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Cyrano de Bergerac (Edmond Rostand). Tirade du nez

par Pierre-Alain Lévy

C’est merveilleux cette période d’été, comme ces jours de pluie d’ailleurs, ils nous obligent à un regard rétrospectif, à cette forme d’ennui (qui en fait n’en est pas), et nous plonge avec une certaine délectation au coeur de nous-mêmes. Nous ne pouvons nous empêcher de retrouver nos marques, nos livres et revenir ainsi sur Cyrano, notre héros. Nous ré-actualisons ainsi une série d’articles que nous avions déjà publiés dans nos colonnes en 2016… déjà!

Que ne dira-t-on la force de la littérature, ce souffle mystérieux et sensible qui nous émeut, nous bouleverse, nous transforme. Fort heureusement il y a des livres comme cela. Car dans ce registre, Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand tient une place à part. En effet non seulement le personnage est idéal, mais l’extrême raffinement du texte, du langage, c’est précisément ce panache, ce petit plus qui fait qu’un homme peut se regarder en face, sans peur ni de lui, ni du temps qui passe et des traces qu’il laisse dans la mémoire de ceux qui restent. La littérature nous accompagne tout au long de notre vie.

Que de temps forts, que de scènes cocasses, riches d’humanité ou bouleversantes dans cette pièce de théâtre, la tirade des nez bien entendu est un rendez-vous littéraire dont on ne se lasse pas. Nous la publions en bas de ce préambule ainsi qu’une séquence vidéo du film de Jean-Pierre Rappeneau avec Gérard Depardieu, rien moins qu’époustoufflant dans le rôle titre. D’autres séquences, d’autres scènes de Cyrano, suivront dans les jours prochains, ne les manquez pas

Ah, ce texte et ces mots d’Edmond Rostand, comme d’autres mâchonnés par Flaubert, comme avant lui, Rabelais bien entendu, et plus près de nous Guillaume Apollinaire, Georges Brassens, un autre Georges, Perec, et d’autres lexicographes que nous ne citerons pas. Ces mots si difficiles à ciseler. Ces mots de notre Gascon, si fameux, et qui se dégustent comme un vieil Armagnac.

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Alors place au texte, à Cyrano, chapeau bas, et précipitons nous dans nos bibliothèques ou chez notre libraire !


Cyrano de Bergerac

Acte I scène 4

Cyrano
Avis donc aux badauds
Qui trouveraient plaisant mon milieu de visage,
Et si le plaisantin est noble, mon usage
Est de lui mettre, avant de le laisser s’enfuir,

Par devant, et plus haut, du fer, et non du cuir !

De Guiche, qui est descendu de la scène, avec les marquis
Mais à la fin il nous ennuie !

Le vicomte de Valvert, haussant les épaules
Il fanfaronne !

De Guiche
Personne ne va donc lui répondre ?…

Le vicomte
Personne ?
Attendez ! Je vais lui lancer un de ces traits !…

Il s’avance vers Cyrano qui l’observe, et se campant devant lui d’un air fat.

Vous…. vous avez un nez… heu… un nez… très grand.

Cyrano gravement
Très.

Le vicomte, riant
Ha !

Cyrano, imperturbable
C’est tout ?…

Le vicomte

Mais…

Cyrano
Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire… Oh ! Dieu !… bien des choses en somme…
En variant le ton, -par exemple, tenez
Agressif : « Moi, monsieur, si j’avais un tel nez,
Il faudrait sur-le-champs que je me l’amputasse ! »


Amical : « Mais il doit tremper dans votre tasse
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap ! »

Descriptif : « C’est un roc !… c’est un pic !… c’est un cap !
Que dis-je, c’est un cap ?… C’est une péninsule ! »

Curieux : « De quoi sert cette oblongue capsule ?
D’écritoire, monsieur, ou de boîtes à ciseaux ? »

Gracieux : « Aimez-vous à ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ? »

Truculent : « Ca, monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu’un voisin ne crie au feu de cheminée ? »

Prévenant : « Gardez-vous, votre tête entraînée
Par ce poids, de tomber en avant sur le sol ! »

Tendre : « Faites-lui faire un petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se fane ! »

Pédant : « L’animal seul, monsieur, qu’Aristophane
Appelle Hippocampelephantocamélos
Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d’os !
« 

Cavalier : « Quoi, l’ami, ce croc est à la mode ?
Pour pendre son chapeau, c’est vraiment très commode ! »

Emphatique : « Aucun vent ne peut, nez magistral,
T’enrhumer tout entier, excepté le mistral ! »

Dramatique : « C’est la Mer Rouge quand il saigne ! »

Admiratif : « Pour un parfumeur, quelle enseigne ! »

Lyrique : « Est-ce une conque, êtes-vous un triton ? »

Naïf : « Ce monument, quand le visite-t-on ? »

Respectueux : « Souffrez, monsieur, qu’on vous salue,
C’est là ce qui s’appelle avoir pignon sur rue ! »

Campagnard : « Hé, ardé ! C’est-y un nez ? Nanain !
C’est queuqu’navet géant ou ben queuqu’melon nain ! »

Militaire : « Pointez contre cavalerie ! »

Pratique : « Voulez-vous le mettre en loterie ?
Assurément, monsieur, ce sera le gros lot ! »

Enfin parodiant Pyrame en un sanglot
« Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître
A détruit l’harmonie ! Il en rougit, le traître ! »

-Voilà ce qu’à peu près, mon cher, vous m’auriez dit
Si vous aviez un peu de lettres et d’esprit
Mais d’esprit, ô le plus lamentable des êtres,
Vous n’en eûtes jamais un atome, et de lettres
Vous n’avez que les trois qui forment le mot : sot !
Eussiez-vous eu, d’ailleurs, l’invention qu’il faut
Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,
me servir toutes ces folles plaisanteries,
Que vous n’en eussiez pas articulé le quart
De la moitié du commencement d’une, car
Je me les sers moi-même, avec assez de verve,
Mais je ne permets pas qu’un autre me les serve.

De Guiche, voulant emmener le vicomte pétrifié
Valvert, laissez donc !

Cyrano de Bergerac. film réalisé par Jean-Paul Rappeneau et sorti en 1989.
Avec Gérard Depardieu (Cyrano de Bergerac), Anne Brochet (Roxane), Vincent Perez (Christian de Neuvillette), Jacques Weber (le comte de Guiche), Roland Bertin (Ragueneau), Philippe Morier-Genoud (Le Bret), Pierre Maguelon (Carbon de Castel-Jaloux) 

Le vicomte , suffoqué
Ces grands airs arrogants !
Un hobereau qui… qui… n’a même pas de gants !
Et qui sort sans rubans, sans bouffettes, sans ganses !

Cyrano

Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances.
Je ne m’attife pas ainsi qu’un freluquet,
Mais je suis plus soigné si je suis moins coquet ;
Je ne sortirais pas avec, par négligence,
Un affront pas très bien lavé, la conscience
Jaune encore de sommeil dans le coin de son oeil,
Un honneur chiffonné, des scrupules en deuil.
Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise,
Empanaché d’indépendance et de franchise ;
Ce n’est pas une taille avantageuse, c’est
Mon âme que je cambre ainsi qu’en un corset,
Et tout couvert d’exploits qu’en rubans je m’attache,
Retroussant mon esprit ainsi qu’une moustache,
Je fais, en traversant les groupes et les ronds,
Sonner les vérités comme des éperons.

Le vicomte
Mais, monsieur…

Cyrano
Je n’ ai pas de gants ?… La belle affaire !
Il m’en restait un seul d’une très vieille paire !
-Lequel m’était d’ailleurs encor fort importun
Je l’ai laissé dans la figure de quelqu’un.

Le vicomte
Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule.

Cyrano, ôtant son chapeau et saluant comme si le vicomte venait de se présenter
Ah ?… Et moi, Cyrano-Savinien-Hercule
De Bergerac.

Rires.
À suivre dans WUKALI…

Cyrano de Bergerac. Acte 1 scène 4.
Edmond Rostand (1868-1918)

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