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La Chronique littéraire d’Émile Cougut.


Peu d’écrivains hongrois sont connus du public français, hormis bien sur Imre Kertesz, du moins depuis qu’il est sorti d’un petit cercle de connaisseurs en 2002 quand il a reçu, à juste titre, le prix Nobel de littérature.

Certains connaissaient quand même Gyula Krudy dont l’œuvre principale, « Simbab », est proche du courant symboliste. Une petite partie de l’œuvre de cet écrivain, décédé en 1933, été traduite en français. Les éditions Albin Michel font paraitre un de ses romans, très connu en Hongrie, dans une excellente traduction de Catherine Fay, sous le titre de L’affaire Eszter Solymosi.

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Gyula Krudy est d’abord un journaliste qui devint écrivain, un vrai écrivain. Cette formation est particulièrement perceptible par la façon dont est construite l’affaire Eszter Solymosi. Soit, ce roman (mais en est-ce un, n’est ce pas plutôt un témoignage, le plus objectif possible, sur des faits réels ?) a été écrit à partir d’articles de journaux, des notes des avocats, mais c’est un vrai travail d’investigation qui est offert au lecteur. L’affaire Eszter Solymosi est la réunion de 101 articles que l’auteur a publiés dans la presse et qui furent compilés en un seul volume.

Ceux qui ont aimé L’affaire d’Emmanuel Carrère ou Claustria de Régis Jauffret ne pourront qu’être ravis à la lecture de L’affaire Eszter Solymosi, tout en ayant à l’esprit que Gyula Krudy un vrai précurseur dans ce domaine narratif.

L’affaire Eszter Solymosi est un fait divers, un simple fait divers qui a eu une telle importance non seulement dans l’empire austro-hongrois que dans toute l’Europe qu’elle est considérée comme « l‘affaire Dreyfus hongroise ».

En 1882 une servante de 14 ans, bonne à tout faire dans une ferme, placée par sa mère, veuve et très pauvre, Eszter Solymosi disparait alors qu’elle revenait après avoir acheté des pigments de peinture à l’épicerie du village. Le village, Tiszaeszlar, au fin fond de la campagne hongroise où le temps s’est arrêté, où le souvenir de la révolution de 1848 est très présent, où les liens sociaux n’ont guère évolué depuis des siècles, mais où les tziganes et surtout les juifs sont présents et tolérés, enfin les juifs qui sont connus de la population, pas ceux qui viennent de Galicie ou de Pologne. Un village où les étrangers sont porteurs de tous les maux, surtout s’il s’agit de vagabonds, c’est-à-dire des inconnus pauvres qui se déplacent à pied.

Or, le jour de la disparition d’Eszter Solymosi, arrivèrent au village trois juifs car la synagogue recrutait un nouveau sacrificateur.

Au bout de quelques jours une rumeur nait : la petite fille a été victime d’un crime rituel, elle a été égorgée pour que son sang soit mélangé à la pâte du pain azyme pour Pâques. On finit par trouver un témoin : le fils du bedeau de la synagogue. La grande majorité de la communauté juive de Tiszaeszlar est arrêtée et l’instruction commence. Elle est troublée par la découverte dans la rivière d’un corps d’une jeune fille revêtue des habits d’Eszter Solymosi. La polémique enfle : est-ce le corps la servante ou une fille inconnue mise à l’eau, avec la complicité des flotteurs de bois, par les juifs pour montrer l’impossibilité du crime rituel ?

Un an après la disparition d’Eszter Solymosi, 13 inculpés sont jugés et après un procès de 40 jours qui passionne tout le pays (ainsi le prince héritier Rodolphe le suit quotidiennement grâce aux journaux), un non lieu est prononcé.

Un simple fait divers qui est devenu une affaire nationale.

Gyula Krudy décrit, parfois minute par minute cette année qu’il considère avoir fait entrer la Hongrie dans un vrai état de droit. Il décrit cette société rurale avec ses aprioris, ses malaises, son incompréhension face à un monde qui change ; une petite noblesse plus ou moins ruinée qui n’arrive plus à trouver sa place dans cette société et qui ne sait que répéter les gestes du passé sans réfléchir à leurs significations, tant elle a peur de disparaitre. Le député Giza Onody n’est pas sans faire penser au garde chasse du prince Salina, le héros du Guépard de Lampédusa. Gyula Krudy fait de vrais portraits psychologiques des principaux protagonistes de cette affaire, il décrit minutieusement leurs rancœurs, leurs rêves brisés, leurs calculs, leurs certitudes et parfois leur fatuité.
Il décortique minutieusement toute l’enquête, les interrogatoires, les questions fermées qui obligent à répondre ce que veut l’enquêteur, les pressions psychologiques sur les témoins, les mensonges que tous font pour des raisons personnelles qui n’ont aucun lien avec la vérité ; la procédure à charge, l’appel par les procéduriers à une autorité hiérarchique supérieure non seulement pour valoriser leur travail mais aussi par peur de retombées négatives.

Mais surtout, il y a l’antisémitisme ambiant, qui se trouve dans toutes les strates de la population. Un antisémitisme, banal, quotidien, culturel. Mais aussi un antisémitisme instrumentalisé pour des raisons personnelles, politiques.

Un antisémitisme absurde mais qui à force de caricatures finit par devenir un vrai appel au meurtre : « Si ce crime est bien religieux et rituel, comme les juifs existent depuis 5 000 ans avec ce rite, pour qu’il cesse il faut éliminer tous les juifs. »

Un antisémitisme qui détruit tout, qui ne reconnait aucune humanité aux juifs : « Jamais il n’a été très bon d’être juif, mais à cette époque, être juif à Tiszaeszlar, c’était pire que d’être un chien » a noté le grand père de l’auteur.

Au centre de ce fait divers se trouve Moric Shraf, le fils du bedeau de la synagogue qui indéniablement récite une leçon dictée par les premiers enquêteurs. Il la connait si bien qu’il finit par croire que c’est la vérité, et il y croit d’autant plus qu’il est recueilli par un prévôt qui non seulement lui donne l’affection qu’il n’a jamais eu, qui le traite comme son fils, qui lui donne une éducation qu’il n’aurait jamais eu dans son milieu familial, qui le fit vivre dans un milieu social qu’il n’osait croire qu’il pu exister, mais surtout il n’est plus stigmatisé comme juif. Même si tout les « bons pensants » s’en défendent, leur but semble être bien la conversion à long terme de Moric Shraf, mais une conversion souhaitée par le jeune garçon et pas une conversion forcée comme l’histoire à en tant connues, et même récemment comme les enfants Finaly.

Ce roman montre l’importance de la presse. La presse qui prend partie pour ou contre les juifs qui commence à devenir un vrai acteur social, un groupe de pression, la presse qui est toujours présente, la presse qui commence à trouver sa place comme quatrième pouvoir.

On se demande ce qu’il se serait passé si cette disparition avait eu lieu à la même époque dans la Russie voisine où avaient lieu des pogroms d’une grande violence. La Hongrie, ou plus exactement l’Autriche-Hongrie, avait un système judiciaire qui, malgré toutes ses imperfections a permis aux accusés de se défendre et d’être innocentés. Une justice qui a permis de mettre fin à de vieux mythes, qui a su dépasser les passions, les aprioris pour rechercher la vérité.

Nous connaissions Zola et son combat pour la vérité, les hongrois ont Karoly Eötvös, l’avocat qui fit basculer la Hongrie de l’obscurantisme aux lumières.

Émile Cougut


L’affaire Eszter Solymosi.

Gyula Krudy

Éditions Albin Michel. 24€


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