Leonardo in depth
Les cartons de Léonard de Vinci
L’artiste en a réalisé de nombreux mais seuls deux sont parvenus jusqu’à nous. Nous allons les décrypter ensemble.
Rappelons qu’un « carton » est une esquisse dessinée, quelquefois rehaussée de couleurs limitées, au format du tableau final. On y voit toujours des perforations qui permettent de reporter les points sur le support de l’œuvre finale (toile, bois, revêtement mural…)
La Vierge, Sainte Anne, l’Enfant Jésus et Saint Jean Baptiste
Excellent état de ce grand carton(141,5×104,5cm) dessiné au charbon, à la craie noire et blanche, avec rehauts de blanc, au sfumato un peu estompé. Il est conservé à la National Gallery de Londres.
Sur un fond de paysage rocheux, se voient une rivière et une montagne. Un sol pierreux porte les personnages. Un léger précipice nous interdit l’accès à cette scène biblique, à l’instar de ceux des deux « Vierge aux rochers ». C’est donc un trait récurrent chez Léonard.
Les deux femmes assises sont collées l’une à l’autre, créant un effet fusionnel dû à cette gémellité accentuée. Le spectateur se trouve face à un bloc sculptural. Les drapés sont étourdissants de vie.
Jésus s’échappe des bras de sa mère pour bénir Jean-Baptiste, un peu isolé sur la gauche. Ce dernier est adossé à une source dont l’eau miroite dans son dos, calme. De la végétation aquatique s’enracine tout autour de la margelle. Anne, de sa main gauche dressée portant un index démesuré, semble désigner le ciel. Serait-ce une critique de l’Église niant les efforts de Marie pour empêcher la Passion du Christ ?
Le visage de la Vierge aux yeux baissés est tout de tendresse et d’amour maternel, préoccupé au regard de l’enfant divin qui se sépare d’elle trop tôt. Elle esquisse un sourire contraint. Combien différente est Sainte Anne. Tournée vers sa fille, elle lui adresse un terrible regard de reproches. Ses yeux flamboient. Une moue violente lui tord les lèvres en un rictus démoniaque. Son menton carré, volontaire, est antithétique de celui de sa fille, plus doux, plus souple. Elle s’oppose à Marie, à son désir de retenir l’enfant dont la voie est tracée : il appartient à l’humanité entière. Anne montre le ciel de cette monstrueuse masse musculaire qu’est devenu son bras. Quant à Jean-Baptiste, il ne s’intéresse qu’à une chose : la bénédiction que va lui donner son cousin.
Le morceau le plus élevé de cette composition est le visage d’Anne, véritable flamme mystique sous inspiration divine.
Les lignes du dessin au charbon, sans cesse reprises jusqu’à l’obtention de l’effet désiré, permettent à l’artiste de développer cadrage, découpage et mise en scène. La composition devient transcendance. S’appuyant sur le dessin, les blancs des visages et des mains donnent une densité idéale à la profondeur de la vision, donc à la vérité qui s’en dégage.
L’opposition du visage de Marie, doux et serein, et de celui d’Anne, violent et pathétique, provoque un malaise chez le spectateur. Qu’est-ce que cela signifie ? Le grand format de l’œuvre accélère cette interrogation : la vérité réside ailleurs que dans une succession d’exploits.
Nous ne prétendons pas mettre à jour tous les secrets de Léonard : il est bien trop génial pour cela. Nous dirons que cette « quête de vérité » sur la destinée humaine justifie, une fois encore, cette réflexion sur l’art des grands maîtres : l’aspect extérieur des choses est leur réalité, leur nature propre est leur vérité.
Parce que ce carton est très important, trop caractéristique, il nous a paru indispensable de l’inclure dans ce travail sur les peintures de Léonard de Vinci.
Isabelle d’Este
Conservé au musée du Louvre, de dimensions réduites (61×46,5cm) ce portrait (1499-1500) est en très mauvais état. L’intégration de ce carton légèrement tinté dans le corpus « peintures de Léonard » peut surprendre mais il nous paraît être un jalon indispensable pour la compréhension de sa technique picturale : déplacement dans l’espace, psychologie du modèle…C’est la raison de son inclusion dans ce catalogue.
Il est dessiné à la pierre noire avec sanguine dans les cheveux et ocre sur la robe. Des rehauts de blanc se reconnaissent sur le visage, la gorge et la main.
Les perforations du front et du nez sont repassées à l’encre. Malgré tout, Léonard a réussi à rendre cette œuvre indépendante, car la réalisation colle à la conception. Il est possible que ce portrait ait été exécuté en une séance. Le buste et la main droite sont restés à l’état d’ébauche. Le visage est vu de profil, le corps de trois-quarts.
A l’évidence du spectateur ébahi, le modèle est en mouvement dans l’espace : les bras croisés forment un avant-plan presque fixe, le corps ébauche un déplacement vers la droite comme l’indiquent les épaules, le visage est déjà de profil, une ondulation fait bouger la chevelure.
Nous avons souvent parlé de ce mouvement de rotation, invention de Léonard qu’aucun de ses élèves n’a jamais rendu correctement. Il n’utilise ici qu’une palette réduite (sanguine et ocre). Il suffit pourtant de regarder le visage, individualisé, pour comprendre combien Léonard était doué: le front haut incline à l’intellectualité, le regard marque une réflexion intense, traduction de l’esprit perdu dans les méandres de ses pensées, la bouche est mince, le menton fuyant et la narine frémissante, attribut de la féminité vue par notre florentin.
Autre détail caractéristique : les perforations montrent, au niveau de l’épaule droite, la mise en place d’un nœud du vêtement flottant dans l’espace. Ce retour de la robe vers l’avant nous est connu depuis l’Annonciation de Florence jusqu’à la Belle Ferronnière en passant par la Vierge aux rochers ou la Madone à l’œillet.
Jacques Tcharny
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WUKALI 20/04/2015
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