———–
La Chronique littéraire de Patrick KOPP.
« Le seul engagement qui honore un homme est celui de la liberté… »
Le 25 et 26 mai prochain, France 3 et Arte diffuseront le téléfilm « Alias Caracalla » , à partir des mémoires de Daniel Cordier.
Un livre donne rarement l’occasion de rencontrer un homme d’exception, de traiter un sujet pointu et complexe avec un attrait qui l’ouvre au grand public et créer l’Histoire (la trop souvent monumentale) avec l’histoire, celle qui a été vécue par les humains réels, témoins parfois partiels et partiaux (même à leur désavantage).
L’homme d’exception de l’ombre est Daniel Cordier, 20 ans lorsqu’il est recruté comme secrétaire et homme de confiance par Jean Moulin, l’homme d’exception de la lumière posthume. Cordier a 92 ans aujourd’hui, Moulin est mort il y a 70 ans. Après 30 ans de silence sur son passé de résistant pour s’ouvrir au présent, ne pas assommer les jeunes générations avec son passé d’ancien combattant (ce que les anciens de 14 avaient fait avec lui) devenir marchand d’art et collectionneur, Daniel Cordier est revenu à l’Histoire pour défendre la mémoire de son patron contre ceux qui proposaient une image rétrospectivement fausse de la résistance, parfois en toute « bonne foi ».
Le sujet de fond de ce dialogue avec l’historien Paulin Ismard est l’historiographie, ou la méthode d’écriture de l’Histoire (le chapitre 3 est intitulé « Discours de la méthode »). Car Daniel Cordier a été appelé à l’écrire parce que l’après-guerre donnait lieu à des témoignages faussés sur Jean Moulin (notamment Henri Fresnay qui voulait faire de lui un communiste caché) ou à des visions rétro reconstituées pour donner l’illusion d’une résistance unie…
70 ans se sont écoulés depuis l’arrestation de Jean Moulin.
Daniel Cordier a vécu ces années et il nous livre le récit d’une vie bien remplie, d’un dévouement exemplaire à la vérité et à la liberté, et aussi d’un immense travail d’historien. L’auteur récuse ce titre reconnu par les autorités universitaires (Jean Pierre Azéma, François Bédarida, René Rémond) parce qu’il est l’historien d’un point focal de l’Histoire, celle de son Patron, Jean Moulin. Ce dernier a imprimé à la vie de Cordier un tour décisif, en amorçant la transformation du jeune « camelot du roi » antisémite en socialiste républicain, puis en semant en lui l’idée de l’art qui deviendra sa vie… Si l’historien a toujours combattu pour la liberté et la vérité, et pour rétablir l’image vraie de son patron, c’est bien parce que Moulin l’a façonné ainsi. Mais le secrétaire a choisi d’être à la hauteur de son patron.
L’enquête pour rétablir la vérité historique malgré et parfois contre les errements de la mémoire des acteurs de l’Histoire est passionnante. Il n’y a pas d’historien sans retour aux faits, ou, à défaut, signes des faits, les archives et les vestiges… Il fallait l’autorité d’un acteur de l’Histoire pour faire accepter si vite une image de la Résistance complexe et disputée, travaillée par des luttes internes et des conflits, entre l’Intérieur et la France Libre, celle de Londres, entre les Chefs, entre les témoins, enfin entre les historiens et les politiques…
Dans les récits de Cordier, Rex(Jean Moulin) redevient celui qu’il a été et le passé devient présent.
François Mitterrand, apparaît ici aussi comme le politique qui avait des raisons de craindre l’Histoire.
Les grands modestes résistants font leur apparition, le secrétariat de Rex, Laure Diebold (Mado) et Hugues Limonti (Germain). Essentiels et enfin reconnus. Corrigeons ici Cordier, il y a 6 femmes et non cinq Compagnons de la Libération.
La temporalité est remise au centre de l’Histoire. Ainsi quand Frenay laissait planer un doute sur un Moulin « flânant » à Londres entre décembre 1941 et 1942, c’est parce qu’il était incapable d’établir, archives en main, que Rex arrive à Londres le 20 octobre 41, voit de Gaulle le 25, puis le 5 novembre avant de recevoir son ordre de parachutage le 8 novembre. Court. Sans appel.
Enfin, Daniel Cordier confesse son antisémitisme passé et son opposition d’alors à la République avec une honte et une sincérité qui émeuvent. Un grand homme reconnaît ses erreurs, et surtout s’en écarte, se corrige.
Il reste à l’historien à écrire les pages qui concernent la façon dont il a vécu son homosexualité assumée et à l’éditeur à voir le lien qui unit en un destin individuel la liberté de la France et la liberté des moeurs. La France d’aujourd’hui en a bien besoin.
Quelle chance pour le lecteur de bénéficier des lumières d’un homme qui jette sur son parcours un oeil lucide et vif, pourtant ouvert au mystère de la personne et du destin.
Initiatique !
« Une vie n’est que ce qu’elle fut. Lorsqu’on découvre la vérité, il est trop tard pour recommencer. »
Patrick Kopp
DE L’HISTOIRE À L’ HISTOIRE
DANIEL CORDIER
N.R.F Gallimard, collection Témoins, 15 €.
ÉCOUTER VOIR