Le sujet que je traite pour WUKALI, à savoir Justice et méchanceté, a de toute éternité prévalu, et des antiquités les plus lointaines à aujourd’hui, été au coeur des éthiques, morales ou spiritualités. Il est même l’épicentre des préoccupations et des interrogations de toute l’humanité.
« Ni méchants ni injustes, dans nos actes comme dans nos propos »
Un tel commandement ( Aristote, Traité de la Morale) va de soi, pour tout homme de bonne volonté ! Mais l’intention déclarée et le bon vouloir ne suffisent pas… Et accorder ses idéaux à sa praxis suppose – à défaut d’être un saint…– une exceptionnelle connaissance et maîtrise de soi, de ses pulsions et motivations… Cela suppose de savoir débusquer la mauvaise foi derrière toutes les justifications que l’on se donne. Cela suppose d’être, enfin ! devenu soi-même, d’avoir atteint à l’unité, à l’adéquation du moi et du sur-moi – comme eût dit le bon Siegmund…
Difficile ! Je ne définirai pas les mots « méchanceté » et « injustice », dont l’acception ne nous est que trop familière. Me contentant de signaler la dérive de sens du mot « méchanceté » – dérive que n’avait pas prévue le non moins excellent Émile Littré ! Dans le langage de la publicité, en effet, du sport ou de l’entreprise, « méchanceté » est devenu quasi-synonyme de dynamisme, de force, de virilité. Cependant que respect d’autrui, courtoisie et gentillesse sont désormais dévalués, tombent… en quenouille !Il n’est pas sûr, toutefois, que ce glissement sémantique soit aussi innocent qu’il y paraît. N’est-il pas le signe d’un certain déséquilibre de notre société où, notamment, le discours sur la sexualité se libère, mais guère la sexualité ? Où la virilité, à défaut d’être, se contente parfois de paraître, en cultive les signes…Je n’irai cependant pas jusqu’à soutenir la thèse que la méchanceté est toujours [comme d’ailleurs la quête du pouvoir] la compensation, le palliatif d’une misère sexuelle… Il est tout de même remarquable que les gens qui ont une sexualité heureuse soient généralement affables et de bonne compagnie. À la différence de l’homme, l’animal ne tue jamais dans sa propre espèce, et le meurtre d’un congénère ne saurait être qu’accidentel. Un animal ne visant, en fait, qu’à asseoir son statut de mâle dominant – afin de se (p)réserver un territoire, une ou plusieurs femelles… Chez l’homme, la méchanceté se manifeste volontiers par l’ironie – toujours nourrie de bonne conscience. Quant aux gens dits « d’esprit », ils ne sont souvent que malveillants. Et nous connaissons tous – le parisianisme en est le plus parfait exemple – force personnalités qui ne reculeraient devant aucune rosserie, tueraient père et mère [comme on dit], pour le plaisir de faire un mot…
L’humour – que l’on dit « politesse du désespoir » – est toujours, en revanche, empreint de courtoisie et de respect. Je ne parle pas bien sûr, ici, de ces pseudo-humoristes, qui épandent leurs gros rires gras en bashing médiatique ou au music-hall. Notamment cultivé par les Britanniques et les Juifs, l’humour ne se rit que de lui-même… Ce qui a pu faire suggérer qu’à l’inverse du sadisme, l’humour ressortirait à la mauvaise conscience, à l’autopunition, aux composantes masochistes de la personnalité, voire à la pulsion de mort ! Mais là, c’est peut-être lancer un peu loin le bouchon…
Le psychanalyste Daniel Lagache va jusqu’à inscrire la relation domination/soumission [dite sadomasochiste] au cœur des comportements humains… Bien dans la filiation d’un Sigmund Freud qui, sur le tard, en était venu à considérer l’homme comme naturellement méchant [à l’inverse du bon Jean-Jacques, ou tout du moins qui se prétendait tel…], privilégiant la pulsion de mort sur celle de vie, Thanatos sur Éros. Reconnaissons toutefois que certains freudiens – tel un René Girard – dénient toute réalité à cette funeste pulsion. Mais je ne me sens nullement qualifié pour départager ces écoles – qui n’ont, d’ailleurs, de cesse de manier, entre elles, l’anathème. En toute confraternité, bien sûr ! Autrement dit : « Je suis un convaincu, mais j’aurai ma revanche »…
Si la méchanceté est volonté d’humilier, elle est aussi [répétons-le] l’indice d’une faiblesse intime, d’une souffrance – laquelle n’est, bien souvent, que peur de l’autre, de sa différence. Qui a peur veut faire peur !Peur de la différence certes, mais aussi – paradoxalement – de la ressemblance… Un double impératif semble, en effet, régir nos rapports d’autorité : « Imite-moi en tant que modèle, mais pas en tant que rival ! ». Ainsi un maître est-il toujours fier, se sent valorisé d’être pris pour modèle par ses disciples, de constater que la mimésis fonctionne ! Car c’est bien par identification que se constitue toujours – dans un premier temps – une éducation, une initiation ou un apprentissage… Mais qu’un disciple imite par trop parfaitement son modèle et menace de le surpasser, ne voilà-t-il pas que son maître – s’il n’a pas une authentique vocation – devient jaloux, hostile, dénigre son élève. Rivalité mimétique sanctionnant celui qui n’aura su faire sienne l’objurgation de Zarathustra à ses disciples : « Maintenant, je vous ordonne de me perdre, et de vous trouver !» (Nietzsche) N’oublions pas, enfin, que la méchanceté adopte souvent une conduite hypocrite, pseudo-altruiste. Car on peut être de mauvaise foi en disant la vérité, et de bonne foi en mentant – si c’est, du moins, un pieux mensonge !
Bien que l’Égalité ne puisse exister parmi les hommes – de par la diversité de leurs patrimoines génétiques et conditionnements socioculturels – l’Équité, elle, demeure possible…Pour être équitable, la Justice doit être, en effet, personnaliste, considérer chacun dans sa singularité… Cependant qu’une justice normalisatrice, comptable, défendra toujours « le renard libre dans le poulailler libre » (Rosa Luxembourg), réduisant l’être humain à une quasi-abstraction…
N’est-ce pas là, aujourd’hui encore, la triste réalité dans bien de nos régimes prétendument démocratiques ? Reconnaissons toutefois que c’est trop souvent la paresse intellectuelle qui nous conduit à normaliser, à réduire au plus commun dénominateur la personnalité de chacun. N’est-il pas également confortable de nier la complexité, de pratiquer l’amalgame, de réduire l’autre à l’un de ses caractères – le fonctionnaire, le cadre, le flic, le commerçant, le prof, l’homosexuel, l’intellectuel, le juif, le franc-maçon, l’arabe… L’autre étant ainsi chosifié, on peut le manipuler en toute bonne conscience. Et, si nécessaire – catharsis oblige -, il sera toujours aisé d’en faire un bouc émissaire, une victime expiatoire. « La simplification, c’est la barbarie » a fort sagement noté Edgar Morin.
Pour être légale, la Justice peut n’être donc pas légitime. Éternelle dialectique entre l’esprit et la lettre, la raison et le cœur, Éros et le Logos, le dionysiaque et l’apollinien…Antigone violant la loi de Créon – au nom de la Sainte Illégalité – pour enterrer son frère Polynice… Droit à l’insurrection contre la loi infâme ! Mais la révolte contre l’iniquité ne se justifie que lorsqu’on a épuisé l’arsenal des moyens légaux – sinon s’instaure la loi de la jungle, la justice individuelle, le meurtre du cambrioleur au nom de la « Légitime défense de la propriété privée ». – Être équitable, c’est avoir conservé intacte la vertu d’indignation de notre enfance – dans un monde où tout n’est que spectacle… Combien d’affaires Dreyfus passeraient aujourd’hui inaperçues – l’opinion étant désormais mithridatisée par un déluge d’informations indifférenciées, interdisant le temps de la réflexion…– Être équitable, c’est aussi faire preuve de courage civique, c’est refuser les clameurs de la vox populi ou du politiquement correct… Quoique l’exemple du civisme ne nous vienne plus guère de nos instances dirigeantes – pour lesquelles le mot d’ordre semble être désormais : « Il faut bien que je les suive, puisque je suis leur chef ! » Ledru-Rollin – Être équitable, c’est, lorsque quelqu’un a commis un méfait, s’efforcer de comprendre ses mobiles – ce qui ne veut pas dire les justifier, car l’existence de la sanction demeure nécessaire…Mais une sanction devrait toujours être à visée rédemptrice : si, en effet, la société a le devoir de se protéger, elle n’a pas à rendre œil pour œil, dent pour dent. Il faut certes mettre un criminel hors d’état de nuire, mais en sauvant, de lui, ce qui peut l’être encore…
Pour un enfant, l’autorité est nécessaire, sécurisante, tandis que le laxisme est générateur de déséquilibre et d’angoisse. Les enfants – qui ont un sens très développé de la justice – acceptent très bien la sanction méritée, souvent avec soulagement, car elle les délivre de leur culpabilité… Il n’est que de voir le mépris dans lequel les adolescents tiennent ces adultes trop faibles ou permissifs qui se satisfont du rôle de copain ! Et « Qui aime bien châtie bien » n’est certes pas le dicton dépassé que l’on a voulu nous faire accroire…
Si, par ailleurs, un patron, voire un chef d’entreprise, n’a pas à s’épancher avec ses subordonnés, ceux-ci doivent sentir – à la manière dont on les informe et consulte – qu’on les respecte ! Tandis qu’autoritarisme et refus du dialogue – formes hiérarchiques de la méchanceté – ne sont jamais, là encore, qu’expression de la crainte – crainte d’être mis en cause, de devoir se remettre en question… L’opacité est alors un refuge ! Bien que, depuis 68, un processus vers plus de transparence et de concertation se soit enclenché dans notre société, nous sommes encore loin des espérances suscitées.
S’il est une recette infaillible pour exorciser la peur de l’autre, c’est assurément l’Élitisme et ses joyeux avatars. Quoi de plus charmant, en effet, que de s’imaginer être le sel de la terre… Ainsi, dans ce domaine privilégié de l’élitisme qu’est la musique [de par son essence abstraite…], chacun est persuadé détenir la vérité, avoir fait le bon choix : du rocker à l’abonné de l’Opéra, de Boulez au joueur d’accordéon, de l’amateur de rāgas aux suppôts de Coltrane, c’est partout le règne de la bonne conscience et de l’exclusive !· Attaquer quelqu’un sur ses goûts musicaux, n’est-ce pas l’attaquer au plus intime ? Alors qu’on peut, bien sûr, critiquer ses options politiques, littéraires ou picturales, sans qu’il se sente autrement blessé… La musique est également le domaine privilégié des haines sociales, classiquement étayées d’antagonismes générationnels. Haines d’autant plus tenaces qu’elles relèvent du non-dit, de l’inconscient… Et chacun de stigmatiser les goûts – soit d’une plèbe analphabète, soit d’une bourgeoisie rétrograde, soit de snobs…· Anecdote : m’entretenant un jour avec certaine baronne (alors responsable d’une Association de parents d’élèves de conservatoire) et lui faisant des représentations concernant l’accès du plus grand nombre à la musique, ne me répondit-elle pas tout à trac : « Mais la musique, ce n’est pas pour la canaille ! »
Si l’Intolérance est le Mal absolu, la Tolérance n’est pas pour autant le Bien, mais un moindre mal – n’admettant l’autre que pour des raisons pragmatiques. Nécessité par la coexistence obligée avec des congénères d’origines ou d’opinions différentes, c’est un régime de coexistence pacifique, sans fraternité – d’indifférence mutuelle, au mieux !« Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fît », ou bien encore : « Prière de laisser ces lieux dans l’état où vous avez souhaité les trouver en entrant », etc. Vertu minimale, morale de la peur, la Tolérance nous dit « ce qu’il ne faut pas faire », mais sûrement pas « ce qu’il faut faire » ! [Je ne citerai que pour mémoire le mot de Claudel : « La tolérance, il y a des maisons pour ça. »]
Le Respect, quant à lui, inclut, bien sûr, la tolérance mais admet, en outre, l’empathie, la sympathie, voire la compassion ; il reconnaît l’autre en son mystère, il est fraternel… N’intime-t-il pas : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même… mais aussi ton lointain ! » [ce que ne précisent certes pas les Écritures]. Voir également l’admirable précepte de Saint-Exupéry : « Si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser, tu m’enrichis. » .
Au sommet de cette hiérarchie éthique se situe la Charité, non pas au sens de secours matériel, mais au sens d’amour, d’abnégation, de don de soi – n’attendant pas de réciprocité ! Quant à une morale de l’action, est-il meilleure devise que celle de la cité d’Ambert : « Fais ce que dois, advienne que pourra ! »… Car, en dernière analyse, le seul juge de nos actes ne demeure-t-il pas notre conscience, notre for intérieur ? Et j’en terminerai sur trois citations :* de Nietzsche : « Épargner l’humiliation à quelqu’un est l’acte le plus humain. » Le gai savoir (Cliquer) de Proust : « Le comble de l’intelligence, c’est la bonté ! » (Cliquer ) de Jankélévitch : « Le Bien, c’est comme la Musique ou l’Amour, ça se fait, ça ne se dit pas ! » (La Musique et l’ineffable, éditions du Seuil, Cliquer)
Illustration de l’entête: Pierre Paul Prud’hon (1758-1823), La Justice et la Vengeance poursuivant le Crime (1808). Huile sur toile, 243 × 292 cm. Louvre.
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