An impressive conclusion to a great and dense essay
Salomé en relief, on en a vu de nombreux exemples sur les portails, tympans, colonnes, chapiteaux, autels et retables des édifices religieux du Moyen Âge et de la Renaissance Mais le survol serait incomplet si l’on ne présentait pas aussi les (rares) statues de cette période, ainsi que les sculptures apparues après le regain de popularité de Salomé au XIXe siècle.
Toutes les sculptures ? Non, il y en aurait trop, qui n’ont été que prétexte à caresser de l’œil les formes d’une femme dénudée. Quel intérieur bourgeois de la Belle Époque n’a pas été décoré d’un petit buste aux seins nus (1) ou d’une statuette de danseuse exotique (2) censés représenter Salomé ? L’ajout éventuel d’une épée ne devrait surtout pas justifier l’appellation (3) – même si les peintres décadents ont souvent représenté Salomé avec une arme –, pas plus que la nudité ne devrait être un prétexte à baptiser toute statue du nom de Salomé. [**Laurent Noet*] (4) cite par exemple une figurine de [**Théodore Rivière*] (1907) intitulée d’abord Femme, puis renommée opportunément Salomé, et plus tard La Sunamite ; et pour la statue L’art lyrique d’[**Édouard Drouot*], c’est le fondeur lui-même qui l’a rebaptisée Salomé dans son catalogue, espérant ainsi de meilleurs ventes.
Après ces débordements à visée commerciale, il me semble que l’attribution du nom de Salomé à une sculpture devrait répondre à un minimum de critères. Voici ceux que j’ai utilisés dans ma sélection effectuée dans la pinacothèque du web : I, tête de Jean-Baptiste ; II, plateau ; III, a – danse, b – voile(s), c – seins nus. Ma Salomé est une sculpture de femme (5), de préférence entière, sans épée (sauf si elle est portée par un bourreau, pour éviter les confusions avec Judith), avec soit le critère I, soit le critère II associé à au moins deux critères III. Le respect de cette contrainte, qui ne poserait aucun problème à un peintre ou à un sculpteur en relief, n’est pas évident pour un statuaire. En 1570 à Florence,[** Vincenzo Danti*] a contourné – si l’on peut dire – la difficulté en réalisant non pas une, mais trois statues (très grandes, plus de 2,40 m !) : Saint Jean-Baptiste à genoux, le bourreau levant son épée, et Salomé habillée très élégamment, en style maniériste (fig. 1). Vers 1510-1520, un artiste flamand a regroupé les trois personnages dans une belle sculpture en bois de chêne, où Jean-Baptiste est déjà décapité. Avant eux, d’autres avaient fait plus simple : les Pisano pour la Salomé portant la tête de Jean Baptiste, l’une des vingt-quatre sculptures de la Fontana Maggiore de Pérouse (1277-78), et le sculpteur anonyme de La Dansarelle de l’église Saint-Jean-Baptiste de Chavanac en Corrèze (c. 1500, fig. 2). Un autre exemple, tout à fait remarquable, est visible dans la cathédrale d’Amiens, avec les sculptures de la clôture du chœur côté nord retraçant la mort de Jean-Baptiste (années 30 du XVIe siècle).
C’est tout ce que j’ai trouvé pour la Renaissance, soit bien peu en regard de la pléthore de tableaux et gravures de cette période. Et pour succéder à l’œuvre de Vincenzo Danti, il faudra même attendre plus de trois siècles, lorsque L’apparition de [**Gustave Moreau*], l’Hérodias de [**Flaubert*] et la pièce d’[**Oscar Wilde*] auront relancé l’intérêt des artistes pour Salomé. Les sculpteurs l’adoptent avec un peu de retard ; ils sont moins nombreux que les peintres, et leur art est certainement plus difficile, et aussi plus coûteux en main-d’œuvre et matériel. En 1874, Gustave Moreau s’était essayé à des statuettes de cire sur armature métallique, sans aboutir à un résultat probant.
«Les sculptures de Salomé conservées dans les collections publiques ont fait l’objet de dons et non d’achats. Une seule œuvre connaît un destin différent : la Salomé d’Édouard Pépin (1853-?) exhibée au Salon de 1884. Son succès tient avant tout à une composition ingénieuse permettant une évocation globale du mythe. Vêtue d’une jupe brodée que retient une ceinture ouvragée et les seins nus, la fille d’Hérodiade est assise sur un coussin au sommet d’un socle triangulaire. Son bras droit repose sur le bassin qui recueillit la tête de Jean-Baptiste ; sa main gauche tient une fleur sur ses genoux. Trois figurines, insérées dans les niches du piédestal et symbolisées par un mot latin, complètent le récit biblique : Verbum (la parole) rappelle les prêches du précurseur du Messie, Saltus (la danse) fait allusion à la danse des sept voiles, Mors (la mort) montre le bourreau soulevant la tête décapitée du saint.»
La figure décorative possède un second atout en multipliant les références artistiques que le XIXe siècle affectionne. La pose du personnage principal se souvient du tableau d’[**Henri Regnault*] (1870) ; cependant, de part le style de son piédestal, l’œuvre fait écho au Persée (1545-1553) de [**Benvenuto Cellini*] et se rattache donc au courant néo-florentin qui se développe en France entre 1865 et 1890.
Un sujet clairement identifiable et une filiation stylistique prestigieuse attirent des regards bienveillants sur la statue de Pépin : elle est récompensée d’une médaille de 2e classe et d’une bourse de voyage pour le jeune artiste ; par ailleurs, l’État l’acquiert et en commande la traduction en bronze. Déposée dans un premier temps à l’Opéra de Paris, l’œuvre est attribuée, par arrêté ministériel du 22 avril 1937, au musée des Beaux-Arts de Marseille. Cependant, la sculpture du XIXe siècle connaît alors une période de rejet ; de fait, la Salomé d’Édouard Pépin est remisée dans les réserves dès son arrivée dans la cité phocéenne. Après la guerre, la municipalité, cherchant à embellir à moindre coût son espace urbain, tire la statue de son purgatoire et la place en extérieur. Ironie du sort, elle est exposée place des Baumettes, dans un quartier excentré célèbre pour sa prison. Ainsi, le personnage biblique reçoit-il à la fois un honneur insigne – aucune autre Salomé ne sera jamais élevée au rang de monument public – et une condamnation éternelle de son crime…
Après la Grande Guerre, l’inspiration « salomesque » des sculpteurs français et allemands s’est un peu éteinte. Les statuettes de danseuses poursuivent néanmoins leurs carrières dans les salons bourgeois des Années folles, quelquefois sous forme de superbes figurines chryséléphantines, qui toutes n’ont de Salomé que le nom (8). [**Marcel-André Bouraine*], reprenant le stratagème de Danti à la Renaissance, produit un groupe de deux sujets où Salomé, vêtue d’un rare pantalon bouffant, est identifiable grâce à la présence d’un esclave lui apportant la tête du prophète (c. 1920).
Chez les Belges, la Salomé d’[**Eugène-Jean de Bremaecker*] (1926) innove en portant la tête de Jean-Baptiste près de son épaule, un peu comme une lanceuse de poids aux Jeux Olympiques, tandis que celle de [**Jules Werson*] se soulève en y prenant appui ; en revanche, la Salomé d’[**Arthur Joseph Pierre*] est on ne peut plus traditionnelle (Salomé avec la tête de Jean-Baptiste, terre cuite).
Plus loin de Paris et des Années folles, le suédois [**Carl Milles*] présente tout simplement Salomé nue avec la tête de Jean à ses pieds (c. 1930), le hongrois [**Károly Cser*] une terre cuite émaillée d’allure rustique (c. 1920) et le russe [**Boris Korolev*] une Salomé avant-gardiste en cubes et en bois (1922).
Mais c’est de la riche Amérique que souffle le renouveau d’inspiration des sculpteurs pour le mythe de Salomé. On se souvient de la scandaleuse première de l’opéra de [**Richard Strauss*] à New York en [**1907*], qui avait déclenché une extraordinaire Salomania à travers tous les Etats-Unis. En sculpture, le flambeau est d’abord repris, et de quelle manière, par [**Paul Manship*] (cf illustration de l’entête) avec sa Salomé en bronze de 1915 (fig. 6). Pour situer Paul Manship (1885-1966), Prix de Rome en 1909, précisons qu’il est aussi l’auteur de la statue de New York la plus vue après celle de la Liberté, le Prométhée doré de Rockefeller Plaza (1934), là où les new-yorkais patinent à Noël. Très influencé par l’Antiquité lors de ses trois années passées en Italie, il affectionne les sujets mythologiques. A l’opposé de ce que faisait alors Rodin, sa Salomé de 47 cm est un mélange d’archaïsme et de cette avant-garde représentée à l’époque par [**Ida Rubinstein,*] [**Léon Bakst*] et les Ballets Russes, avec la finition méticuleuse qui est une caractéristique du sculpteur. [**Waylande Gregory*] (1905-1971) fait également une belle composition avec sa Salomé Art déco de 1928 en faïence rose violet, où il installe en un équilibre harmonieux la danseuse sur son immense voile en croissant de lune, tenant haut la tête de Jean-Baptiste (fig. 7). C’est en bois sculpté que [**Karoly Fulop*] a représenté par deux fois la fille d’Hérodiade, présentant la tête de Jean à sa mère (c. 1928), ou la soutenant dans un proche tête-à-tête (années 30). Nous avons également deux Salomé de [**Robert Laurent*] (1890-1970), celle de 1949 en pierre étant bien lourde malgré son titre Allegory of Dance. [**Reuben Nakian*] (1897-1968) s’est émancipé du modernisme Art déco de son professeur Paul Manship avec Salome with the head of John the Baptist, bronze de 1948 où l’influence de[** Picasso*] semble bien présente. Ce tour d’horizon américain au XXe siècle serait incomplet sans une incursion dans l’art kitsch, avec la figurine pin-up de [**Betty Harrington*] produite par le Ceramic Arts Studio, contemporaine des films hollywoodiens Salomé avec [**Yvonne de Carlo*] et [**Rita Hayworth*].
Dans sa série de sculptures dédiée à Richard Strauss, [**Antje Tesche-Mentzen*] a réalisé une belle Salomé grandeur nature en bronze, plus fidèle à la représentation traditionnelle qu’à la scène finale de l’opéra (c. 1985). Contrairement à elle, plusieurs artistes du XXe siècle ont préféré supprimer le fameux plateau, incontournable à la Renaissance, mais devenu après Oscar Wilde un obstacle au rapprochement physique ou charnel des deux protagonistes.
Le lecteur intéressé de voir ces photos sur internet tombera certainement sur d’autres œuvres non retenues ici, puisque ne répondant pas aux critères préalables, comme la Salomé du russe de Paris [**Alexander Archipenko*] (1910). Il y verra aussi une statuette en bronze doré d’[**Ernst Fuchs*] pour laquelle j’ai fait une exception, puisque l’artiste, peintre et sculpteur à la fois, a peint en plus un tableau comportant le bourreau et Hérodiade absents de sa sculpture (Tanz der Salome, 1977).
Le curieux trouvera aussi des petites figurines en porcelaine des années 70 ou postérieures, fabriquées à des milliers d’exemplaires en Italie, Grande-Bretagne et Malaisie (9) ; comme elles n’ont pas plus de justification en tant que Salomé que la plupart des statuettes de la Belle Époque et des Années folles, j’en dirai seulement qu’elles s’opposent en tous points à la Salomé unique, géante, grotesque, obèse, réjouissante – ou déplaisante, c’est selon – d’[**Emil Kazaz*] (2014).
En considérant de nouveau l’aspect technique, il est certain qu’il est plus facile de sculpter une femme au sol qu’une danseuse en (dés)équilibre ; [**Naoum Aronson*] a réalisé vers 1923 Le désespoir de Salomé, une figure en bronze de femme prostrée qui pourrait être en fait n’importe quelle désespérée, plus réussie dans son obédience à Rodin que la vraie Salomé massive en albâtre de[** Robert Laurent*] (1944) ou celle des disciples d’Archipenko au studio ARKO dans les années 30. La plus érotique est la Salomé post-orgasme – on dirait plus pudiquement nymphe endormie, s’il n’y avait à ses pieds l’objet de son fantasme – de [**Santiago Rodríguez Bonome*] (1930).
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Récapitulatif des articles de Pierre Dambrine consacrés à l’iconographie de Salomé*]
Iconographie de Salomé. 1 Du Moyen-Âge à la Renaissance
Iconographie de Salomé. 2 Le Baroque
Iconographie de Salomé. 3 Romantisme, Symbolistes et Décadents
Iconographie de Salomé. 4) de la Belle Époque à aujourd’hui
Iconographie de Salomé. 5 Salomé statufiée
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WUKALI 14/10/2017
Illustration de l’entête: Paul Manship (1885-1966). Salomé (1915). Smithsonian American Art Museum. Washington (DC)
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Notes et bibliographie*]
1) Alfred Foretay (c. 1900), Franz Iffland, Isidore de Rudder, Lucien Alliot, Emmanuel Villanis (c. 1910-1915), George Trinque (c. 1920).
2) Louis Convers (1899), Paul Raissiguier, Maurice Bouval, Rudolf Marcuse (1905), Ernst Seger 1907), Agathon Léonard (1908), Artur Hoffmann (c. 1910), Henry Fugère (1910), Brüder Kainz, Vienne (c. 1910), Jules Desbois (1912), Ferdinand Preiss (c. 1910-1920). Statuette lampadophore d’Umberto Stiaccini.
3) Charles Lévy (c. 1890-1899), Bertram Mackennal (c. 1895), Franz Bergmann, Ernst Ludwig Kirchner (c. 1910), Dominique Alonzo (c. 1930).
4) Laurent Noet : Le mythe de Salomé dans la sculpture de la IIIe République, in La Rumeur Salomé, sous la direction de David Hamidović, Éditions du Cerf, 2013.
5) Citons le cas du sculpteur américain Cody Swanson, qui a fait une Salomé nue en plâtre avec une ossature et une musculature masculines (2006). Aux XXe-XXIe siècles, la féminité, voire le corps humain, ne sont pas toujours aisément identifiables (Ammun Luca, Essie Pinsker, Victor Roman (1980), Michi Raphael (1989), Paulette Esrig (2013)…
6)1879, Palais des Beaux-Arts de Lille. Non visible sur internet, mais photographié dans La Rumeur Salomé, Éditions du Cerf, fig. 12.
7) Ce buste de Liszt figure dans Les 200 plus belles sculptures du monde, de Jean-Luc Chalumeau, Chêne 2009.
8) Louis Sosson (c. 1920), Georges Morin, Claire Jeanne Roberte Colinet, Affortunato (Fortunato) Gory (Gori), Henry Fugère (1925), Demeter Chiparus (c. 1925), Potzel (c. 1925), Richard Garbe (1932).
9) sur des modèles de Giuseppe Armani, David Cornell (Coalport), Peggy Davies (Royal Doulton) et Romas Kukalis (Franklin Mint).
10) La tecnica kenoclastica de Zucconi consiste à casser la sculpture en pierre, à l’évider pour l’alléger, puis à la reconstruire, si besoin à l’aide d’agrafes métalliques.
11) « En dansant je suis sortie de la chambre des filles. »)]
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