Le cadre est somptueux, celui de l’abbaye bénédictine de Saint Riquier, à deux pas d’Abbeville dans la baie de Somme. L’oeuvre de Manessier est admirablement adoubée et reconnue, et dans le silence de ce cadre architectural d’exception, les peintures de l’artiste prennent âme dans une lumière toute spirituelle.
Attention l’exposition se termine le 24 septembre
Manessier, peintre de la Foi, peintre de la Somme (1937-1989)
Le tragique et la lumière
« …Il m’a toujours semblé essentiel de construire une œuvre qui toucherait les deux côtés extrêmes de l’être humain – le dramatique et le bienheureux – tout en restant le même homme, avec la même écriture… », picturale, pourrions-nous souligner ! Ces propos d’Alfred Manessier, recueillis par Valère Bertrand en 1989, sont à l’origine des choix des chercheurs en arts de l’Université de Picardie Jules Verne pour l’exposition de l’Abbaye de Saint-Riquier – Baie de Somme.
Le tragique et la lumière. Alfred MANESSIER
Abbaye de Saint-Riquier – Baie de Somme
80135 Saint-Riquier
Du 24 juin 2012 au 24 septembre 2012
Ouvert tous les jours de 10h à 19h
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Saint-Riquier, dont l’abbatiale, dressée au sein d’une vallée sèche du plateau picard, est un archétype des différentes époques du gothique, notamment flamboyant, et un haut lieu de spiritualité, d’écriture, de mémoire et de musique. Et si l’écriture picturale d’Alfred Manessier s’inscrit dans la violence du cri d’un peintre engagé dans les tragédies de son temps, elle est aussi chant de la couleur et de la lumière.
Dans l’histoire de l’art, Manessier avait jusqu’à présent été considéré, à quelques exceptions près, comme un peintre abstrait lyrique, le chantre de la nature et des « rythmes de l’univers », le chrétien.
Martine Martin « Manessier : Oeuvres de 1935 à 1960 » écrit en 1983 : « Connu surtout comme peintre religieux, ayant beaucoup contribué dans les années d’après-guerre, au renouvellement formel d’un art sacré depuis trop longtemps prisonnier de cet académisme dévot responsable de son asphyxie, Manessier se mit, vers la fin des années 60, à puiser une part non négligeable de son inspiration dans l’actualité. (… ) Et voilà que, sans crier gare, le peintre mettait le doigt sur des problèmes beaucoup moins innocents impliquant de sa part une prise de position politique qui n’était pas forcément de nature à plaire à tous ».
À l’appui de cette thèse, et concluant la soutenance, Jean Laude, « estimait nécessaire de rouvrir le dossier de cette peinture trop hâtivement considérée comme non pertinente pour l’histoire de l’art » et indiquait : « Il se pourrait, après tout que, paradoxalement, Manessier fût mis en quarantaine par les Biens Pensants (sic) de tous bords non point pour cause d’élégance et de bon goût mais pour raisons d’insubordination – parce que son art et son message étaient dérangeants ».
L’écrivain et philosophe de l’art, Gilbert Lascault, relève en 2008, avec justesse, que « face aux violences des dictatures et à leur cruauté, la peinture d’Alfred Manessier est une résistance, une ténacité. Elle est du côté d’une espérance tragique ». Il souligne qu’en « 1938, le peintre dessine en lavis d’encre sépia « À bas Hitler », étude pour Le dernier Cheval : la croix gammée du nazisme veut assassiner la vie … À l’invasion soviétique de la Hongrie, il peint un Requiem pour novembre 1956… Martin Luther King a lutté contre la ségrégation raciale et est assassiné en 1968 : Hommage à Martin Luther King… Son tableau, Le Procès de Burgos (1970), donne à voir l’injustice des juges du totalitarisme et les condamnés enchaînés…Il peint en 1972 Viêt nam Viêt nam… Lorsque Franco fait garrotter le jeune anarchiste catalan Salvador Puig Antich, il peint Pour la mère d’un condamné à mort (1975)…
Il suggère la misère des Favellas (1979-1983), les cités obscures du Brésil, la douleur rouge et noire. Le peintre n’oublie jamais l’Histoire, les événements, les drames ». Proche de l’épouse de Jean-Paul Kauffmann, il peindra la toile fermée de l’Otage en 1987 et, à sa libération en 1988, les rythmes échevelés, arachnéens et baignés de lumière de l’Hymne à la joie.
Camille Bourniquel et Pierre Encrevé, participant tous deux au catalogue de l’exposition de la Galerie de France, à Paris, en 1974, relèvent l’un dans son texte – Le choix de l’évidence – et l’autre dans l’entretien qu’il réalise à cette occasion avec le peintre, l’engagement de l’artiste dans l’actualité politique et le lien de cette actualité avec les thèmes religieux qui ont contribué à construire la notoriété de l’artiste… Claire Stoullig indiquait en 1992, à quel point le regard de la critique avait, à la suite des « impasses et de l’occultation systématiques de l’art français de l’époque, pour des raisons tactiques », du critique américain Clément Greenberg, « occulté l’œuvre, à trop vouloir privilégier la spiritualité de l’artiste et l’assimiler tout d’un bloc à un peintre religieux » et Louis Marin posait la question en ces termes : « comment le ‘religieux’ peut-il être ‘pictural’ , voire ‘picturable’ ? Comment peut-il faire peinture ? ».
L’exposition de l’abbaye de Saint-Riquier pose la question : « Comment le tragique, le drame, le politique peuvent-ils faire peinture- geste, couleur et lumière ? »…
Marie-Domitille Porcheron
extrait du catalogue Alfred Manessier : le tragique et la lumière (1937-1989)
Biographie d’Alfred Manessier
Le pays natal, pour un peintre, ce n’est pas rien !
Là où l’œil et le cœur ont “reçu” la lumière pour la première fois.
Là où sont tes racines, là où est ton œil, ton cœur et tes nerfs : ta sensibilité d’enfant, le soi profond.
Reconnu dès 1945 comme l’une des figures majeures de sa génération, Alfred Manessier – de double et lointaine ascendance picarde – a vu le jour le 5 décembre 1911, à Saint-Ouen (Somme), situé entre Abbeville, où il passe ses dix premières années, et Amiens, sa ville de 1921 à 1938.
Sa vocation est précoce : dès l’âge de douze ans, il commence à peindre sur le motif au Crotoy. Jusqu’à la fin de sa vie, la lumière de la Baie de Somme sera sa source d’inspiration de prédilection.
À Paris de 1931 à 1935, il étudie l’architecture à l’École nationale des beaux-arts par obéissance à son père ; parallèlement, sa passion pour la peinture l’attire au Louvre pour copier Rembrandt, Tintoret, Rubens, Renoir. Le soir, il fréquente certaines Académies libres de Montparnasse avec son ami Jean Le Moal puis, fin 1934, l’Académie Ranson où Bissière a ouvert un cours de fresque. Ses œuvres de jeunesse sont influencées par le Cubisme, puis par le Surréalisme.
Un service militaire prolongé, les conséquences du décès de son père en 1936 l’obligeant à devenir négociant en vins à Amiens pendant deux ans, puis le début de la guerre (mobilisation) l’éloignent momentanément de toute activité artistique.
En janvier 1938, il s’installe à Paris pour risquer une vie pleinement vouée à la peinture que son mariage, le 15 octobre, avec Thérèse Simonnet, viendra durablement conforter. De leur union naissent : Jean-Baptiste au moment de l’Exode en 1940 à Cahors et Christine en 1945 à Paris.
Difficile reprise de la peinture en 1942, un an après l’exposition Jeunes Peintres de Tradition française, où Manessier était présent par trois toiles surréalistes d’avant-guerre, dont son manifeste contre Hitler, Le dernier Cheval (1938), aux côtés de Bazaine, Bertholle, Lapicque, Le Moal, Pignon, Singier et les artistes qui déclenchèrent courageusement pendant l’Occupation nazie, un mouvement de peinture d’avant-garde porteuse d’espoir.
Touché par la foi à la Grande-Trappe de Soligny en septembre 1943, Manessier parlera d’intériorisation et non pas d’abstraction quant à l’évolution de sa peinture. À la Libération, il participe au premier Salon de Mai dont il est un des membres fondateurs : son tableau Salve Regina (1945), vivement remarqué, lui ouvre “sa voie” sur la scène artistique.
Sa renommée deviendra vite internationale : 1er Prix de peinture à la Biennale de São Paulo en 1952 ; Grand Prix de peinture de l’Institut Carnegie de Pittsburgh en 1955 ; Grand Prix de peinture de la XXXIe Biennale de Venise en 1962, à l’instar du sculpteur Alberto Giacometti.
L’artiste est fortement sensible aux éléments, au cycle des saisons, à l’alternance du jour et de la nuit, aux variations de la lumière : celle du Nord (Picardie, Flandres, Hollande, Canada, Suède…), celle du Sud (Provence, Espagne, Algérie…) et bien d’autres encore (Beauce, Ile-de-France, Banlieue parisienne, Perche, Bretagne, Jura…).
En 1956, il achète une ancienne ferme à Émancé (Yvelines). La grange est transformée en un vaste atelier. Ses transpositions picturales des paysages l’ayant ému en profondeur sont autant d’odes à la beauté de la nature, offertes à notre propre émotion.
Par ailleurs, Manessier n’a jamais eu peur d’exprimer dans sa peinture, non seulement sa foi, mais surtout sa révolte face à la souffrance, à l’injustice, aux droits de l’homme bafoués, fidèle en cela jusqu’au bout, aux aspirations humanistes de sa jeunesse. Témoin de nombreux drames de son temps, il a peint entre autres : Requiem pour Novembre 1956 – Hommage à Martin Luther King, 1968 – Le Procès de Burgos, 1970-1971 – Vietnam-Vietnam, 1972 – Le Onze septembre 1973 (Hommage à Allende) – L’Otage, 1987.
Premier créateur de vitraux destinés à une église ancienne, sans recours à la représentation, Manessier a posé indéniablement – dès 1948 aux Bréseux dans le Doubs – les fondements du renouveau esthétique de l’Art sacré d’après-guerre.
D’innombrables travaux (vitraux, tapisseries, vêtements liturgiques, costumes de théâtre par exemple pour La Vie de Galilée de Brecht au T.N.P. en 1963, mosaïques, émaux, estampes, lithographies, livres illustrés, dont l’Élégie pour Martin Luther King de Senghor en 1978…) complètent abondamment son œuvre peinte et dessinée.
Six mois après sa Rétrospective au Grand Palais à Paris fin 1992, deux mois après l’inauguration de l’ensemble des vitraux de l’église du Saint-Sépulcre d’Abbeville, il meurt le dimanche 1er août 1993 des suites d’un accident de voiture, à l’hôpital d’Orléans – La Source.
Alfred Manessier repose dans le cimetière de son village natal, Saint-Ouen, en terre picarde.