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Enjambées de Philippe Di Meo poète en exploration des limites

par Philippe Poivret

Pour lire Enjambées de Philippe Di Meo, il faudra, comme le suggère le mot qui fait titre, se préparer à passer d’un espace à un autre et même d’un bord à un autre puisqu’il s’agira aussi d’explorer les bords et donc les marges. Et ces marges apparaissent dans la mise en page de tous les poèmes du recueil : les blancs, les espaces vides, les enjambements, les enjambées sont partout, renforcés par une ponctuation ou des majuscules qui font surface sans prévenir. Et renforcés aussi par de minuscules dessins ou croquis qui remplacent un mot ici ou là. On reconnait dans cette façon de faire, Andrea Zanzotto le poète italien de Pieve di Soligo, que Philippe Di Meo a si souvent traduit, défendu et commenté 

Au départ de la poésie de Philippe Di Meo, il y a un devenir, il se passe quelque chose. Un mouvement, une naissance sont présents dans un temps infini et c’est au poète de nous montrer cet évènement qui, en fait, n’en est pas un puisqu’il se produit sans début ni fin. Il est toujours là, a toujours existé et existera toujours. Trois vers qui regroupent cinq mots nous l’expliquent à la fin du premier poème « capter une permanence/jalousement/ déclose » Voilà le projet du poète. Il va donc déclore quelque chose d’éternelEt pour ce faire, il va se servir de l’enjambée qui, comme toute enjambée, va nécessiter un peu d’ouverture pour vivre plus intensément, pour profiter bien mieux de la vie et de tout ce qui nous entoure. 

Comment le poète a-t-il pris conscience de cette éclosion permanente et quelle est sa place dans la mise en évidence de cette déclosion? Lui-même ne le sait pas. Il y a une sorte d’évidence qui apparait sans aucun raisonnement En quelques mots « allez savoir comment /le récit/ fit irruption chez lui », il clôt toute tentative d’explication. Nous ne sommes pas dans l’intelligence ni dans la pensée qui s’articule. On est ici dans l’immédiat. Philippe Di Meo se place dans la vie, regarde autour de lui et cherche les limites, le pouvoir et les possibilités des paroles, des phrases, du langage. Virtuose des mots, il multiplie les allitérations pour entraîner le lecteur dans un tourbillon brillant mais il n’est pas dupe de la vacuité de cet exercice de style : « Phrases et phrases enfin déphasées/ et puis de nouveau ajointées/La manœuvre est à l’évidence /connue. Praticable. Drôle de danse ! » Le sens et la profondeur de la poésie qu’il nous propose sont bien loin de ces manœuvres connues. Ses poèmes sont plus une façon de vivre la vie qu’une dissertation philosophique. Il y a un espace entre les mots d’une part, et entre les choses et les mots d’autre part. Il y a aussi un espace entre le raisonnement et la vie. Et ce sont ces espaces que le poète va nous faire enjamber. Les mots ne sauraient rendre compte de la totalité vécue « faisant passer mon poids d’un pied / sur l’autre j’invente des faits/ qui n’en croient pas un mot ». Les mots ne sont pas suffisants et c’est bien là le paradoxe de la poésie qui veut exprimer avec des mots ce qui ne peut se dire en totalité avec des mots.

 En artisan prudent ainsi qu’il se définit, Philippe Di Meo nous confie plus simplement et non sans recul que « la poésie ne fait pas de mal/un brin déconcerté/je le concède ». De temps en temps il revient à une forme classique de la poésie tout en la mélangeant à une écriture revisitée « Eclats de PiErRe/ ding ding à fleur de terre » sont deux vers de six pieds qui forment un véritable alexandrin. Si la forme de poèmes n’est jamais la même tout au long du recueil, les mots, eux, ne sont ni cassés ni brutalisés et encore moins massacrés. Ils sont au contraire comme une terre, une argile que le poète travaille et remodèle selon sa façon de faire pour dire, exprimer ce qui ne pourrait être dit ni exprimé d’une autre manière. Il faut aussi remarquer que le titre des poèmes est un vers à lui tout seul et qu’il pourrait parfaitement s’intégrer au début du poème qui resterait alors sans titre. Tout, chez Philippe Di Meo est concordance entre deux états, deux pôles, deux parties et c’est par une ou des enjambées qu’il va faire communiquer ces deux parties. 

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Les enjambées apparaissent tout au long du recueil. Elles comportent une sorte de dialogue ou au moins de mise en relation de deux pôles qu’il va falloir, avec le poète, enjamber « Un dialogue bancal néanmoins s’institue ». Il y a donc un dialogue. Il n’est jamais question de combat et encore moins de guerre même si des épisodes de lutte ou de confrontation existent. Ce qui n’empêche pas non plus que la vie soit difficile et que rien ne soit simple puisqu’ existe « l’instabilité des choses ensemencée / lentes modulations/ calmement récitées tout au long de / la litanie infinie des choses sans nom ». Cette instabilité des choses qui sont pourtant ensemencées tout au long de la vie et qui sont donc promesse d’avenir, fait partie de nos vies qui, contrairement aux litanies, sont finies. La vie est mouvement, et dans ce mouvement il y a aussi des enjambées qui sont témoins de difficultés multiples. « par-delà les segments anxieux / des outrances manigancent /des rixes indécises menacent /stries éraflures  graffitis sévissent/ s’acharnent ou se décharnent ». 

Philippe Di Meo

Bien souvent, Philippe Di Meo reprend un épisode dans le temps Les préfixes « re » ou « ré » montrent alors que quelque chose se reproduit à nouveau entraînant là encore un dialogue, une enjambée qui, cette fois n’est pas dans l’espace mais dans le temps. Ainsi « pour toutes les confiantes confidences en réentendre/ tout au fond grandeur nature » ou « l’invitante route à peine repavée » qui apparaissent dans le poème intitulé « Coi jusqu’aux vitres et rester là ». Ce titre pourrait faire penser que le poète se tait mais il reste coi devant une vitre qui permet de voir ce qui est de l’autre côté. Il est devant « la vitre vide l’avide l’inévitée ». Cette vitre est incontournable, elle est aussi attirante ou avide d’on ne sait quoi tout comme elle reste aussi vide mais va se remplir petit à petit et jouer un rôle dans la vision du poète. On est encore une fois dans une enjambée entre deux parties, deux espaces qui peuvent être vus ensemble. Il peut arriver que face à cette difficulté à s’exprimer survienne « l’incoercible envie de se taire » mais le poète saura retrouver les mots pour dire ce qu’il veut « dire alors comme on ânonne tressaute cite et récite »

Pour saisir la nature comme elle est, il faut savoir prendre du recul. Ce qui va se passer à la fois dans l’espace mais aussi dans le temps « attraper se révèle à l’évidence un peu fort/ un mouvement de recul s’avère nécessaire/ du temps pour que je m’y surprenne ». Le mouvement s’inscrit dans le temps et c’est encore une façon de montrer qu’il y a un espace entre deux moments et que la fixité ne fait pas partie de la vie. 

Comme pour Andrea Zanzotto, la nature et plus particulièrement les arbres, sont en toile de fond de la poésie.  Il s’agit de refaire, de recommencer, de redonner un avenir. Après avoir dénombré toutes les forêts, Philippe Di Meo nous emmène dans un étroit chemin : « un étroit chemin s’y frayer/certes réextirper mais aussi/ en bleu et or regreffer ». Les couleurs sont présentes, le bleu et l’or mais aussi et surtout le vert des arbres et de la forêt où « arbres et arbres en vagues et vagues se colorent ».

Enjambées est un recueil qui rend hommage non seulement à Andrea Zanzotto mais aussi à plusieurs autres poètes et artistes comme Baudelaire cité en exergue du poème Plus intensément le saut, Jude Stefan, Yi Sang ou Chaïm Soutine. On peut aussi trouver plusieurs allusions à Stéphane Mallarmé et à son jamais un coup de dé n’abolira le hasard. 

La postface de Christian Travaux déploie tout le travail du poète, sa maîtrise des mots et du texte tout autant que le sens qu’il a voulu donner à son recueil. Lecteur attentif, il fait ressortir les liens et les ressorts d’une poésie dans laquelle il faut rentrer l’esprit libre. 

Pour conclure deux citations : « la force d’entamer le processus/une bonne dose de parlotte » montre que Philippe Di Meo ne manque pas de recul ni d’humour. Et une citation pleine d’espoir et d’espérance qui pourrait être un condensé de la déclosion qui nous est promise « le paradis est un lieu qui commence ».

Enjambées
Philippe Di Meo

éditions Bruno Guattari. 12€
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