In love with Roma
Voici un livre amoureux de Rome, un livre vibrant fait de multiples souvenirs, un livre quasi autobiographique, une promenade cultivée et artistique dans la Ville éternelle, nous présentons en plusieurs parties tels les feuilletons d’autrefois, ce récit de Jacques Tcharny en exclusivité pour WUKALI. Chaque semaine vous pourrez lire une suite avec un nouveau chapitre. En voici le premier, il a pour titre: Au nom de Bacchus
LE PIÉTON DE ROME. (1)
Henry Duplessis venait de traverser le Corso. Il y avait beaucoup de voitures, du monde dans les magasins. C’était normal à cette heure avancée de la matinée. Il s’était réveillé assez tard, chose inhabituelle pour lui. Installé à Rome depuis trois ans, il était devenu un authentique « autochtone » même s’il avait des difficultés à parler correctement l’italien. En revanche, il le comprenait bien. En réalité, l’idiome qu’il entendait le plus couramment dans cette ville était le romain. Une amie milanaise lui avait affirmé que ce dialecte était très pauvre en comparaison du vrai toscan. Elle semblait le tenir en mépris ainsi que les habitants de la ville éternelle. Il trouvait cela exagéré mais il était effectivement mauvais juge comme le lui avait affirmé, péremptoirement, Claudia.
Il adorait cette ville et ses environs. Combien de fois s’était-il promené dans les jardins de la Villa Borghèse ? Avait-il été s’installer pour la journée au milieu des cascades de la Villa d’Este à Tivoli ? Avait-il contemplé le lac de Nemi ?
Il savait qu’il existait une autre Rome, bien sur. Là où la corruption régnait en maître, là où la maffia étendait son influence tentaculaire. Dieu merci, il n’avait jamais eu de contact avec ce monde : ça ne l’intéressait pas. Il était bien trop égocentrique et prudent pour cela. Le danger, il le méprisait. Il refusait donc de le fréquenter.
Il avait appris la signification de l’expression « battre le pavé » car circuler dans Rome oblige à tenir compte du revêtement des rues. Alexandra, la femme de son ami Alfredo, lui avait dit avoir usé de nombreuses paires de bottes et autres chaussures.
Il pouvait se promener le jour mais aussi la nuit, son inconscient se mettant à parler, à fabuler. Chaque bâtiment de la ville historique avait un parfum différent. Il adorait aller dîner dans les trattorias où les italiens ont leurs habitudes. Tous les serveurs le connaissaient. Il discutait gentiment avec eux. Ils avaient fini par le considérer comme un membre de la bourgeoisie locale bien qu’il vienne déjeuner ou dîner généralement seul sauf quand l’un ou l’autre de ses amis venait le voir dans son exil doré.
Il se dit qu’il lui fallait appeler Fernando à Paris et Hermann à Bruxelles. Fernando travaillait beaucoup trop, il n’arrivait plus à assumer toutes ses fonctions : la direction de l’atelier de restauration de bronzes, le conseil en œuvres d’art, son travail d’expertise dans une grande société de ventes aux enchères sise à Londres, l’éducation de son jeune fils en garde alternée avec son ex-épouse. C’était vraiment trop. Henry avait une grande amitié pour Fernando et il lui déplaisait de le voir se détruire ainsi.
Hermann, c’était son grand frère d’élection. Au temps lointain de sa jeunesse, Henry s’était passionné pour la bande dessinée. Il avait connu tous les grands créateurs, les tutoyait. C’est d’Hermann, figure emblématique du neuvième art, qu’il s’était senti le plus proche et qu’il l’était resté. De temps à autre son ami bruxellois débarquait chez lui et ils reprenaient la conversation là où ils l’avaient laissée lors de son passage précédent. C’était cela l’amitié.
Il ne quittait plus l’Italie. Il n’allait même plus à Paris. Il y avait gardé une adresse postale chez une amie très proche, c’est tout. D’ailleurs, il venait d’appeler Blanche qui lui avait annoncé son intention de passer deux semaines avec lui. Ils avaient failli vivre ensemble mais la vie avait décidé pour eux : Blanche était restée dans la région parisienne, près de ses enfants et petits-enfants. Lui, après son coup d’éclat, avait compris qu’il avait atteint ses limites et qu’il valait mieux profiter de la vie dans un endroit où il se sentirait à l’aise. Il avait énormément voyagé tout au long de son existence et il s’était installé dans la ville éternelle, le lieu du monde qu’il préférait. Il estimait, à juste titre, être un privilégié. Il n’avait plus à se préoccuper de rien, son quotidien étant assuré ad eternum.
Il aimait écouter parler les touristes dans les innombrables langues qui se croisaient ici. Il arrivait à les reconnaître assez facilement. Quelquefois, l’une ou l’autre lui posait problème et il demandait à ces gens d’où ils venaient, toujours avec gentillesse et douceur.
Il lui arrivait, rarement aujourd’hui, plus fréquemment hier, de partir explorer une région où une ville qu’il ne connaissait pas ou peu. Ainsi, il avait passé beaucoup de temps en Toscane et en Vénétie, moins en Lombardie ou dans la baie de Naples. Ceci dit, il avait connu de belles émotions ailleurs, notamment en visitant le palais Gangi à Palerme ou il avait vu la salle de bal immortalisée par Visconti dans « Le Guépard », peut-être le plus beau film de l’histoire du cinéma. La femme du comte actuel est une française, ce qui avait facilité son admission dans ce lieu privé. Il n’avait pas retenu grand-chose en Sicile, son tempérament étant trop mesuré, trop classique pour apprécier à sa juste valeur l’art normand local. Ce qui le chagrinait mais, tout comprendre et ressentir, c’était bien difficile…
Ses pas le conduisirent devant la fontaine de Trévi. Il y a toujours des touristes dans ce quartier de Rome, surtout vers midi. Effectivement, une foule joyeuse occupait les lieux. On voyait bien les monnaies jetées dans l’eau. Surtout des euros mais pas uniquement. Il s’était amusé à reconnaître à quel pays de l’union appartenait telle ou telle pièce. Il s’était aperçu que les italiennes étaient les plus variées, les plus belles, les plus individualisées. Sur celles de deux euros figure le profil de Dante lauré. Sur le un euro, un dessin de Léonard de Vinci, extrait d’il ne savait plus quel codex, représentant un homme dans un cercle, figuration du canon des proportions. Le canon étant le rapport de la tête à l’ensemble du corps. Il s’amusait en songeant qu’une grande entreprise de travail temporaire l’avait utilisé comme logo. Sur le cinquante centimes, se voyait la place du Capitole réorganisée par Michel-Ange avec la statue équestre de Marc-Aurèle, l’unique œuvre de ce type datant de l’antiquité parvenue jusqu’à nous. Sur la vingt centimes, se reconnaissait une sculpture de Boccioni, le futuriste : « formes continues dans l’espace » dont un exemplaire existe dans les collections du musée d’art moderne national à Rome. Sur la dix centimes une représentation du visage de la Naissance de Vénus, œuvre de Botticelli conservée au musée des offices de Florence. Il avait plus de mal avec les petites pièces jaunes. Sur la cinq centimes était représenté le Colisée, sur la deux centimes, il pensait que le château qui y figurait devait être le Castello Sforza à Milan mais sans certitude, tandis que la un centime semblait montrer le musée du cinéma, de Turin ou de Milan, il avait oublié. Il préférait ne pas poser de questions à son ami Alfredo dont la culture était sans défaut. Il gardait le « suspense » jusqu’au jour où il pourrait lui-même répondre à son interrogation…
Lui avait eu un coup de chance totalement inattendu et inespéré. Une vieille femme d’origine roumaine était décédée, des amis à lui la connaissaient bien. Ils l’avaient appelé car elle n’avait aucune famille et leur avait dit de vendre tout ce qu’elle possédait pour pouvoir être enterrée décemment. Il était passé voir par routine. C’était un petit appartement de deux pièces en rez-de-chaussée, dans le treizième arrondissement. Là il avait regardé et, soudainement, il l’avait vu…Il n’en avait pas cru ses yeux et pourtant…
Il s’était baladé à-travers le monde, bien avant de s’installer à Rome où Il avait loué un appartement, en face de l’ambassade de France -le palais Farnèse– mais n’y était resté que peu de temps. Par l’intermédiaire d’Alfredo, il avait trouvé un logement étonnamment sympathique dans le Trastévere, autrefois quartier très populaire, aujourd’hui bourgeois et bohème. Il l’habitait toujours. L’avantage pour lui, c’était qu’il ne s’occupait plus de rien car il avait des propriétaires très obligeants qui avaient pris en charge son quotidien. Moyennant certains arrangements financiers naturellement. C’était normal. Il disposait donc de tout son temps pour suivre à sa guise l’inspiration du moment.
Henry était un homme organisé, calme, serein, pondéré et sans illusion sur rien. Il savait avoir eu de la chance, beaucoup de chance. Avant sa découverte, il se battait pour faire face à tout : les loyers, la nourriture, les impôts, les investissements professionnels, les charges. Cette époque était révolue, heureusement. On ne pouvait pas parler de bonheur mais plutôt d’équilibre. Il avait retrouvé une douceur de vivre égale à celle des années soixante-dix, période d’abondance s’il en fut. De temps en temps, il avait une aventure avec une touriste de passage. Pas assez souvent à son gré mais il avait dépassé la soixantaine. Il ne fallait pas trop en demander. Il avait eu deux relations avec des romaines de sa génération mais ces femmes étaient franchement vénales. Il avait immédiatement stoppé ces idylles sans éclat ne se sentant pas motivé pour cela.
Il était relativement grand puisqu’il approchait le mètre quatre-vingt, mince, brun nuancé tirant sur le gris, des yeux bleus, un visage de vieux gamin et des lunettes. Il était divorcé depuis huit ans et n’avait jamais voulu avoir d’enfants. Il ne s’intéressait pas à eux et avait même du mal à les supporter. Il ne les fréquentait donc pas. Ce n’était pas un homme à se préoccuper du monde. Il s’était vaguement intéressé à la politique dans sa jeunesse post-soixante-huitarde mais avait vite compris qu’il n’avait rien à faire dans ce milieu-là. L’évolution de la planète l’interpellait, les questions écologiques semblant devenir cruciales. De plus la montée des fanatismes, essentiellement religieux, risquait de mettre le feu à un monde déjà en piteux état. Il savait qu’il ne connaîtrait pas les résultats de tous ces désordres vu son âge. Il était athée. Seuls lui importait les quelques amis qu’il avait gardé après son départ de France. Il s’agissait vraiment de « happy few ». Hermann, bien sur, qui avait dix ans de plus que lui. Fernando qui en avait dix de moins. Sa vieille amie Catherine et Blanche, ses cadette de peu. Et puis Gilbert qui fut son médecin, aujourd’hui retraité. Il n’avait jamais été l’amant de Catherine mais il l’aimait beaucoup. Elle le savait et en profitait un peu, ce qui n’avait aucune importance pour lui.
A Rome il fréquentait Alfredo et Alexandra, un couple de son âge. Alfredo avait été ingénieur, était devenu libraire d’art mais un libraire en appartement car il ne travaillait que par catalogue et par relationnel. C’était un homme à l’allure imposante mais bien plus exceptionnel par l’intelligence, la courtoisie, la culture. Un authentique honnête homme comme l’entendait le dix-septième siècle. Les échanges intellectuels qu’ils avaient coutume d’entretenir étaient de très haute tenue car, malgré ses gros défauts, Henry était un être spécial : peu intéressé par le contact humain, il s’était épanoui dans le commerce artistique. Il avait acquis beaucoup de connaissances et de savoir qu’il avait réussi à mettre en ordre. Sans être un autodidacte car il avait son baccalauréat et était ancien élève de l’école du Louvre, il avait énormément découvert par lui-même. Son intelligence avait été suffisante pour qu’il puisse en faire la synthèse. Il en récoltait les fruits depuis quelques années, dès avant le coup de pouce du destin. Alfredo était un épicurien, lui un esthète. Ils adoraient la vie. Ils s’appréciaient donc mutuellement.
Un galeriste quadrilingue très jeune, puisqu’il avait à peine trente cinq ans, était une relation proche de notre émigré. Carlo était marié avec une bulgare un tantinet arriviste mais c’était un garçon remarquable qu’Henry aidait souvent dans ses travaux de documentation. Carlo recherchait le français qui le fascinait par son sens pratique et ses capacités intellectuelles, qui le surprenait par la qualité de ses souvenirs professionnels : Henry avait une fabuleuse mémoire. Les deux hommes se rencontraient soit via Margutta où se situait la galerie du jeune homme, soit place Mazzini à l’appartement de ce dernier.
Derrière cette place, dans la via Caposile, au deuxième étage d’un immeuble luxueux, vivaient et travaillaient Alfredo et Alexandra. Là, notre héros passait de longs moments à discuter, à dîner en gourmet c’est-à-dire en prenant son temps, à boire des vins fins remarquables que son hôte avait le secret de dénicher dans les coins les plus reculés d’Italie voire d’ailleurs. L’appartement du couple était immense : plus de deux cents mètres carrés. Le libraire avait un frère avocat qui possédait un beau logement, exceptionnellement placé face au Panthéon, l’édifice antique le mieux conservé de la ville avec sa célèbre voûte en encorbellement. L’italien parlait bien notre langue, pas sa femme, aussi quand ils se retrouvaient à trois utilisaient-ils l’anglais…
Jacques Tcharny
La suite dans un« prochain numéro»… !
WUKALI 20/11/2015
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