Chirurgien-Poète ou Chirurgien et Poète ? Ça existe un poète-chirurgien ? Comment la Chirurgie, réputée rigoureuse, peut-elle être compatible avec la Poésie, réputée beaucoup moins sérieuse. Parce que la chirurgie et la poésie partagent la même rigueur, la même exigence. Celui qui nous l’explique, c’est Lorand Gáspár, qui a pratiqué la chirurgie générale dans les Hôpitaux Français de Jérusalem et de Bethléem de 1954 à 1970 puis la chirurgie digestive à l’hôpital Charles Nicolle à Tunis de 1970 à 1995. Chirurgien, auteur de plusieurs publications dans des revues médicales de niveau international, il a raconté sa vie professionnelle dans « Feuilles d’hôpital » paru en janvier 2024. Poète, ses recueils les plus connus sont « Sol absolu » paru en 1972 et « Patmos et autres poèmes » paru en 2001 tous les deux chez Gallimard. Ces deux ouvrages ont été repris dans la fameuse collection Blanche. Comprenant également divers essais et d’autres recueils de poésie dont le premier Le Quatrième état de la matière, publié en 1966 a reçu le prix Guillaume Apollinaire, l’œuvre de Lorand Gáspár a fait l’objet d’un colloque au Centre culturel international de Cerisy en 1995. Elle a été couronnée par le prix Goncourt de poésie en 1998. Un colloque* lui a été consacré en Roumanie à Targu Mures, sa ville natale, en février 2025.  Intitulé « De la parole au corps du monde. Lorand Gáspár à la croisée des langues, des cultures et des disciplines », il a permis d’explorer son œuvre sous plusieurs angles par des intervenants venus du monde entier. 

Mais out d’abord qui est Lorand Gáspár ? Son parcours en effet mérite d’être raconté. Il est né en février 1925 dans une famille hongroise à Târgu Mures, ville située actuellement en Roumanie. Dès sa jeunesse il apprend, le hongrois, le roumain, l’allemand et aussi le français. En 1943 il est mobilisé dans l’armée hongroise, alliée de l’armée allemande. Après une tentative avortée des Hongrois pour obtenir une paix séparée avec les Alliés, l’Allemagne occupe la Hongrie en 1944. Lorand Gáspár est déporté dans un camp de travail en Souabe-Franconie. Il s’en évade en avril 1945 et rejoint les troupes françaises qui le font prisonnier. Libéré au bout d’un an, il décide d’aller à Paris et s’inscrit à la faculté de médecine. Tout en travaillant pour payer ses études, il devient chirurgien. En 1954, il arrive à Jérusalem et y reste jusqu’en 1970. La guerre des Six jours, ses positions en faveur de deux états et la publication de son livre Histoire de la Palestine en 1968, lui font quitter Israël pour rejoindre Tunis où il exercera jusqu’à sa retraite en 1995, date à laquelle il retourne à Paris. Il y meurt le 9 octobre 2019. Il avait quatre-vingt-quatorze ans.

Désert de Judée. Photographie de Lorand Gáspár
Circa 1990.. Tirage argentique 22,5cm/25,5cm

Comment Lorand Gáspár a-t-il concilié sa vie et son regard de chirurgien avec celle et celui de poète ? Et quel était le regard du médecin sur le poète, et l’inverse ? Pour répondre à ces questions, pour comprendre l’exigence et la complémentarité de ces deux regards, de ces deux vies, il faut lire Feuilles d’hôpital. Ecrites tout au long de sa vie professionnelle, ces notes montrent la vie quotidienne du chirurgien avec ses inquiétudes et ses doutes. Toutes ces questions entrent en résonnance avec l’écriture d’une poésie tournée vers l’autre, attentive à la vie, à la nature et aux interrogations que toute femme, tout homme se pose. D’emblée Lorand Gaspar explique que les sensations du chirurgien ne sont pas très différentes de celles du poète qui écoute et regarde ce qui se passe autour de lui. Inciser, enlever une tumeur ou réparer un organe relève d’une exploration qui n’est pas très éloignée de l’exploration d’une « vibration de couleur ou un rythme ». Et « avec tout cela j’essaie, nous dit le poète, de construire une figure, un bouquet de mouvement, une pulsation vive ». Si les enjeux ne sont pas les mêmes, la démarche du chirurgien et celle du poète ont en commun une exploration de ce qui n’est pas visible d’emblée. Le chirurgien tout comme le poète doit non seulement regarder mais aussi dévoiler ce qui n’est pas donné immédiatement au regard ou à l’intelligence. Et à partir de là établir une stratégie opératoire ou une stratégie d’écriture.

Ciel, huile sur toile de Zao Wou Ki (1920-2013), ami de Lorand Gáspár
©Photo Dennis Bouchard

Dans ce cadre, Lorand Gáspár trace un étroit parallèle entre la poésie et la chirurgie. Lors de tout acte chirurgical, le chirurgien doit pouvoir s’adapter à des conditions anatomiques ou à des difficultés imprévues. Et le besoin de s’adapter arrive à chaque fois, cette adaptation faisant partie de tout acte chirurgical. Le chirurgien doit savoir comment modifier ce qu’il a appris à faire. Sa technique, qu’il doit maîtriser parfaitement, doit être adaptée à des conditions nouvelles. Ce qui se fait tout naturellement, sans même y penser. Il en va de même pour le poète qui, frappé, interrogé par ce qu’il voit, entend ou comprend, doit mettre en place et en ordre, des mots, des expressions, des phrases qui vont dire plus que ces mots ou phrases prises séparément peuvent dire. Par cet agencement nouveau, ces mots, ces phrases vont parler différemment du sens habituel. Dans les deux cas il faut adapter une technique mise en œuvre avec des instruments pour la chirurgie, avec des mots pour la poésie, pour arriver à contourner ce qui doit l’être et pour exprimer ce qui doit être dit. Dans les deux cas l’adaptation à une situation nouvelle va forcer un passage vers une ouverture qui permet la résolution d’une difficulté et la découverte d’un chemin nouveau.

Olécio partenaire de Wukali

Mais il s’agit là de technique. L’essentiel n’est pas là. Chirurgien, Lorand Gáspár a eu a à cœur de protéger la vie. Comme tout médecin, il est un gardien de la vie au sens de protecteur de la vie. Médecin, il s’est, en permanence, attaché à rester à l’écoute de ses patients. Il lui faut aussi faire attention à ne pas se laisser dépasser par la douleur, la maladie et la mort. Trois évènements auxquels un soignant, et il nous le confirme, ne s’habitue ni ne se résout jamais. « Ce n’est pas au désespoir du malade qu’il faut s’identifier mais à la vie qu’il y a en lui ». Sage et précieux conseil face aux inéluctables échecs qui ne sont que la conséquence des limites de la médecine. Il faudra savoir accepter ses propres limites et celles de la science. Ce qui ne va pas sans un sentiment d’échec et de culpabilité qui ne pourra être soulagé que par le travail et la réflexion en équipe. Face à la mort qui finit toujours par l’emporter, le chirurgien nous confie : « nous sommes envahis par un sentiment d’impuissance et de révolte ». Il n’y a pas toujours de solution « peu de choses aussi épouvantables…que de se voir en panne d’idées, de solution possible, d’action à proposer ».  Et « parfois le soir ou pendant la nuit, je reçois la visite de cet inacceptable qu’il faut assumer ».

L’orage. Arpad Szenes (1897-1985) peintre et ami de Lorand Gáspár.
. Huile sur papier, 65cm/91cm

Pour Lorang Gáspár, la chirurgie est un artisanat. L’apprentissage se fait aux côtés et sous la direction d’un maître et des médecins seniors. Mais le plus ardu, pour lui comme pour tout chirurgien, n’est ni le geste ni la technique opératoire qui s’apprennent au prix de longues années de formation. Mais qui s ‘apprennent. Le plus difficile n’est pas non plus de choisir une technique plutôt qu’une autre. Le plus difficile est de savoir qui et à quel moment il faut opérer. Il est coutume de dire qu’il faut trois ans pour apprendre une technique, trois ans pour savoir qui et quand il faut opérer et toute la vie pour savoir qui et quand il ne faut pas opérer. C’est dans l’examen clinique, dans les examens complémentaires et surtout dans l’écoute du patient comme le souligne fort justement Lorand Gáspár, que la réponse à ces questions sera trouvée. 

« Toute vie n’est qu’ouverture, que jaillissement » écrit le chirurgien-poète. Lui qui écrivait ses textes le matin avant de se rendre au bloc opératoire a aimé son métier de chirurgien dans ce qu’il a de plus simple et évident « Qu’y a-t-il de plus gratifiant que d’aider une parcelle de vie à reprendre son déploiement ?». Certes, mais il ajoute aussi qu’«il ne faudrait pas s’engager sur ce chemin sans être doué de beaucoup d’amour pour le vivant ». Ce qui ne l’empêche pas, face aux exigences de son métier de chirurgien d’affirmer « je crois ne jamais eu avoir le sentiment de me sacrifier ».

L’équilibre, le lien entre deux vies si complémentaires, celle de chirurgien et celle de poète, vient d’une curiosité et d’une capacité à dévoiler ce qui est caché et ce qui est au-delà de ce que peuvent dire les mots. La compréhension de ce que nous sommes et de notre monde vient de l’écoute du bruit et du silence auquel nous sommes confrontés. Il y a un au-delà avec lequel le poète se doit de dialoguer pour le montrer dans une simplicité qui passe par les mots. « L’infini réel ou vrai que je cherche, ne peut être construit, si je puis dire, avec des briques. Il est ou il n’est pas ». Quel est donc cet infini ? D’où part-il ?

Photographie de Lorand Gáspár.

Le point de départ de la poésie de Lorand Gáspár repose sur une attention permanente à ce qui se passe autour de lui, ce qui est en parfaite adéquation avec son travail de médecin et de chirurgien. Ce qui veut dire porter une totale et permanente attention à la nature et surtout à la vie. « J’essaie d’être un observateur très attentif à tout ce qui se passe d’accessible pour moi dans la nature ». Arrivé à Jérusalem, Lorand Gáspár raconte avoir été frappé par le désert du Moyen-Orient et c’est à partir de là qu’il a développé son inspiration et son orientation poétique. Il en fera le sujet de plusieurs photos qui illustreront ses poèmes. Poète et chirurgien, il sera aussi photographe.

Le premier poème de Sol absolu est très court. Il frappe par sa mise en page, par le mot pierre répété trois fois et par le dernier mot rien. On est donc bien dans le désert mais le rien du poème ne correspond pas un vide, c’est d’une ouverture dont il s’agit. 

                                PIERRE                           PIERRE

                                                encore une 

                                                  PIERRE

                                                    Sable

                                                   Illimité

                                                     RIEN

Si un mot devait caractériser la poésie de Lorand Gaspar, ce serait celui d’ouverture. Ne dit-il pas dans Patmos (P.147)

                                              quelqu’un en moi écoute sans relâche

                                              l’inaudible battement dans les choses 

On retrouve dans ces deux vers un vocabulaire qui fait allusion à l’examen des bruits du cœur par un médecin. Le poète tout comme le médecin est en permanence à l’affut de ce qui n’est ni audible ni visible d’emblée. Le rôle du poète sera de montrer, avec des mots, ce qu’il y a au-delà de l’évidence de nos sens et de notre intelligence « Qu’y avait-il à dévoiler ?» nous demande-t-il dans Sol absolu (P.149) Toute son œuvre poétique va chercher à répondre à cette simple question.

Comme pour chacun de nous, tout commence à l’aube

                                              Chaque matin d’un bond 

                                               le soleil prend pied dans mon visage

                                              je m’empare de cette brûlure comme d’un gouvernail.

                                               (Sol absolu P.105)

Huile sur toile d’Árpád Szenes (1897-1985), peintre hongrois, ami de Lorand Gáspár
©Galerie Jeanne Bûcher

La nature est le premier interlocuteur du poète et c’est elle qui va le guider tout au long de la vie. Elle n’est jamais agressive, elle est au contraire calme, présente et à découvrir dans toute son inhérente beauté. La lumière du désert tout comme le mouvement vont faire résonner les mots du poète dans un chant qui n’a rien de sombre. Ce chant est premier, c’est celui du désert, celui du monde et il a un caractère naturellement positif

                                          Quelque part pourtant court encore 

                                           l’allégresse du chant qui d’un bond déplia 

                                            l’espace à jamais du matin-

                                             (Sol absolu P.121) 

Tout au long de Sol absolu, Lorand Gáspár place des épisodes de la vie du désert, de la vie dans le désert. Il n’y a dans tous ces épisodes, aucune tragédie. La vie continue et se développe. Il n’y a rien à regretter. L’histoire des populations qui ont occupé cette terre dans les temps immémoriaux, des extraits de la Bible, la vie des plus petits animaux et des insectes, la présence de l’eau tiennent une large place dans ce recueil. La typographie, la mise en page et les polices font bouger le regard du lecteur et, par ces mouvements, apportent une compréhension de ces espaces réputés vides et inhospitaliers. Il y a de vastes plages blanches que l’on découvre au fil des pages, comme si des cailloux, des pierres étaient disposées dans un désert tout au long du chemin. 

Pour suivre le parcours et l’évolution du poète, il faut se plonger dans son autre recueil « Patmos et autres poèmes » qui est une anthologie de tous ses textes. La vie reste au centre de sa poésie 

                                         dans les sèves sans borne du vivre

                                          la fureur de la vie déchirant la vie 

                                           (Patmos P.109) 

Il n’y a aucune borne à la vie qui est mouvement, rupture et ouverture. Dans ce recueil, Lorand Gáspár se dévoile un peu plus en expliquant ce qu’il fait ; Il met en ordre « mots et gestes tissés dans l’ouvert » (Patmos P.81) et il nous confie qu’il « nous reste à présent l’humble labeur d’épeler/ ce qui de plus simple s’échange dans nos vies » (Patmos P.84). Ce « nous » implique le lecteur dans le travail du poète, poète et lecteur ont la même tâche, celle de construire un poème qui reflète la vie. Pour ce faire, rien n’est compliqué, il faut partir de ce qui est simple et évident pour trouver la beauté dans la nature, dans la vie qui est autour de nous et c’est le poète qui aura la charge de faire ressortir cette beauté. 

Chêne du Languedoc (2013). Alexandre Hollan, peintre, calligraphe et ami de Lorand Gáspár

Lorang Gaspár, poète, parle peu de la douleur, de la souffrance. La mort est peu présente dans ses recueils et Dieu n’y a que peu de place. Il évoque en revanche l’éternité 

                                     Avance sans que rien ne bouge 

                                      vers une source que tu ne vois pas 

                                     dans les eaux sans commencement

                                         (Patmos P.48) 

Nul ne sait ni ne connait le point de départ de la vie. Il y a un lieu hors du temps à partir duquel tout a commencé mais il est hors d’atteinte de notre intelligence. Le mal, en revanche, existe. Aucun doute quand il parle d’ « un insoutenable qu’il faut soutenir » (Patmos P.23), ou des mains qui « griffent à clair les ténèbres/ elles retournent à l’obscur » (Patmos P.35) 

On trouve dans Sol absolu (P.165) un poème en forme de prière sans que l’on sache à quel Dieu il est adressé. Il commence avec « Pour ce torrent sans lit/ce chant immobile de pierres » et se termine par « Pour cette eau qui monte/dans la clarté des pierres ». Entre les deux, on retrouve une série de suppliques qui évoquent un manque auquel répond un reste qui est essentiel et sur lequel repose une forme d’espoir.

Dyptique de T’Ang Haywen (1927-1991) peintre et ami de Lorand Gáspár
Encre sur carton 70cm/100cm
Collection privée

Lorang Gáspár, chirurgien dont on peut lire la poésie sans connaître son métier, nous offre une poésie fermement ancrée dans le vivant, qui s’attache à montrer le beau dont il se demande « est-il séparable du vrai ? » (Patmos P.194) Maniant une langue qui n’est pas sa langue maternelle, polyglotte et traducteur, doté d’une immense culture qui va de Montaigne à Spinoza en passant par Nietzche, migrant en France puis travaillant au Moyen-Orient et au Maghreb, sa vie est un voyage ininterrompu aux côtés de celles et ceux qu’il a soigné, de celles et ceux si différents qu’il a côtoyés. A la recherche permanente d’une sorte d’émerveillement, d’apaisement et d’équilibre, lui qui, né dans une région de forêt, a vécu sous le soleil du Moyen Orient et de l’Afrique convoque la neige à plusieurs reprises pour évoquer l’enfance, l’amour et le calme qu’apporte le manteau neigeux.

                vergers de l’enfance neigez, neigez

                 sur les déserts de mémoire d’amour

                soyez la fraîcheur de tant de nuits blanches 

                 neigez, neigez sur nos pas dans la nuit 

Zao Wou-Ki, Traversée des apparences, 1956 Collection particulière
Dennis Bouchard Zao Wou-Ki © ADAGP, Paris, 2018

Son œuvre de poète est un monument qui reflète toutes ses passions, toutes ses interrogations et qui magnifie la beauté et le précieux du vivant qu’il savait très fragile. Avec un style et une écriture dépouillés, il a su renouveler la poésie pour la mettre en écho aux réalités que nous vivons tous. Il serait dommage de ne pas le lire ou de ne pas le relire.                                                                             

Feuilles d’hôpital
Lorand Gáspár 

éditions Héros-Limite, 2024, 272 pages, 24€ 

Sol absolu 
Lorand Gáspár

éditions Gallimard, 1972, 128 pages, 11€20

Patmos et autres poèmes 
Lorand Gáspár

éditions Gallimard, 2001, 228 pages, 8€20  

*Consulter les actes du colloque en Roumanie  

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