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AGORA.
Invité : Francis-Benoît COUSTÉ.
Nous sommes particulièrement fiers et heureux d’accueillir Françis-Benoît Cousté pour cette première de notre nouvelle rubrique AGORA sur WUKALI. Voici un article, une première livraison, sur un sujet au titre tout à la fois cocasse, mystérieux et surprenant, bien souvent tabou et qu’il convient dans certains milieux de feindre de ne pas connaître. Plus d’un siècle après les débuts de la psychanalyse le débat perdure et les pesanteurs sociologiques demeurent toujours puissantes.
Rassemblant tout à la fois une intime connaissance musicologique et une approche périphérique de la création empruntant à différents domaines des sciences et de l’esthétique, Francis-Benoît Cousté met en lumière les liens étroits unissant tant chez l’artiste que chez l’esthète ou le mélomane, art, érotisme et spiritualité.
P-A L
Il a aussi été rédacteur en chef et éditorialiste de la revue L’Education musicale (1985-2012).
Quelques généralités, tout d’abord…
Il est deux manières d’appréhender le monde : l’une sèche (faisant appel à la « ratio »), l’autre humide (à l’ »intuitio ») – la première soulevant notre intérêt, la seconde notre émotion.
Ne pourrions-nous, en outre, suggérer : « Pessimisme du sec, optimisme de l’humide » ? Opposant à la sécheresse des sciences & techniques, l’humide, l’hormonal, le glandulaire, auxquels ressortissent l’art, l’érotisme & la spiritualité – toutes choses dont la visée est de donner sens à la vie…
Ainsi, qui connaît le mieux la pomme, du chimiste qui l’analyse ou de celui qui la croque ? La femme, de son amant ou de son gynécologue ?… Et Victor Hugo de s’exclamer : « La raison, c’est l’intelligence en action. L’imagination, c’est l’intelligence en érection« .
Au risque de vous décevoir, je ne traiterai guère dans ce texte que de musique – d’abord parce que c’est le domaine qui m’est le plus familier (encore que, selon le compositeur Pierre Schaeffer, la musique, personne n’y connaisse rien), ensuite parce que – de tous les arts – la musique est celui qui plonge le plus profondément dans les abîmes de l’inconscient. En vérité, la musique n’a à faire qu’à l’inconscient…
De plus, cet art est le seul à se développer en temps réel. Son déroulement temporel est, en effet, similaire à celui de nos pulsions, de nos affects, de notre vie sexuelle (alors qu’il en va tout autrement de la littérature & des arts visuels). Sans insister sur le fait qu’à la différence des autres arts, la musique n’est aucunement image du réel. Elle est réel, lui-même! Mais réel totalement abstrait, réfractaire à toute figuration… À sa manière exquise, Salvador Dali ne disait-il pas : « Je hais la musique, car elle est incapable de décrire un œuf sur le plat posé sur une chaise! »
Mais, pour en revenir à la sexualité, il nous faut distinguer fonction génésique (autrement dit, naturelle, hygiénique) d’avec fonction érotique (i.e. ludique) – la musique ressortissant, pour l’essentiel, à cette dernière… Bien que la fonction génésique y soit présente, sous forme du « même », de l’identique, du répétitif – du thème, pour tout dire. Les variations de celui-ci ayant, quant à elles, fonction érotique : principe du « thème & variations », tant cher aux amants et aux musiciens…
Pour être clair, je ne prendrai pas l’exemple – par trop complexe – des « Variations Diabelli » de Beethoven, mais un exemple emprunté aux musiques populaires. Ainsi, lorsque John Coltrane se lance dans ses fabuleuses variations sur « My favorite things« , ce n’est pas tant le thème – cette gentille bluette de Broadway – qui fait valeur pour nous, mais bien plutôt le prodigieux délire cathartique de l’improvisateur, mais son déferlement libidinal (comme eût dit le bon docteur)…
Sachant que ce caractère ludique, érotique, libertaire, de la « variation sur un thème » –essence même de la musique – a toujours inquiété les censeurs, de Plotin… à nos salafistes, pour lesquels il n’est de musique que de Satan!
Citons, à ce propos, l’excellent Rouhollah Khomeini, ayatollah : « Quand le cerveau s’habitue à la musique, il perd après quelque temps son fonctionnement normal, et l’homme perd de son sérieux. Il devient inutile et parasite. La musique engendre l’immoralité, la luxure, le dévergondage et étouffe le courage, la bravoure & l’esprit chevaleresque : elle est interdite par les lois coraniques. »
Quant au très judéo-chrétien Siegmund Freud, ne suggère-t-il pas que « le sentiment de Beauté trouve ses racines dans l’excitation sexuelle« ? Cela dit, coincé et puritain comme il l’était, l’excellent homme n’envisage guère la sexualité que comme un mécanisme hydraulique, mécanisme sans joie… S’il nous parle d’Éros, personnification scholastique de l’élan vital, il ne nous parle jamais – quelle horreur! – d’érotisme. Non plus, bien sûr, que de musique!
Curieuse aversion paranoïaque (« impensé du réel ») chez ce juif cultivé de la fin du XIXe siècle – résidant, qui plus est, à Vienne, alors capitale mondiale de la musique… Ainsi, dans cet œuvre immense, n’aura-t-on pu relever que cinq évocations de la musique. Et encore ne s’agissait-il que d’allusions collatérales (livrets d’opéra, textes de lieder ou de mélodies).
Freud ne confie-t-il pas, lui-même, n’avoir jamais été ému que par une seule mélodie : celle de l’Hymne national autrichien – dans sa version martiale, bien sûr, et non dans sa version originelle
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[Sachez que cet hymne était alors commun à l’Autriche & à l’Allemagne – sur une musique empruntée à l’Andante du « 3e Quatuor, op. 76 » de Joseph Haydn.
Sachez aussi qu’en 1946, l’Autriche adopta, pour hymne national, le « K.623a » de Mozart – dernière œuvre écrite par celui-ci cinq jours avant sa mort, dédiée à ses frères en maçonnerie, et intitulée « Fermeture de Loge« .]
Il est, en outre, bien connu que Freud n’assista, sa vie durant, qu’à un seul concert : récital d’Yvette Guilbert. Bien plus « diseuse », au demeurant, que chanteuse…
Cette peur du flux qui caractérise le père de la psychanalyse – peur de céder au « « sentiment océanique » » de la musique (tel que le définit Romain Rolland) – le conduisit à se réfugier dans le monde rassurant, intemporel, des concepts. Voire de les inventer, lorsque ces derniers n’existent pas! Témoin ce concept d’ »inconscient » qu’il nous décrit (bizarre, bizarre…) tel un objet clos, hors de toute évolution temporelle, de toute perspective dialectique…
Aussi Freud ne s’intéresse-t-il qu’au comptabilisable, qu’au quantitatif. Refusant tout ce qui défie l’analyse, tout ce qui structure l’irréversibilité du temps : musique ou jeux érotiques – qui sont gaîté, imaginaire & liberté –, cependant que les perversions (qui l’intéressent au premier chef) sont de nature obsessionnelle, triste et contraignante…
Ne pourrait-on expliquer ce besoin d’intemporalité par cet autre concept dont il est l’inventeur, et auquel il confère une importance extrême : la « scène primitive » (traumatisme engendré par cris et rythmes coïtaux provenant de la chambre des parents) – acousmatique intolérable qui altéra définitivement, dénatura la relation du jeune Siegmund à toute rythmique, à toute structuration temporelle ?
Enfin, ce puritanisme ne l’aura-t-il pas conduit à imaginer – concept aberrant – que le sentiment de Beauté ne serait que « sur-moi » éthique, que sublimation…
[Sans, pour autant, nous rallier au point de vue du poète Pierre Reverdy, selon lequel : « On pourrait découvrir quelques rapports cachés entre l’art et la lâcheté, une certaine déviation d’avidités plus naturelles« .
Ici rejoint Emmanuel Levinas : « Il y a quelque chose de méchant, d’égoïste & de lâche dans la jouissance artistique. »
Propos auxquels on peut toutefois préférer celui du grand poète René Char : « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards, ni patience. »]
Mais revenons-en à Freud : « Je suis presque incapable de jouir de la musique. Une disposition rationaliste ou peut-être analytique lutte en moi contre l’émotion – quand je ne puis savoir pourquoi je suis ému, ni ce qui m’étreint« , avoue-t-il dans son article intitulé « Le Moïse de Michel-Ange« .
De la musique, n’aura-t-on pu dire, en effet, qu’elle est hémorragie d’affects à caractère orgasmique ?
Expliquons-nous : art du temps, la musique fait se succéder continûment tensions & détentes. Exemple : un accord de 7e de dominante tend à se résoudre naturellement sur un accord de tonique. Et ce qui est vrai de l’harmonie l’est de tous les autres paramètres musicaux…
Le rare privilège de cette métaphore du désir, c’est donc d’autoriser, « a piacere », une telle alternance de tensions/détentes – ce qui ne nous est guère, hélas ! loisible « in vivo »…
Freud distinguait Éros (pulsion de vie) de Thanatos (pulsion de mort). Mais pas plus qu’Éros n’est réductible à la pulsion sexuelle, Thanatos ne l’est à une quelconque pulsion suicidaire – Thanatos n’appelant qu’apaisement, que fin des tensions…
Dans le discours musical, aussi bien que dans le coït, la résolution – fût-elle acmé de jouissance! – est redoutée, car elle met fin au mouvement désirant. Aussi la retardons-nous… autant que faire se peut.
Thanatos, en musique, c’est l’accord parfait de tonique, résolution de toutes les tensions, ce que la doxa populaire nomme « petite mort » – laquelle n’est en vérité que… débandade.
Sa plus expresse illustration étant, chez Wagner : « La mort d’Isolde » – spasme enfin atteint, épiphanie au terme de plus de quatre heures de musiques convulsives, dionysiaques, dévergondées…
Il est un autre élément du discours musical sur lequel j’aimerais attirer votre attention (car on lui prête, à tort, une signification sexuelle), je veux parler de la pulsation – telle qu’elle est omniprésente dans le jazz, le rock et la plupart de nos musiques populaires, aussi bien que chez les minimalistes américains (de Steve Reich à John Adams). Voire chez J.-S. Bach…
La pulsation, c’est le « toujours pareil » – niveau zéro du rythme. Le rythme étant, quant à lui, le « toujours différent », source de bienheureuses turbulences…
Or, ce plaisir que nous éprouvons tous à l’audition de pulsations ne nous renvoie-t-il pas à la phase la plus archaïque de notre histoire, à nos premières perceptions sensorielles – tel qu’était, « in utero« , le formidable battement du cœur de notre « génitrice » ? Bonheur ineffable, pour les plus jeunes (voire les moins jeunes), du retour – par la transe – au paradis amniotique des discothèques…
Mais, à mesure que l’on s’éloigne de l’enfance, le besoin de « toujours différent » autorise la constitution d’un « moi » plus autonome. Et ce, bien que la jouissance suscitée par la pulsation ne disparaisse jamais totalement. Cette évolution du goût de l’ »identique », du « déjà ouï », vers le « toujours différent », vers l’ »in-ouï », consacrant néanmoins la coupure du cordon d’avec Môman…
Stravinski ne disait-il pas : « Je considère la musique, par son essence, impuissante à ‘exprimer’ quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature« …
La musique est, en effet, « signifiant sans signifié » – flux plus ou moins chargé d’affects, manière de « danse figée » induisant des états « d’être »… Ou disons plus simplement qu’elle est un discours qui, né de l’inconscient du compositeur, s’adresse à l’inconscient de l’auditeur. D’ailleurs, toute œuvre d’art n’est-elle pas interface entre deux narcissismes – celui de l’émetteur & celui du récepteur?
Au cours d’un coït, la notion de durée connaît de notables fluctuations – de même que lorsque l’on joue ou écoute de la musique…
Dans un couple, il est évident que l’harmonie sexuelle ne saurait naître que de la mise en phase de rythmes intimes. De même qu’il est indispensable au plaisir musical que l’auditeur substitue à sa propre horloge biologique celle du musicien.
N’est-on pas la musique tant que la musique dure ? Il ne s’agit pas là seulement d’analogie entre temps érotique & temps musical : il s’agit d’un même flux, d’une même « com-union » dans une même temporalité. Identité de nature…
Dans le rapport à la musique, n’est-il pas, d’autre part, significatif que chacun de nous se sente tellement impliqué? Ainsi admettons-nous volontiers que l’on critique nos opinions politiques ou philosophiques, voire nos choix littéraires ou picturaux. Mais que l’on critique nos goûts musicaux, ne voilà-t-il pas que chacun de nous se sent blessé au plus intime…
Plus généralement, n’est-il pas paradoxal que l’éclectisme soit mieux toléré dans le domaine des idées que dans celui des goûts artistiques? Là aussi, la musique demeure domaine privilégié du fanatisme monomaniaque, de l’intolérance et des anathèmes. Qu’il s’agisse de musique contemporaine, de jazz ou de musette, d’opéra, de rock ou de metal, chacun est persuadé détenir la vérité – et de stigmatiser, chez l’autre, son goût ringard, snob, décadent, pervers ou dégénéré… Barrières irréductibles, aversions irraisonnées, viscérales – à la source, parfois, des pires sectarismes – comportements de mépris, parfois de haine…
« La musique, ce n’est pas pour la canaille », m’avait un jour sorti une certaine baronne.
Sur cet art, en effet, chacun s’autorise à formuler une opinion. Est-il autre domaine où chacun donne ainsi son avis sur tout et sur n’importe quoi? Comme si tout homme avait deux métiers : le sien & celui de critique musical!
Nos goûts nous trahissent, en vérité, bien davantage que nos jugements politiques. Ne peut-on quasi-infailliblement détecter la sphère sociale de quelqu’un, au départ de ses choix esthétiques ? En tenant compte, bien sûr, de l’image que l’on souhaite donner de soi, de l’universel souci du « paraître » – de s’inspirer du look ou du comportement de personnes (imaginées) exceptionnelles ou supérieures…
Mais pour qui est familier de la chose, ces problèmes d’identité sont aisément décelables : manque de confiance en soi, en son être social et sexuel – disposition propre aux adolescents, aux snobs et immatures de tout poil.
Besoin de s’inscrire dans une communauté, dans un groupe défini par certains goûts & pratiques, i.e. d’afficher un rapport à l’Éros : « la musique que j’aime, c’est ma sexualité, voire mon milieu social » – tel est, dès lors, le message subliminaire…
En France, par exemple – et ce, depuis l’Ancien Régime – la musique fut toujours la « chose » des classes privilégiées, noblesse et grande bourgeoisie. Lesquelles ont toujours eu un rapport au plaisir autrement libre, autrement naturel, que celui des classes laborieuses. Citons Witold Gombrowicz : « L’idole du vulgaire, c’est l’utilité. L’idole de l’aristocratie, c’est le plaisir« . Et cela, « par delà le Bien et le Mal« , comme disait Nietzsche…
Il y eut toujours, en effet, la morale du château – liberté des mœurs, voire libertinage, familiarité originaire avec les arts et le plaisir…
Notons, en revanche, le relatif blocage, le peine-à-jouir (aujourd’hui) des classes moyennes françaises – universitaires notamment – à l’égard de la musique, lesquelles affichent…
• soit une exclusive dévotion pour les œuvres austères, dites pures (de Bach & Webern, aussi bien que de Brecht ou de Beckett, de Braque, Mondrian ou Rothko, ascétisme révélateur d’un rapport caché au sexe…
• soit une irréductible passion pour le jazz, musique sur laquelle ces personnes fantasment sexe ou révolution – bien que le jazz ne soit guère plus érotique ou libérateur que la bourrée auvergnate ou le branle poitevin…
Certes, les champs musicaux s’interpénètrent bien davantage que par le passé, mais l’esprit de caste demeure… Il n’est, pour s’en convaincre, que de fréquenter le Palais Garnier, le Théâtre des Champs-Élysées ou… le Zénith!
Quelques citations – illustrant la radicale dichotomie entre éthique & esthétique :
• Oscar Wilde : « An ethical sympathy, in an artist, is an unpardonable mannerism of style. »
• Michel Tournier : « La vocation normale de l’homme est de créer. Tout ce qui s’oppose à la création est réactionnaire, néfaste, absolument mauvais. La création est, seule, absolument bonne. Tout doit s’incliner devant elle. »
• George Steiner : « Comment certains hommes pouvaient-ils jouer Bach et Schubert chez eux le soir, et torturer le matin dans les camps? »
• Léon Blum, enfin : « Le socialisme est une morale, le fascisme une esthétique. »
Il est une autre inhibition fort répandue (en France notamment) : alors qu’avant la puberté, les enfants chantent volontiers, ce comportement est perçu, dès la prime adolescence, comme exhibitionnisme. Demandez donc à quelqu’un de chanter ou même de fredonner quoi que ce soit… Autant lui demander de baisser culotte! Aussitôt rire nerveux, panique : « Vous voulez faire pleuvoir! » ou bien alors : « Je chante faux! » Bien que rarissime soit ce handicap (environ 2/1000)… Blocage fort récent d’ailleurs, car nos grands-parents chantaient volontiers. Et cela en dit long sur l’épanouissement sexuel de nos compatriotes. Quel que soit le discours qu’ils professent volontiers sur la chose…
Sexologues et nouveaux psychanalystes le savent bien, qui sont nombreux à préconiser (sinon à pratiquer eux-mêmes) le chant – en tant que thérapie des inhibitions. La fonction ne peut-elle ainsi créer… l’orgasme? Il est, en effet, désormais admis que la pratique musicale est un adjuvant, un stimulant de la sexualité. Et non un palliatif – sauf cas désespérés…
J’ai toujours été, d’autre part, intrigué par le fait qu’il n’y ait guère de suicide chez les compositeurs. Chose sans exemple dans quelque autre discipline que ce soit… La musique serait-elle ainsi – sinon clef du bonheur – tout au moins garant de l’élan vital?
Mais – comme disait l’autre – la musique c’est comme l’amour : ça se fait, ça ne se dit pas.
Francis Benoît Cousté
Illustration de l’entête: Egon Schiele – Femme allongée,1917. 93×171 cm
Sammlung Leopold, Autriche
Illustrations photographiques et vidéo sélectionnées par Wukali
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