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Par Patrick KOPP.


Michel Onfray ajoute à son oeuvre un volume supplémentaire : et de 60 ! (tous supports confondus) ! … Un score.

Socrate n’a jamais rien publié s’il a jamais écrit et des 300 volumes attribués à Epicure, l’un des maîtres dont Michel Onfray se réclame, il ne reste que trois lettres, quelques fragments et citations et un épigone tardif (Lucrèce sinon Onfray lui-même)…

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Notre philosophe contemporain a-t-il jamais pensé que, le succès éditorial de son oeuvre venu, une école Onfrayenne posthume se constitue avec chapelles et choeurs et que sa philosophie s’enseigne jusque dans les terminales techniques (où jadis l’homme a lui-même pratiqué, quoique dans un établissement privé catholique, on se demande pourquoi s’y obstiner…) que les universités endorment l’étudiant avec la prose du rebelle devenu grand homme, classique au programme à côté de voisins illustres que nous sommes peu à comprendre (Bergson) ou de lamentables ontologues à qui pourtant certains vouent encore un indéfectible et indécrottable culte (Heidegger). Que son anti-manuel de philosophie devienne sans rire un authentique manuel et les professeurs de l’avenir auront ce qu’ils méritent… Lui aussi : Que son verbe soit dilué dans les petites voix de ses modestes et parfois mauvais commentateurs…

Ma génération aura connu deux graphomanes (parmi ceux capables d’une oeuvre véritable ignorons les autres), Michel Ofray et Amélie Nothomb chacun dans son registre… De un à trois volumes par an, bon an mal an… Il y a les années qui donnent et les années sans. L’un et l’autre sont d’ailleurs capables du meilleur comme du papier… Heureusement, ils guérissent du désir d’écrire…

Génération terrible, les universitaires, grâce aux « bienfaits » de l’informatique personnelle et du réseau planétaire auront eux aussi occupé le terrain éditorial en écrivant articles sur articles dans des revues ad hoc, confidentielles et subventionnées, à usage sans doute réservé à la confection de listes de candidatures aux postes et aux chaires… Ils auront écrit de volumineux commentaires sous la forme « l’idée de truc chez machin ». Lorsqu’ils s’aiment au point de se contempler, ils tiennent un blog, un profil Facebook, ils twittent… J’ai le malheur de faire la critique d’un mauvais livre d’un auteur que j’aime. Onfray n’aime d’ailleurs pas la critique des critiques, ni celle des créateurs.

Le livre meurt du livre tant les publications sont nombreuses et étouffent tout, même le désir de lire et de savoir. Désormais, pour trouver un excellent livre, il faut, je parle d’expérience, un réseau d’amis lecteurs, une capacité à dévorer les livres peu commune et de la chance…

Il manquait à l’oeuvre du philosophe d’Argentan un opus « sur » la musique, comme on écrit « sur » le ventre des philosophes… Cette oeuvre manque toujours, tant ce livre ne réalise pas le désir des deux interlocuteurs qui peinent à réaliser ensemble la chose…
J’aime Michel Onfray, qu’on ne s’y trompe pas.

J’admire certaines de ses oeuvres (Théorie du corps amoureux, Fééries anatomiques constituent selon moi un diptyque splendide sur le corps, le plaisir amoureux et la douleur de la maladie malgré les possibilités du corps aidé par la science moderne). Noble est la réalité vécue pas le philosophe écrivant ces deux œuvres.

J’ai rencontré l’homme, sympathique, vif, parlant haut et clair, j’ai présenté une de ses oeuvres en librairie sans pour autant me faire identifier comme professeur de philosophie (un motif de satisfaction pour moi). J’ai même au cours d’un dîner joyeux offert une rose à l’hédoniste normand… J’ai eu l’occasion de lui dire qu’il écrivait selon moi, trop, trop vite et le même livre (éternel retour du même). Depuis il a choisi de démonter par tranches des œuvres avec un plaisir et un succès contrastés (Freud, Camus). Il s’est fait des ennemis aussi. Je n’aime pas son trop petit et faible Traité d’athéologie. Je déplore que sa charge contre Freud ne soit pas construite sur une épistémologie de la psychanalyse. Je partage son amour de Camus. Je trouve sa politique du rebelle aporétique et impraticable. Je dis simplement, et aucun ne lui dira : son oeuvre multiforme et plurivolumineuse tiendrait mieux en dix volumes denses et accomplis. Bergson lui-même tient en un volume.

Je souscris entièrement à l’idée que ceux qui ne sont pas en accord avec ses thèses n’ont qu’à produire une oeuvre… Je vais totalement dans le sens du matérialisme hédoniste. Je sais que les tenants de l’idéalisme et tous les religieux sont contre nous et qu’ils bavent de colère lorsque la raison s’exprime. Comme le grand auteur je hais les mascarades des sous préfectures et les réceptions de rectorat, les cénacles, les cercles… Je partage l’amour de la culture, de la musique… Comme lui je suis d’origine très modeste revendiquée sinon comme une fierté du moins comme un moment de ma construction. J’aime la musique. Nietzsche me passionne et m’enflamme… Enfin j’applaudis l’Université populaire et la popularisation de la philosophie, le jardin du goût et les concerts pour le peuple, dont je suis. Je suis de gauche humaniste, comme lui je refuse la gauche socialiste, mais je refuse la gauche pseudo-prolétarienne unifiée. Pour cette raison je ne suis d’aucun courant ni parti. Par dépit je n’aurais jamais soutenu Montebourg (pour un capitalisme prétendu coopératif) et je pense avec Socrate que partout et toujours le philosophe doit être critique envers tous pour ce qu’ils font et pensent. J’habite un village de 250 habitants contre 15000 à Argentan. Alors ? Alors ?
Alors en esthétique soyons brefs, après Aristote, Kant et Hegel, et leurs suiveurs, après les élucubrations logico-propositionnelles de quelques contemporains… les artistes s’expriment peu sur leur art. Les philosophes artistes existent aussi, Nietzsche, Adorno… mais ils sont peu nombreux et les sommets de leur art sont lointains. Le Zarathoustra est plus haut que les compositions pour piano de Nietzsche. Mais est-il compris ?

Le titre du livre charme, on va enfin nous dire la raison du sortilège… de la musique.
Je ne peux pas être plus dur que Michel Onfray lui-même lorsqu’il prévient, digne successeur des cyniques : « Je tiens le livre d’entretiens pour un non-livre […] livre facile […] livre opportuniste […] livre de fainéant […] livre à lire avec autant de neurones que le journal du jour ». Sabordage préventif ? Concession à un ami connu depuis 1989 ?… L’auteur n’est pas tendre…

Le livre parle de la musique, mais ne parvient pas à livrer la raison des sortilèges musicaux que seule la musique donne au corps.

Certes la conversation avec Onfray est intelligente et mérite qu’on lui accorde trois heures, mais la promesse n’est pas tenue et l’on n’a qu’une hâte en sortant de l’entretien, courir à la musique en rejaillir vivant.

L’entretien n’est pas fatalement un genre condamnable, Pourparlers, les entretiens de Gilles Deleuze, avec Claire Parnet, l’Abécédaire, avec la même, entretien filmé, solaire et magnifique, drôle et humain en sont des exemples, (non dénués de faiblesses). Récemment l’entretien réalisé avec Daniel Cordier aussi (l’universitaire s’est effacé derrière le témoin et sa parole a été réécrite magnifiquement).

Mais ici l’alchimie ne fonctionne pas, le sortilège ne sortira pas du chaudron. Les questions sont convenues, les réponses lourdes… Le rapport d’Onfray à la musique, ailleurs joliment mis en oeuvre est ici pesant…

Onfray a avec Kant un point commun, l’un et l’autre produisent une esthétique de spectateur (certes Kant ne connaît rien à l’art, Onfray écoute les opéras livrets en main, mais sort peu, ignore le spectacle pour se consacrer à son œuvre, encore). Le philosophe contemporain n’a pas de pratique musicale (sauf le pipeau lycéen et les mauvaises expériences infligées)… Il dit ignorer le jazz pour de mystérieuses raison biographiques non divulguées (je soupçonne qu’il n’y comprend rien parce que c’est une musique de musicien, et, comble, pour un hédoniste solaire, une musique d’improvisation, de liberté, une musique de praticien hédoniste). On peut d’ailleurs apprendre à tout âge (et c’est la raison pour laquelle, pratiquant la musique depuis l’enfance avec plus de bonheur qu’Onfray, j’ai décidé d’aborder le piano à l’âge de 38 ans). Saisir son rapport (comme le mien) à la musique est donc intéressant mais anecdotique… C’est son histoire. Les raisons pour lesquelles Onfray aime Berlioz éclairent ceux qui aiment Onfray. Même pas ceux qui aiment Berlioz…

Le coeur de l’oeuvre est constitué par une longue et pénible dissertation. Sujet : « Si la musique est bête pour dire les choses, elle ne l’est pas pour se dire elle-même », Stravinsky, vous avez quatre heures… L’auteur peine, lis, sinon relis Schopenhauer qui a tout dit sur le sujet… surtout ce que ne dit pas Onfray : pour Schopenhauer la musique est la vraie, la seule métaphysique.

Le sujet s’étire en un rapide commentaire de Nietzsche musicien-philosophe, dont Onfray se réclame. Il faudrait d’ailleurs qu’il éclaire son rapport à ses inspirateurs : Epicure lorsque la passion l’enflamme pour la tempérer (pourquoi ?), Nietzsche lorsque l’épicurisme le rapproche du prêtre ascétique, et Diogène le Cynique lorsqu’il a envie de mordre ou d’aboyer… Qu’est-ce qui fait tant écrire et communiquer Onfray ? Pourquoi, lui qui grogne tant contre l’académisme, édifie-t-il pareille oeuvre ? Imagine-t-on Diogène célébrer son soixantième opus, calfeutrer son amphore avec son oeuvre ?

L’appel à un hédonisme musical ne surprend pas… Mais s’aligne à côté de l’appel à un hédonisme gastronomique, littéraire, philosophique, politique… hédonisme classique, tout à fait soluble dans les goûts de sous-préfecture que le philosophe moque. Les ”bons” vivants apprécieront les “libertins“ modernes souvent simples “partouzeurs“ aussi… Tout celà est souvent seulement petit bourgeois.

J’ai pris plus de plaisir à entendre parler de la rencontre du philosophe avec le jeune et grand compositeur contemporain Pierre Thilloy, lorrain d’origine et universel par destination. L’auteur a composé le texte d’une oeuvre récente « Snekkar de feu, quatorze stations païennes pour récitant, violon, alto et piano ». Mais justement, le sortilège est l’effet produit par le magicien Thilloy ! Pierre est mon ami, et, preuve s’il en fallait que l’université ne produit pas que des crétins et des crétineries (comme Kant lui-même le déplore d’ailleurs) en tout cas pas plus que le reste de la société, le musicien aux sortilèges est venu, répondant à mon invitation, parler de son oeuvre en cours jumelé entre sa classe de direction d’orchestre du conservatoire de Nancy et ma classe de Lettres supérieures du Lycée Poincaré. Il a donné le miracle de la création mondiale de son premier opéra : Le Jour des meurtres, sur un livret de Koltès, dans la ville « de » l’un et l’autre à l’Opéra de Metz. Ineffable. Puissant. Dionysiaque.

Le sujet du “livre“ n’aura donc pas été traité par cette aimable conversation. Le sortilège aura opéré sans mot dire !

Je sais ce que tu me répondras Michel, et tu auras raison, tu me diras : si ce livre ne te convient pas, écris le tien ! Sans doute. Mais on n’est pas tenu de “faire“ un livre et tu sais comme moi que le livre de philosophie de la musique n’est pas encore à paraître et que d’ici là nombreuses seront les diversions.

Ce que je te dis appartient au domaine de la correction fraternelle, Michel, celle des philosophes, car nul courtisan ne te le dira, et nul critique non plus, car de nos jours la raison commerciale l’emporte partout. C’est un homme libre, professeur, philosophe, qui le dit.

Une critique de la faculté de jouir n’est pas un entretien ! Kant lui-même dit de la Critique de la raison pure que beaucoup de livres seraient plus courts s’ils n’étaient pas si courts. On peut ajouter : beaucoup proposeraient meilleure philosophie s’ils ne voulaient pas d’abord la vulgariser.

Michel, écris moins, écris mieux ! A la musique !

par Patrick Kopp.


Michel Onfray avec Jean -Yves Clément.

La raison des sortilèges.

Entretiens sur la musique.

Autrement collection Université populaire, 16€.


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