Picasso et l’orfèvrerie
Au coeur des révolutions artistiques qui ont traversé le XXe siècle, à commencer par celle du cubisme qui bouleverse la représentation esthétique traditionnelle, Picasso a joué un rôle prépondérant. Cette modernité artistique, Picasso l’affirme aussi sous d’autres aspects, notamment en bousculant la hiérarchie entre les arts, les beaux-arts et les arts décoratifs. Le musée Magnelli, musée de la céramique à Vallauris présente jusqu’au 25 septembre une exposition consacrée aux pièces d’orfèvrerie en or et argent que Picasso a fait en collaboration avec l’atelier de François Hugo. Le travail d’orfèvre se distingue de celui du bijoutier joailler. On vous en dit plus.
L’exploration des différents médiums apparaît très tôt dans sa démarche artistique mais elle se manifeste de manière plus significative après-guerre où le travail avec des artisans ou des professionnels spécifiques se multiplie, parmi eux François Hugo pour l’orfèvrerie. Cette dernière apparaît comme l’une des collaborations peut-être les moins connues de Picasso, restée longtemps confidentielle. Elle débute en 1956 et se poursuit jusqu’en 1967. Au travers de cette association, sont créés des plats, des pièces spécifiques dessinées par Picasso comme les compotiers et des médaillons en or, conçus à la demande de Jacqueline Picasso et approuvés par Picasso.
Le lien entre l’orfèvrerie et la céramique s’impose. Tout d’abord, parce que les plats en argent sont une transposition des céramiques dites « empreintes originales ». Le rapprochement s’opère également dans le choix de la technique adoptée : Picasso voulait une approche similaire à celle de l’empreinte : les plats sont donc façonnés en martelant des feuilles d’argent plutôt que par coulage.
Cependant, pour Picasso, il ne s’agit pas d’une simple « déclinaison » : adapter des sujets d’un support à l’autre est essentiel pour nourrir sa réflexion créatrice ; interpréter un motif iconographique au travers d’un nouveau médium doit permettre d’apporter une nouvelle dimension plastique. Dans cette approche, le choix des motifs iconographiques, parmi lesquels les visages dominent, apparaît particulièrement révélateur du processus créatif. Ainsi, Picasso va soigneusement sélectionner vingt-quatre plats qui lui permettent de développer un nouveau vocabulaire plastique en jouant sur les effets de surface, accentués par les différences de finition : brillante pour les parties saillantes, mate pour le fond.
Pablo Picasso et François Hugo
François Hugo ou l’art de retranscrire et sublimer les céramiques de Pablo Picasso
par Elisabeth Valency-Lagarde
En 1956, une idée originale naît dans l’esprit de Pablo Picasso : retranscrire ses céramiques, précisément la série des pâtes blanches, dans des métaux nobles comme l’or ou l’argent.
Le défi est de taille : Pablo Picasso a imaginé des oeuvres d’envergure (les plats font en moyenne 42 centimètres de diamètre) en trois dimensions, avec un haut degré de détails, mais qu’il faut maintenant retranscrire aussi délicatement dans le métal.
À la redécouverte d’une technique antique
Pour répondre aux exigences de Pablo Picasso, l’orfèvre est amené à trouver une solution alternative à la fonte. Son choix se tourne vers un long et méticuleux procédé de martelage de feuilles d’or pratiqué par les civilisations précolombiennes, notamment les Incas et les Aztèques, et certaines civilisations méditerranéennes antiques comme celle des Hittites. Et, il fait bien plus que reprendre cette technique millénaire : il la redécouvre, l’assimile et la modernise.
La technique consiste en le martèlement, en la frappe, d’une fine feuille d’or 23 carats au sein d’un moule en bronze ou d’une matrice en creux. Ce moule, fabriqué par l’orfèvre, est un négatif du prototype proposé par l’artiste. (…) La feuille d’or ou d’argent, préalablement laminée pour atteindre une épaisseur de seulement 5/10ème de millimètre à 15/10ème de millimètre et fermement ancrée sur un socle en ciment, peut ensuite être martelée à l’occasion d’un processus de frappe long et minutieux.
Cette technique unique, développée par François Hugo et devenue emblématique des Ateliers Hugo, permet de retranscrire à la perfection la forme des oeuvres et objets en trois dimensions imaginés par Pablo Picasso.
Là où la technique de la fonte aurait abouti à un résultat lourd et grossier, la technique du repoussé-ciselé permet en l’occurrence d’obtenir des plats d’un diamètre de 42 centimètres ne pesant qu’en moyenne 2,7 kilos.
Comment évoquer l’art du repoussé-ciselé sans relever le haut degré de détails que permet cette technique ?
Expérimentant et jouant avec la malléabilité de la céramique, Pablo Picasso a agrémenté ses assiettes de détails subtils et de textures recherchées (…). Grâce à la technique du repoussé-ciselé, poussée au plus haut degré de perfection par les « outils de chic » de François Hugo, tous ces détails sont minutieusement retranscrits dans les métaux précieux.
Encore aujourd’hui, les Ateliers Hugo sont les seuls détenteurs habilités par Pablo Picasso à pouvoir réaliser les éditions restantes de ces plats et bijoux. Cette exclusivité atteste du respect et de l’admiration que ce dernier avait pour son ami l’orfèvre et artiste François Hugo.
Picasso / Ateliers Hugo: Les hommes d’or
Par Nicolas Hugo
Nous sommes après la guerre, Picasso a étendu son art dans l’exploration de la technique de la céramique à Vallauris. Ce qui devait être un petit tour d’une journée par curiosité vers ce village provençal, détermine alors une production de plus de 3000 pièces uniques dont 633 céramiques en éditions limitées due à l’extraordinaire rencontre entre Picasso et un couple d’artisan céramistes: Suzanne et Georges Ramié, propriétaires de l’atelier Madoura.
Au milieu des années 1950, l’insatiable artiste cherche à explorer encore et toujours. Il a l’idée et émet le souhait de transformer certaines de ses nouvelles pâtes blanches en plats en argent. En effet, depuis quelques mois, plusieurs essais et tentatives ratées par la technique de la fonte ne satisfont pas l’artiste. Il cherche en vain la solution et l’historien d’art Douglas Cooper la lui apporte.
Picasso est alors enchanté à l’idée de retrouver son vieil ami François, et qui plus est, de peut-être collaborer avec lui. Ainsi, Cooper qui connaît Hugo depuis de longues années, sollicite l’orfèvre en écrivant à l’artiste et c’est le 25 septembre 1956 que les vieux amis se retrouvent par l’entremise de l’historien d’art britannique.
Arrivent alors à Aix-en-Provence depuis la Côte d’Azur les premières assiettes en céramique aux noms simples et poétiques, Dormeur, Visage de faune, Visage en forme d’horloge, Faune cavalier et bien entendu Jacqueline au chevalet, Profil de Jacqueline ou encore Vallauris ainsi qu’une une vingtaine d’autres.
La mission de l’orfèvre Hugo? Transformer la céramique en argent pour l’artiste Picasso. (…) Il faudra près de deux ans d’erreurs et d’essais, d’aller-retours entre Cannes et Aix-en-Provence au gré des monts de l’Estérel, d’échanges et de recherches techniques mais aussi de dîners et de longues conversations d’amitié entre les deux hommes pour arriver au premier résultat concluant, le premier plat en argent est né en 1957, il s’appelle Dormeur.
Picasso et Hugo se lancent alors dans une collaboration purement artistique, en effet, l’artiste refuse catégoriquement la commercialisation de ces plats en argent. Ces plats, qu’il chérit et valorise comme un trésor secret qui parsème sa villa de “La Californie”.
Jacqueline Roque est devenue Picasso en 1961, elle partage la vie, l’amour et vit au rythme de la création, des expositions, des rencontres et des voyages de son mari.(…)
Mais, la muse de l’artiste a son oeil sur ces plats en argent, ceux de leur ami François, ceux qui côtoient leur quotidien au coeur même de leur cuisine et des pièces à vivre de leur maison cannoise. Ceux-là même que l’on retrouve à Vauvenargues, ce château au pied de la Sainte Victoire, à Aix-en-Provence dont Picasso a fait l’acquisition en 1959 avec entre autres, l’aide de son ami Hugo.
“J’aimerais beaucoup pouvoir porter les plats en argent de François” dit Jacqueline Roque-Picasso au cours d’un dîner.
Ensemble, les deux hommes créent 24 plats et 4 compotiers en argent, 5 sculptures, 33 médaillons et broches en or 23 carats. Une collaboration de près de 70 oeuvres.
Témoignage de Pierre Hugo
Lorsque j’ai rencontré Pablo Picasso pour la première fois, j’avais 10 ans. Mon père, François Hugo, travaillait déjà pour lui depuis un ou deux ans. Picasso me regarda de son oeil vif en se demandant ce qu’un gamin comme moi pouvait faire dans l’atelier de ce maître orfèvre. Je regardais mon père travailler.
Le regard du grand peintre m’intrigua et me fit peur.
– Que fais tu jeune garçon ?
– Je regarde mon père travailler.
Une lueur d’intérêt fit briller ses yeux.
–Si tu veux, tu viendras dans mon atelier me voir travailler.
Ce fut une grande joie pour moi. Il m’avait jaugé et adopté. Ce fut en effet quelques temps auparavant, en 1956, qu’à la faveur d’un hasard que Douglas Cooper rétablît le lien entre mon père et Picasso afin qu’ils travaillent ensemble. En effet Pablo Picasso cherchait quelqu’un qui puisse l’aider à venir à bout d’un projet qu’il avait formé, de certains plats en argent. C’est ainsi à la faveur de ces retrouvailles que François Hugo devait préciser sa propre technique. D’après des céramiques appartenant à la série dite des “pâtes blanches” de Picasso, mon père exécuta en argent repoussé plus d’une vingtaine de plats.
Au fil des années j’appris à le connaître, à l’admirer et à découvrir cet homme bon, généreux et drôle.
Dès mon premier séjour à « La Californie » j’aimais son atelier et je tombais amoureux de sa fille Paloma. Ce qui n’échappa pas au maître. Nous étions en 1957 et depuis lors, l’amitié et la connivence de ces deux hommes ne cessa de grandir.
Ce n’est que parce que, du point de vue de leur technique respective, les deux hommes vivaient en parfaite intelligence que les objets qu’ils exécutèrent ensemble atteignirent un niveau de perfection qui est aujourd’hui le leur.
Pablo Picasso avait, comme Claes Oldenburg une sainte admiration pour l’or.
-Tu crois qu’une oeuvre de moi en or serait possible ?
-Tout ce que tu fais se vend, répondit mon père.
Et il lui fit la surprise des premières sculptures puis des médaillons en or. Picasso fut subjugué ! Il prit les objets d’or dans ses mains et les porta a sa bouche comme un bébé.
– Que fais-tu Pablo ?
– Je goûte. Je n’ai jamais goûté de l’or avant ! Ça a du goût !
Jacqueline et ma mère Monique les regardaient, heureuses. Moi j’étais fier de mon père et heureux de voir Pablo rire aux éclats. C’était l’époque des beaux souvenirs que l’on garde précieusement. Les hommes s’en vont, mais leur passage est celui des grands de ce monde.
François Hugo est né en 1899 près de Florence, à Rovezzano en Italie. Il est l’arrière-petit-fils de Victor Hugo. Orfèvre et artisan talentueux, après avoir expérimenté ses talents manuels dans divers corps de métiers, il ouvre en 1933 son premier atelier situé au 222 rue du Faubourg Saint Honoré à Paris. François Hugo commence par s’occuper de la fabrication d’objets religieux puis rencontre peu après Gabrielle Chanel, qui, le sollicite pour créer des boutons de robes de Haute Couture et des dizaines de bijoux. Elle sera ensuite suivie par Elsa Schiaparelli, Rochas, Dior, Hermès qui feront appel à ses services jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ces boutons et ces bijoux sont exposés dans les collections permanentes du Palais Galliera à Paris ainsi que celles du Victoria and Albert Museum à Londres. Il collabore également, à cette période, avec Alberto Giacometti et Jean Arp qui confectionnent des boutons pour Schiaparelli que François Hugo réalise, les prémisses de collaboration avec des artistes…
La rencontre avec l’artiste André Derain avant la Seconde Guerre mondiale est décisive car c’est ensemble qu’ils firent la première tentative de création de bijoux. Cet essai se solde malheureusement par un échec et un incendie du four de l’artiste dans son atelier à Chambourcy. Leur expérience bien que ratée marque l’orfèvre et sera l’amorce du destin des Ateliers Hugo, l’avant-goût de leur future collaboration artistique. Derain devint un grand ami de François Hugo, le compagnon de longues nuits parisiennes mais également le témoin de son mariage avec Monique Hugo. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, malgré la pénurie de métaux précieux qui sévit sous l’Occupation, François Hugo continue son activité d’orfèvre pour les grands créateurs de mode. Il crée sans relâche et avec ingéniosité. Depuis la récupération de cuivre dans des câbles électriques en passant par la fonte de métaux pauvres et leurs teintes relevant de l’alchimie, cette créativité et cette inventivité permettent à François Hugo d’acquérir une renommée internationale.
Les Ateliers Hugo ce sont de grandes histoires d’amitiés et d’amour au-delà des collaborations artistiques : Max Ernst, André Derain, Jean Cocteau, Jean Lurçat, Jean Arp, Roberto Matta, Jean Dubuffet, tous font partie du catalogue des Ateliers. François Hugo a mis le bijou d’artiste sur ledevant de la scène.
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Illustration de l’entête: Centaure. Médaillon. Or 23 carats. D. 5 cm. Exemplaire d’auteur. Collection Ateliers Hugo. © Maxime Souyri. © Succession Picasso 2023