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La poésie de Laurent Billia sous le regard de Philippe Di Meo

L’ici comme un ailleurs 

Soudain et incident, tel le fragment saillant ou mémorable à valeur proverbiale d’une conversation laissée dans l’ombre, le titre sibyllin ouvre un recueil sacrifiant à rythme binaire et comme dansoté alternant tout au long prose et poésie. La succession des genres crée une sorte d’ample engrenage stylistique mêlant continuité et discontinuité pour largement indifférencier ces deux moments. Une sensation d’amalgame potentiellement omnicompréhensif en émane. Car nous sommes aussi en présence d’un recueil unitaire dont chaque poème ou prose est le fragment. De sorte que la composition de ensemble n’est pas sans nous remémorer dans sa structure et par endroits Les Commencements de Giuseppe Bonaviri[1].

L’un et l’autre genre ci-dessus évoqués sont perçus par le lecteur comme une mise en concurrence de deux langages sommés de déchiffrer de séquence en séquence l’opacité d’une signification implicitement assimilée à la chorégraphie cosmique. Mais souvenons-nous, le précédent recueil de Laurent Billia ne s’intitulait-il pas Déplacements des astres[2] ?

Cette démesure du thème s’incarne dans une quotidienneté tout à la fois réaliste et onirique assimilée à la synthèse provisoire possible d’une expérience et d’un regard humains sur un objet par définition en mouvement. Ces expériences et ces regards sont dès lors destinés à recevoir d’incessantes caractérisations adjonctives. On se prend à songer à l’image d’un sable filtrant entre les doigts d’une main se serrant pour s’essayer à en retenir en vain tous les grains mais tout aussi bien capable d’y replonger. 

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En ce sens l’« ici » du titre dévoile toute son ambiguïté. Au fil des pages, le lecteur identifie alors des lieux géographiques variés engagés dans une temporalité comme le relève justement Philippe Agostini dans sa dense postface. Car, l’« ici » est sans cesse reconduit à son « ailleurs » dans la mesure où sous le soleil rien n’est fixe, ni figé. De ce fait, « ici » et « ailleurs » sont amenés à échanger insensiblement leurs attributs. 

Aussi, Laurent Billia n’a de cesse de nous entretenir de la transformation de l’« ici » en « ailleurs » et de l’ « ailleurs » en « ici », selon les géométries d’un anneau de Möbius dûment revendiqué. Les temps hybrides des désastres et des bonheurs induits s’y entremêlent inextricablement.

Dans et par sa dualité pointant un infini recommencement et donc une pluralité sans fin remaniée, vers après proses concourent à bâtir un style pluriel harmonisé à son objet. Le dynamisme induit par le passage de la prose au vers mime stylistiquement la vitalité et la vérité cosmiques. 

Le texte introduit certes au futur d’un « ici » transitoire, nécessairement confondu à des « maintenant » successifs, mais aussi à ce qu’un écrivain classique, La Bruyère, désignait comme le « passé de l’avenir ». Le géographique y devient historique et réciproquement. « Ailleurs est toujours ici », constate au reste l’auteur. Le microcosme étant toujours une image du macrocosme et le déport de l’un dans l’autre infiniment reconduit dans leurs formes et significations.

Sans surprise alors, si le poète évoque la fluidité du « filet d’eau » et du « fleuve » qui « dilue les pages éparpille les mots dans le flot » où « bascule l’homme » … « presque noyé emporté par le fleuve bouillonnant au milieu des débris aspirés dans les profondeurs » où « dans les profondeurs ses mouvements de bras chassent le désespoir d’avoir tout perdu » // « d’avoir tout perdu attire à la surface vers la nouvelles embouchure » // « vers la nouvelle embouchure ouverte sur la mer. » Autrement dit la totalité. Une totalité terraquée constamment remodelée.

En tête de La Mécanique, dans l’attaque de son roman, Carlo Emilio Gadda[3] avait lui aussi choisit la métaphore éloquente du fleuve généalogique d’ascendance héraclitéenne. Fleuve métaphorique qui souterrainement irrigue de part en part l’ouvrage de Laurent Billia.

La perte ne demeure pas égale à elle-même, elle se laisse plutôt concevoir comme une transformation ajoutant au tout dont la mer est un symbole. Pareille transformation est à la fois un moment et un emblème de la mécanique céleste, la mobilité étant partout telles ces « naissances sans fin des forêts », par exemple. Il s’agit bien d’une image frappante du mouvement destructeur et généalogique structurant l’univers, le thème même d’un recueil aussi tourmenté qu’apaisé-apaisant. 

Mais redonnons la parole au poète et prosateur :

des flots révoltés
des feuillages obstinés
une planète à recommencer crachant
l’ébauche d’une tête quelques bras
une jambe
au milieu un nombril à dénouer
il faudra plonger ses doigts dans le trou de chair
où de naissance en naissance
passe l’histoire des temps

L’« histoire des temps », « de naissance en naissance », est saisi dans un insaisissable instable « ici » ? Dans son intermittence et sa reconduction. 

Philippe Di Meo

D’ailleurs, ici
Laurent Billia

Posface de Philippe Agostini
Bruno Guattari éditeur. 12€


[1] Giuseppe Bonaviri, Les Commencements, La Barque Editeur, 2018. Ce titre alterne lui aussi prose et poésie mais à chaque occurrence autour d’un seul et même thème.
[2] Laurent Billia, Déplacements des astres, Bruno Guattari Editeur, 2023.
[3] Carlo Emilio Gadda, La Mécanique, Le Seuil, 1992.

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