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La Chronique culturelle de Parick KOPP


Faire d’une part importante de la vie et de l’engagement d’une philosophe du vingtième siècle, Hannah Arendt, un film qui intéresse le grand public… voici le pari réussi de Margarethe von Trotta, Berlinoise de naissance, parisienne d’adoption, européenne, citoyenne du monde. Ceux qui ont aimé les films L’honneur perdu de Katharina Blum (1975), Les années de plomb (1981), Rosa Luxembourg (1986) pour ne citer que les plus connus, aimeront ce film…

Intéresser à la philosophie sans ennuyer est déjà prodigieux dans un monde où tout ce qui dépasse le S.M.S est obscur, où « twitter » est penser… mais la réalisatrice fait mieux… en 1h53 dont pas une minute ne pèse.

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Elle nous entraîne dans la communauté des intellectuels allemands émigrés aux Etats-Unis pour fuir le nazisme… Heinrich Blücher son deuxième mari et son premier lecteur, son supporter de toujours, Hans Jonas l’intellectuel théoricien du Principe de responsabilité, le sioniste Kurt Blumenfeld avec qui Arendt entretient une correspondance de 1933 à 1963 (publiée aux éditions Desclée de Brouwer, Midrash, préface de Martine Leibovici). Cette société qui doit retrouver une langue, un toit, un travail, une plume, un auditoire se réunit chez Arendt et la langue allemande y joue comme un Stradivarius, et l’anglais un second violon… Cette joyeuse confusion des langues est interrompue par la nouvelle de la capture (les légalistes disent « l’enlèvement ») d’Adolf Eichmann par des agents du Mossad en mai 1960 à Buenos Aires. Exfiltré en Israël, on attend et organise son procès…

On peut imaginer l’effet de cette annonce sur Hannah Arendt, brillante étudiante du professeur de philosophie et recteur nazi Martin Heidegger, mais aussi de Husserl et Jaspers, condamnée à l’exil et un temps enfermée au camp de Gurs en France avant de saisir l’opportunité de s’échapper et gagner New-York…

L’intellectuelle propose au New Yorker de couvrir le procès qu’elle suit avec passion… Enfant, je me souviens avoir appris que ce procès était filmé, et avais déploré que les archives ne soient consultables avant longtemps… Aujourd’hui, on peut suivre sur Youtube 200 heures de ce procès, vertus d’Internet.

Margarethe von Trotta parvient alors à dramatiser deux thèses de Arendt… que beaucoup de livres ne savent pas expliquer. Le film aurait du s’appeler « la controverse ».

La première est le fameux concept de « banalité du mal », exprimé dans le livre Eichmann à Jérusalem. A Jérusalem, Arendt s’attendait à faire face à un grand criminel, un esprit diabolique, une puissance du mal, voire, le mal lui-même… Elle se découvre face à un « nobody »… un homme incapable de penser, de s’exprimer… un quidam, incapable de faire face à la responsabilité individuelle… se retranchant toujours derrière le « principe du Führer » faisant loi… Arendt ne dit pas que le mal est banal, ni radical, elle ne veut pas dissoudre l’horreur de l’extermination des victimes du nazisme, notamment et au premier plan les juifs d’Europe… Elle dit simplement que ce mal terrible est accompli par des hommes comme celui-ci, d’une exemplaire banalité… Scandale. Attaques violentes. Solitude. Menaces. Mais aussi point de départ d’une époque qui commence à comprendre que le mal radical n’est rien sans des hommes ordinaires pour le commettre et le faire entrer dans le monde. Avancée décisive de la science…

La seconde est encore plus délicate. Arendt est frappée par le manque de réaction des victimes à l’oppression des bourreaux et elle souligne dans ses textes le rôle ambigu de certains « conseils juifs » dans la déportation des communautés juives. Emportée par un esprit fort au point de devenir dur, elle pêche par orgueil… elle s’exprime mal (l’intellectuel doit s’exprimer clairement, mais aussi ne pas manquer de cœur et de capacité à s’adapter à qui il s’adresse). Arendt n’a pas su dire assez clairement que les victimes ne pouvaient tout simplement pas se soustraire à la terrible rationalité du crime… Arendt porte jusqu’à la fin de sa vie le poids de ces deux controverses…
Le film est enfin hanté par la relation amoureuse entre Arendt l’intellectuelle juive allemande exilée et Martin Heidegger. Ceux qui regretteraient de ne pas en savoir plus auront été déçus par la réponse de Margarethe von Trotta à l’avant première de son film donné à l’excellent Caméo de Nancy le 29 mars… Elle ne souhaitait pas tomber dans la « bluette »… Mais l’excellent livre d’Antonia Grunenberg Hannah Arendt et Martin Heidegger, histoire d’un amour (Petite bibliothèque Payot 2012 pour l’édition de poche) montre qu’on peut très bien saisir cet amour pour décrypter l’enjeu passionnel des relations humaines, des relations professionnelles et politiques, dans une Allemagne déchirée et remodelée par le nazisme. A aucun moment nous ne sommes dans la bluette… même si pour la première fois j’ai compris que Heidegger professeur “brillant“ mais adhérent du nazisme pouvait subvertir l’intelligence d’une étudiante… Abus de confiance, de pouvoir… Arendt a toujours défendu Heidegger et minimisé son implication dans le nazisme…

Pêcher par amour, après l’orgueil de l’intelligence. Telles sont les fautes de Arendt… Confirmation de la grande et horrible phrase de Heidegger : « Qui pense grandement, il lui faut se tromper grandement ». Certes, celui qui pense peut (non pas doit) se tromper, mais il lui faut le reconnaître chaque fois qu’il le peut et se corriger… L’intellectuel répond de ce qu’il pense devant la communauté des humains, et sur la tombe des morts, et même en souvenir de tous les morts, dont les victimes du nazisme, dont les juifs d’Europe, sans sépulture. Heidegger disqualifié pour toujours.

Un film passionnant, un thriller philosophico-politique. Margarethe von trotta est une grande européenne.

Patrick KOPP


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