Lu dans la presse . LIBÉRATION.
Par Vincent Noce.
Déjà empêtré dans ses retards de chantier, le musée qui doit voir le jour dans le Golfe en 2016 fait l’objet d’un audit sur ses acquisitions, lancé par des Emiriens échaudés.
Retards, architectes mécontents, acquisitions discutées et, pour comble, commanditaires frustrés. Pour Jean-Luc Martinez, le nouveau président du Louvre qui s’installe ce lundi dans le fauteuil d’Henri Loyrette, démêler l’écheveau Abou Dhabi s’impose comme une priorité brûlante. L’enjeu approche le milliard d’euros, sans compter le prestige de la France, engagé chez un allié dans une région stratégique.
Six ans après la signature de ce contrat historique destiné à ouvrir un «musée universel» dans une île touristique du Golfe, le gros œuvre commence à peine. Prévue en 2012, l’ouverture a dû être repoussée à 2016. Il y a un an, dressant un premier bilan dans un courrier au président du Louvre, dont Libération a obtenu copie, le cheikh Sultan, équivalent du ministre du Tourisme et de la Culture, s’alarmait d’une «dérive significative». Loyrette l’avait rencontré pour relancer une machine grippée, en l’assurant d’un engagement total de son équipe. Mais tout est loin d’être réglé, en témoigne le lancement en cours d’un audit sur les acquisitions.
En 2007, Loyrette était en fait défavorable à ce projet porté par Jacques Chirac, qu’il s’était gardé de défendre publiquement. Le Louvre a cependant réussi à retourner la situation. Formée par l’administrateur Didier Selles et le conservateur en chef Vincent Pomarède, une équipe de choc a verrouillé des conditions royales. Contre Bercy, le Louvre a obtenu que la manne émirienne alimente un fond de dotation propre, au lieu de partir dans les caisses de l’Etat. Il a décroché un pactole de 965 millions d’euros, sur trente ans. Versant 175 millions d’avance, l’émirat acceptait de payer 400 millions pour utiliser le nom de Louvre, 190 millions pour emprunter des œuvres, 165 millions pour l’assistance technique à l’installation d’un complexe de 24 000 m2… Et a promis 13 millions, dont 40% destinés aux musées français contributeurs, à la programmation annuelle d’une grande exposition et de trois plus petites, pendant quinze ans.
«Organisation déconcertante»
Un consortium a été formé pour la conduite opérationnelle, dirigé par le Louvre avec onze musées associés, appelé Agence France Muséums. Loyrette y a placé deux personnalités ayant toute sa confiance : une conservatrice de 40 ans venue d’Orsay, Laurence des Cars, et un banquier, Marc Ladreit de Lacharrière, à la présidence. Mardi, François Hollande a annoncé qu’il confiait une mission au président sortant du Louvre pour continuer à s’occuper du projet.
Interrogé sur les difficultés détaillées dans le courrier du cheikh Sultan, le ministère de la Culture livre un aveu d’impuissance : «Nous ne sommes pas au courant du quotidien des relations, sur lesquelles nous ne disposons guère de moyen d’inflexion. Cette gestion porte la marque d’une époque où le ministère s’était écroulé et où les opérateurs culturels, ayant gagné une large autonomie dans les années 2000, étaient très forts, explique ce proche de la ministre, Aurélie Filippetti. Dès le départ, l’Etat a été écarté de l’opération ; cette organisation est déconcertante, mais elle est actée par l’accord intergouvernemental.»
En réalité, l’Etat, quand même représenté au conseil d’administration, a abandonné le rôle politique au président sortant du Louvre. Voulue comme une agence d’exportation culturelle au service de tous les musées de France, France Muséums a vite été ramenée par Loyrette au seul pilotage de ce projet. L’ex-ministre de la Culture Christine Albanel a dû monter au créneau pour apaiser des tensions avec les Emiriens. Mais son successeur, Frédéric Mitterrand, qui a pourtant eu copie de la lettre de protestation du cheikh Sultan, n’a pas bougé. L’actuelle locataire de la rue de Valois, Aurélie Filippetti, n’a jamais rencontré les dirigeants de France Muséums. Cette renonciation était déjà inscrite dans le départ, en 2010, du directeur général de l’agence, Bruno Maquart, en désaccord avec la gestion du Louvre, sans même qu’il ne soit remplacé.
La petite équipe a été débordée, le climat y est devenu détestable, la frustration des Emiriens s’aggravant de maladresses protocolaires réciproques. En 2011, la situation est devenue critique. Faisant fi des obligations contractuelles, Abou Dhabi a interrompu sa redevance trimestrielle. L’appel d’offres pour le chantier est devenu caduc. La crise, qui a frappé de plein fouet l’émirat voisin de Dubaï, est passée par là. Loyrette relève ainsi qu’«il était naturel pour les Emirats de prendre le temps de repenser leurs ambitions. Finalement, ils ont confirmé le Louvre comme leur priorité», avant l’ouverture d’autres musées avec le Guggenheim et le British Museum. Les virements ont repris et le chantier, d’un coût de 500 millions d’euros, a été attribué, en janvier, à une entreprise espagnole. «Nous avons retrouvé un rythme normal», se félicite Laurence des Cars. «L’heure de vérité viendra à l’ouverture», nuance un haut fonctionnaire.
Changements incessants
Car, au moins une part des inquiétudes émises dans le document de trois pages du cheikh Sultan, daté du 15 février 2012, conserve son actualité. Les Français n’ont toujours pas pu désigner le directeur ou les conservateurs. Les deux parties se renvoient la balle : Loyrette fait observer qu’Abou Dhabi «doit au préalable mettre en place des structures juridiques et organisationnelles». Reconnaissant l’ampleur de la tâche, le cheikh déplore l’absence de «transfert de compétences» attendu de France. En particulier, il s’étonne que, en cinq ans, aucune équipe de spécialistes ne se soit installée à demeure pour prendre l’entreprise à bras le corps et former les personnels. Pour un milliard, c’était quand même le minimum… L’agence dispose seulement de deux représentants sur place, depuis 2010. Laurence des Cars, qui n’a pas toujours des relations avenantes avec les dignitaires du régime, n’envisage pas de vivre à Abou Dhabi. «Les Emiriens ont la responsabilité première de ce musée, se défend-elle. Pour le moment, nous travaillons beaucoup à fédérer le réseau de musées partenaires en France. Mais il est évident que, avec la mise en place progressive de l’institution émirienne, la présence française ira en s’intensifiant.»
Du côté de l’architecture, rien n’a été simple. L’émirat avait élu par avance Jean Nouvel, sans avoir idée du contenu. Peu convaincu par la muséographie qu’il a léguée au Quai Branly, le Louvre a tenu à embaucher une scénographe, Nathalie Crinière. Nouvel a grimacé. France Muséums a mis des années avant d’accoucher d’un projet scientifique. La scénographe était appelée à imaginer un accrochage avec des petits papiers blancs, sans liste d’œuvres. Du côté du Louvre, on fait observer que telle était sa mission : «Les tableaux ou sculptures ne pouvaient être identifiés, puisqu’ils sont appelés à venir de France par rotation.» «Le programme était sans cesse soumis à des changements, qui avaient un impact sur l’architecture, assure un collaborateur. Les Emiriens renvoyaient sur l’agence française, qui était incapable de répondre. C’était l’enfer, et cela a fini par péter.» Nathalie Crinière a été remerciée, avec un gros impayé. Les hauts fonctionnaires prennent un air désolé.
Assemblage hétéroclite
Autre dossier cité par le cheikh Sultan comme un «point critique» pour l’avenir : les acquisitions. Les conservateurs français ont acheté 200 œuvres ainsi qu’une centaine de miniatures indiennes ayant appartenu au réalisateur américain James Ivory. Ce noyau fait l’objet ce mois-ci d’un catalogue ainsi que d’une présentation sur place, suivie par une autre au Louvre en octobre. Sans thématique, cet assemblage hétéroclite tient d’un inventaire à la Prévert, mâtiné de «politiquement correct» : un Christ bavarois, un Coran, une Vierge de Bellini, un brin de nudité, un poil de tragédie biblique, un gitan de Manet et une scène médiévale d’Ingres, un ivoire allemand, un tabouret 1920, une agrafe carolingienne. Un zapping de l’histoire de l’humanité, pour donner l’illusion d’une collection «universelle» : un objectif en fait hors d’atteinte, alors que les chefs-d’œuvre de la Renaissance ou de l’impressionnisme sont détenus par les musées. Et qui privilégie un regard européocentriste.
Les acquisitions les plus contestables sont celles qui ont servi les intérêts du Louvre, quand il invitait dans ses murs des artistes comme Yan Pei-Ming ou Cy Twombly. Ce dernier, à 81 ans, a donné une esquisse pour peindre le plafond de la salle des bronzes, sans être – officiellement – rémunéré. Mais, via la galerie Gagosian, neuf toiles de cet artiste vraiment déclinant lui ont été achetées… par les Emirats. A France Muséums, on botte en touche en estimant que la responsabilité de ce coup à trois bandes revient au Louvre.
«Tous les achats sont approuvés en commission paritaire», fait remarquer Laurence des Cars. «Peut-être, mais la plupart du temps, les Emiriens découvraient les œuvres à Paris, sans être associés aux choix en amont», note un de leurs conseillers américains. Grief repris par le cheikh dans son courrier, qui ne manque pas de rappeler l’importance des investissements consentis dans ces acquisitions : 40 millions par an, sans compter 800 000 euros pour les déplacements des fonctionnaires français. Mécontent, l’émirat a reporté des comités d’acquisitions, ce qui a fait perdre des occasions comme celle d’un grand Poussin.
Pour Laurence des Cars, «la publication du catalogue montre combien l’émirat est fier de cette collection d’exception». La relation risque néanmoins d’être compliquée par l’audit. «Il est normal pour nos partenaires de vouloir procéder à un inventaire et d’en justifier l’acquisition, estime-t-elle. En la matière, il n’y a pas de valeur absolue. Et l’apport du Louvre – les prêts que nous allons consentir – n’a pas de prix.»
Au Louvre, on reconnaît que la question demeure «sensible». D’autant que, si la collection compte des chefs-d’œuvre, les tarifs sont élevés. «Personne ne leur reproche de malhonnêteté, mais la connaissance du marché demande une longue expérience, que ces conservateurs n’ont pas, et ils n’ont pas voulu s’entourer de conseillers», expose un responsable français, avant de reconnaître que «des marchands ont pu en profiter». Un conservateur se montre plus sévère : «L’équipe s’est enfermée dans une bulle, elle a décollé de la réalité. C’est devenu : à moins de 250 000 euros, t’as rien. Et, quand tu vas à New York, à moins d’un million, tu plaisantes, t’existes pas.» En France, les confrères peuvent se montrer d’autant plus amers que le moindre sou leur est compté. Et que certains se plaignent d’avoir été très peu informés, alors qu’ils montaient des prêts et des expositions, désormais compromis par les retards.
25 millions d’euros pour une installation annulée
Le passage le plus embarrassant de la lettre de l’émirat porte sur le sort réservé au pavillon de Flore, qui abrite des ateliers de restauration séparés. En 2007, la France s’était engagée à le rattacher aux galeries du musée, un étage devant porter le nom du fondateur des Emirats arabes unis, cheikh Zayed. Les ateliers devaient déménager dans un nouveau centre, qui n’a jamais vu le jour. Loyrette souligne avoir «alerté en vain le ministère sur l’urgence de ce transfert», qui relève du gouvernement. Planté en beauté par Mitterrand, le projet a été purement et simplement annulé à son arrivée par Filippetti, sans conscience des enjeux, parmi les gages donnés aux syndicats. Dans son entourage, on n’envisage pas de reprendre un plan auquel ils sont hostiles, en espérant tout bonnement que ce problème «ne soit plus si irritant pour l’émirat». Dans son courrier, celui-ci s’inquiète pourtant du sort des 25 millions d’euros qu’il a déjà versés pour cette installation, le plus important mécénat jamais obtenu par le Louvre. Reste à savoir s’il est prêt à sacrifier cette obole à la paix sociale à laquelle la ministre tient par-dessus tout.
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