3 avril 1915 .
Pt’it Lou, nous allons vers Chaumont.
Train militaire
Nous marchons, nous marchons d’un immobile pas.
Nous buvons au bidon à la fin du repas.
Le dernier arbre en fleurs qu’avant Dijon nous vîmes
(Car c’est fini les fleurs des environs de Nîmes),
Etait tout rose ainsi que tes seins virginaux.
Ma vie est démodée ainsi que les journaux
D’hier et nous aimons, ô femmes, vos images.
Sommes dans nos wagons comme oiseaux en cages.
Te souvient-il encor du brouillard de Sospel ?
Une fillette avait ton vice originel…
Et notre nuit de Vence avant d’aller à Grasse ?
Et l’hôtel de Menton ?… Tout passe lasse et casse…
Et quand tu seras vieille, ô ma jeune beauté
Lorsque l’hiver viendra après ton bel été
Lorsque l’hiver viendra ô ma jeune beauté,
Lorsque mon nom sera répandu sur la terre
En entendant nommer Guillaume Apollinaire
Tu diras : « Il m’aimait » et t’enorgueilliras.
Allons ! ouvre ton cœur. Tu m’as ouvert tes bras.
Les souvenirs ce sont des jardins sans limites
Où le crapaud module un tendre cri d’azur,
La biche du silence éperdu passe vite.
Un rossignol meurtri par l’amour chante sur
Le rosier de ton corps où j’ai cueilli des roses.
Nos cœurs pendent ensemble au même grenadier
Dont les fleurs de grenade entre nos cœurs écloses
En tombant une à une ont jonché le sentier.
Les arbres courent fort, les arbres courent, courent
Et l’horizon vient à la rencontre du train.
Et les poteaux télégraphiques s’énamourent,
Ils bandent comme un cerf vers le beau ciel serein.
Ainsi beau ciel aimé, chère Lou que j’adore
Je te désire encore, ô paradis perdu.
Tous nos profonds baisers je me les remémore.
Il fait un vent tout doux comme un baiser mordu.
Après des souvenirs, des souvenirs encore…
Guillaume APPOLINAIRE. (1880-1918)