Gérard ter Borch a représenté un instant de la vie d’une femme d’abord sous le titre de La Remontrance paternelle[8] (vers 1654-1655) titre qui fut remplacé par celui de Conversation galante quand on s’avisa qu’en face de la jeune femme debout, tête inclinée, vue de dos, le militaire assis qui parle en levant la main (sentencieusement ?) est manifestement trop jeune pour être le père d’une si grande fille. L’autre femme, assise qui boit un verre de vin et complète le trio, est peut-être moins une mère embarrassée par un accident familial qu’une entremetteuse assistant à la conclusion d’un arrangement licencieux. Si bien qu’on hésite plus aujourd’hui à nommer cette scène de genre une Scène de bordel ce qui oriente le regard du spectateur.
Si le titre d’une toile peut évoluer avec le temps grâce au travail de recherche des muséographes, il peut aussi être choisi par le peintre pour indiquer son intention et être de ce fait le premier commentaire d’une œuvre. Le titre donné à la toile peinte par Caspar Friedrich Femme devant le soleil couchant [9], oriente la perception et l’interprétation du spectateur même si ce dernier garde la possibilité de la regarder autrement et de la voir comme une femme devant le lever du soleil mais le titre attestera de l’intention du peintre.
À l’opposé des œuvres dont le titre incite à s’engager, que penser de ces œuvres dites « sans titre » devenues très nombreuses depuis que l’art abstrait a voulu marquer qu’il rompait le lien même le plus ténu avec les données visuelles préexistantes (empirique) ou inventées (imaginaires) ? Ouvrent-elles la voie à d’autres des intitulés génériques, tel que « étude », « composition », « construction », improvisation » complété d’un numéro, d’un chiffre, d’une date, d’un mot (nom d’une couleur, d’un sentiment, d’un lieu), choisis par l’artiste ou le collectionneur par quelque association d’idées ou de sentiments au risque d’en dire trop, au détriment de la pureté de l’œuvre vouée à rester à l’écart du langage.[10]
Que dire de l’incidence de la connaissance ou non du modèle et du personnage dans notre relation au tableau. Est-il si important de savoir que, dans Bethsabée au bain tenant la lettre de David[11] (1654), Rembrandt représente le personnage biblique de Bethsabée, future épouse du roi David et future mère de Salomon, sous les traits de sa maîtresse Hendrickje ? Cette identification du modèle d’une peinture est un acte qui peut enrichir la perception voire l’affiner, c’est aussi un acte qui pourra paraître superflu à ceux pour lesquels l’œuvre parle d’elle-même.
Le mutisme de l’œuvre ne la condamne pas à l’incompréhension quand elle emprunte l’éloquence d’une mimique, d’un geste, d’un rire ou d’un cri : ce hurlement que personne n’entend dans Le Cri, (1893) de Munch[12].
Parfois l’énigme de la toile, source d’étrangeté, reste entière pour le regardeur et relance la quête tant que les symboles désormais éteints de certains détails n’ont pas été déchiffrés. Le scandale causé par L’Olympia la toile de Manet ne peut se concevoir sans le décryptage de certains objets qui avaient encore un sens codé dans la seconde moitié du XIX e siècle. Une simple pantoufle aux pieds d’Olympia symbolisait de façon conventionnelle la perte de l’innocence, l’orchidée posée dans ses cheveux avait des pouvoirs aphrodisiaques, le chat noir au pied du lit symbolisait la lubricité, et le bouquet de fleurs offert par la femme de chambre désignait le statut de demi-mondaine.
D’autres symboles, retrouvés dans certaines œuvres du passé mais aussi plus proches de nous, sont incontournables si l’on veut comprendre le sens de l’œuvre : la présence d’un singe dans un tableau peut être parfois porteuse de persiflage au XVIIIe. Celle de la pomme symbolise, selon les cas, le mal ou le fruit défendu dans la tradition chrétienne, celui de la discorde dans la mythologie grecque.
Chez Cézanne la pomme, motif essentiel de la nature morte, est dotée d’une « signification érotique latente », selon Schapiro, en référence à l’abondance des œuvres érotiques réalisées par le peintre dans sa jeunesse alors que les thèmes sexuels explicites disparaissent vers la fin des années 1870. Les fruits vont se substituer aux scènes érotiques et le rapport sera « évident » dit-il, entre les formes de la nature morte et celles du nu[13].
Tandis que les pommes chez Cézanne se dépouillent de leur symbolisme conventionnel, les asperges de Manet ne sont plus que des asperges, rien de plus. Si Manet a été indifférent à la symbolique des asperges, il est permis de douter qu’il ait eu toujours une vue claire concernant son intention quant au désir de peindre ces asperges.
Les choses muettes sont-elles plus muettes sans l’aide des informations délivrées par des « scribes » et « scholiastes » comme dirait Henri Lewi qui nous proposent des analyses et commentaires par diverses voies écrites, orales ou audiovisuelles. Il s’agit moins d’apporter des informations à proprement parler que d’attirer l’attention sur quelque chose qui était là et dont on a ressenti l’effet mais que l’on voit autrement si la conscience, heureusement sollicitée, s’y arrête. La Fillette à l’oiseau mort[14], ce petit tableau d’un auteur inconnu dont on sait qu’il appartient à l’École flamande du début du XVIe a été fréquemment commenté à partir d’une omission repérée au niveau des yeux où manque la petite touche blanche qui luit dans presque tous les portraits de la peinture romaine antique à celle de la fin du XIXe. Une omission qui serait la cause de l’étrange regard à la fois intense et absent de ce visage inoubliable. Et par voie de conséquence cette omission aurait autorisé les interprétations les plus fantaisistes, notamment celle attribuant à la petite fille la responsabilité de la mort de l’oiseau soit par négligence soit par perversion.
À l’instar de La fillette à l’oiseau mort, les exemples sont nombreux où l’on prête au peintre à tort ou à raison, l’intention d’avoir voulu attirer l’œil du regardeur sur un détail significatif par la mise en place d’un dispositif particulier ou par ses écrits sur l’œuvre, avec le risque parfois de faire perdre au regardeur la liberté de découvrir plusieurs sens possibles, échappant ainsi, non pas à l’histoire, mais à l’idée simpliste et écrasante d’une histoire inexorablement linéaire et univoque[15].
L’abstraction, dans la mesure où elle s’affranchit de toute figure identifiable dans le monde extérieur à l’art, serait à priori la peinture la plus muette et la plus réfractaire au commentaire. Pourtant, bien qu’on ne connaisse le plus souvent que le nom de l’auteur, la date de réalisation, les tonalités dominantes, les connaisseurs patentés de ces œuvres abstraites appellent l’attention du regardeur sur leurs sens possibles, par d’inventifs et persuasifs commentaires. Olga Medvedkova à propos de Dans le quadrilatère noir (1923) redouble d’imagination pour y distinguer « l’un des personnages préférés du peintre, celui d’un cavalier armé de sa lance ». Kandinsky pour sa part, s’il donne un certain nombre de clés, notamment dans ses écrits, pour lire ses œuvres, conseille « pour certaines expériences », celles qui lui importent le plus, de se fier à la première impression et met en garde contre « la lassitude de la sensibilité, qui risque de céder le champ à l’imagination ». Une contemplation trop longue conduirait l’imagination à prendre le dessus sur l’expérience intérieure immédiate, écrit-il dans Point et ligne sur plan, comme s’il s’agissait d’un danger.
Dans le cas extrême des monochromes, la question se pose de savoir si ces œuvres auraient pu manifester leur richesse et leur « profondeur » sans le recours aux commentaires des spécialistes et de l’artiste lui-même.
Carré noir sur fond blanc la toile de Malevitch qui a fait scandale à l’époque a été largement commentée par le peintre lui-même dans ses écrits. La question qui se pose est de savoir dans quelle mesure on doit s’en tenir aux explications du peintre pour approcher son œuvre ou si, au contraire, on doit laisser la porte ouverte à d’autres suggestions pour ne pas enfermer l’œuvre dans une seule vision.
Suggérer en effet semble le mot le plus adéquat pour qualifier le commentaire littéraire qui vient éclairer une œuvre picturale. Dans ce cas le récit ne vise pas l’exactitude que brigue l’histoire de l’art mais la justesse de la fiction. Paul Claudel en a donné un très bel exemple à propos de deux tableaux de Frans Hals, réalisés l’un et l’autre en 1664. Il s’agit de deux portraits de groupe : celui des Régentes de l’hospice des vieillards et de son pendant, celui des Régents du même hospice de Haarlem[16].
L’écrivain transpose les deux scènes peintes, après la mort des personnages, au moment où ils vont comparaitre devant un tribunal. La fiction proposée par Claudel, très éloignée de l’analyse de l’historien de l’art Seymour Slive, l’un des spécialistes de Frans Hals, ne prétend pas se substituer à l’étude du spécialiste, mais à apporter un éclairage nouveau sur l’œuvre.
Depuis que l’objet d’art est devenu, avec l’abstraction, un objet autonome, autoréférentiel, qu’il ne désigne rien d’autre que lui-même, cette conception des œuvres visuelles a eu tendance à étendre sa validité jusqu’à la perception de l’art figuratif traditionnel. Une telle assertion ne manque pas de surprendre le lecteur de cet essai après que l’auteur a soutenu tout au long de ces pages que les connaissances adéquates sont non seulement utiles mais parfois nécessaires, pour bien regarder les œuvres visuelles.
Les deux conceptions ne sont pas antinomiques elles se complètent et parfois se suivent dans le temps de la contemplation. L’œuvre d’art, la plus autoréférentielle, dès lors qu’elle est regardée voire admirée par un spectateur, ouvre un questionnement sur elle-même et sur les mystères qu’elle recèle auquel des dispositifs médiateurs apporteront des réponses qui loin de nuire à la spontanéité de sa relation à l’art, la nourriront.
Conversations avec les choses muettes.
Jean Galard
éditions L’Atelier contemporain, coll. Essais sur l’art. 20€
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Notes
[1] Fragonard, Le verrou entre 1776 et 1778, Musée du Louvre.
[2] Daniel Arasse, Histoire de la peinture, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2005, p. 317-319.
[3] Jean Galard, Conversations avec les choses muettes, Quel savoir pour mieux voir ? L’Atelier contemporain, François-Marie Deyrolle éditeur, 2023, p. 45.
[4] National Gallery, Londres.
[5] Musée de l’Ermitage, Saint Pétersbourg.
[6] Toile réalisée entre 1819 et 1823, Les peintures noires, Musée du Prado, Madrid.
[7] Jean Galard, op ; cité, p.37.
[8] Rijksmuseum, Amsterdam.
[9] Gaspar David Friedrich, Femme devant le soleil couchant, 1818, Musée Folkwang, Essen.
[10] Jean Galard, op. cit. p. 82.
[11] Rembrandt, Bethsabée au bain tenant la lettre de David, (1654), Musée du Louvre.
[12] Munch, (1893), Musée Munch, Oslo.
[13] Jean Galard, op. cit., p.117.
[14] Anonyme, La petite fille à l’oiseau mort, (Premier quart du XVIe siècle), Musées royaux des beaux-arts de Bruxelles
[15] Jean Galard, op. cit., p. 137.
[16] Jean Galard, op. cit. p. 146.