La belle que voici va-t’en de porte en porte
Apprendre si c’est moi qui t’avais oubliée
Tes yeux ont la couleur des gerbes que tu portes
Le printemps d’autrefois fleurit ton tablier
Notre amour fut-il feint notre passion fausse
Reconnaissez ce front ce ciel soudain troublé
Par un regard profond comme parfois la Beauce
Qu’illumine la zizanie au coeur des blés
N’a-t-elle pas ces bras que l’on voit aux statues
Au pays de la pierre où l’on fait le pain blond
Douce perfection par quoi se perpétue
L’ombre de Jean Racine à la Ferté-Milon
Le sourire de Reims à ses lèvres parfaites
Est comme le soleil à la fin d’un beau soir
Pour la damnation des saints et des prophètes
Ses cheveux de Champagne ont l’odeur du pressoir
Ingres de Montauban dessina cette épure
Le creux de son épaule où s’arrête altéré
Le long désir qui fait le trésor d’une eau pure
A travers le tamis des montagnes filtré
Ô Laure l’aurait-il aimée à ta semblance
Celle pour qui meurtrie aujourd’hui nous saignons
Ce Pétrarque inspiré comme le fer de lance
Par la biche échappée aux chasseurs d’Avignon
Appelez appelez pour calmer les fantômes
Le mirage doré de mille-et-un décors
De Saint-Jean-du-Désert aux caves de Brantôme
Du col de Roncevaux aux pentes du Vercors
Il y a dans le vent qui vient d’Arles des songes
Qui pour en parler haut sont trop près de mon coeur
Quand les marais jaunis d’Aunis et de Saintonge
Sont encore rayés par les chars des vainqueurs
Le grand tounoi des noms de villes et provinces
Jette un défi de fleurs à la comparaison
Qui se perd dans la trace amoureuse des princes
Confond dans leur objet le rêve et sa raison
O chaînes qui barraient le ciel et la Durance
O terre des bergers couleur de ses raisins
Et Manosque si doux à François roi de France
Qu’il écrivit son nom sur les murs sarrasins
Moins douce que tu n’es ma folle ma jalouse
Qui ne sait pas te reconnaître dans mes vers
Arrêtons-nous un peu sur le seuil de Naurouze
Où notre double sort hésite entre deux mers
Non tu veux repartir comme un chant qui s’obstine
Où t’en vas-tu déjà passé le Mont Ventoux
C’est la Seine qui coule en bas et Lamartine
Rêve à la Madeleine entre des pommiers doux
Femme vin généreux berceuse ou paysage
Je ne sais plus vraiment qui j’aime et qui je peins
Et si ces jambes d’or si ces fruits de corsage
Ne sont pas au couchant la Bretagne et ses pins
Gorgerin de blancheur où ma bouche mendie
Cidre et lait du bonheur plénitude à dormir
Pour toi se crèveront secrète Normandie
Les soldats en exil aux ruines de Palmyre
Je ne sais plus vraiment où commencent les charmes
Il est de noms de chair comme les Andelys
L’image se renverse et nous montre ses larmes
Taisez-vous taisez-vous Ah Paris mon Paris
(…)
Qu’importe que je meure avant que se dessine
Le visage sacré s’il doit renaître un jour
Dansons ô mon enfant dansons la capucine
Ma patrie est la faim la misère et l’amour
Louis ARAGON. (1897-1982)
in Les yeux d’Elsa (1942 – Rééd. Seghers, 1969 – p. 83-87)