C’est l’usage à l’Académie, chaque nouvel élu doit faire l’éloge dans son discours inaugural de l’académicien auquel il succède et dont il occupera la place, cette transmission, ce relai symbolique permet ainsi au nouvel impétrant d’accéder à «l’immortalité»

C’est ainsi que Jules Hoffmann succède à Jacqueline de Romilly

Jules Hoffmann est né au Luxembourg, le 2 août 1941. Dans les années 1970, Jules Hoffmann a créé le laboratoire Réponse immunitaire et développement chez les insectes, installé à l’institut de biologie moléculaire et cellulaire du CNRS, à Strasbourg, qu’il a dirigé de 1994 à 2006. Il a obtenu le Prix Nobel de médecine, la médaille d’or du CNRS, ses travaux « ont permis de réelles avancées en matière de développement de la prévention et de thérapies contre les infections, les cancers et les maladies inflammatoires »


Réception de M. Jules Hoffmann.

Olécio partenaire de Wukali

M. Jules HOFFMANN, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de Mme Jacqueline de ROMILLY, y est venu prendre séance le jeudi 30 mai 2013 et a prononcé le discours suivant :

Mesdames et Messieurs de l’Académie,

Il y a vingt ans, je suis entré pour la première fois en séance solennelle sous cette Coupole, lorsque je fus élu membre de l’Académie des sciences. J’étais très ému et me souviens d’avoir longuement, et vainement, réfléchi sur le sens des paroles du prophète Ézéchiel inscrites sous les voûtes de la Coupole. Je n’aurais jamais imaginé à l’époque que je me retrouverais dans ces mêmes lieux dans une situation aussi émouvante que celle d’aujourd’hui.

Je vous exprime, Mesdames et Messieurs les Académiciens, ma profonde reconnaissance de m’avoir élu dans votre Compagnie, et vous assure de mon engagement déterminé à remplir les fonctions que vous venez de me confier.

Le cardinal de Richelieu avait demandé à l’Académie française de définir l’usage du français. La pérennité de l’Académie se fonde sur celle de la langue française et tire d’elle sa légitimité, comme nous l’a rappelé Madame le Secrétaire perpétuel Hélène Carrère d’Encausse dans son récent livre sur l’histoire de l’Académie. Cette langue servant également depuis des siècles comme véhicule de la pensée et de l’enseignement scientifiques, l’Académie française a régulièrement élu des scientifiques, dont la liste est devenue longue. Il est bien triste de rappeler que l’un des plus éminents scientifiques membre de l’Académie française, François Jacob, nous a quittés il y a quelques semaines. Il a profondément marqué la science par ses contributions exceptionnelles à la compréhension de l’expression des gènes, et, au-delà, toute la société, par ses réflexions philosophiques sur l’évolution du monde vivant.

Je ne peux m’empêcher, en ce moment, d’avoir une pensée affectueuse et reconnaissante pour mes parents, tous deux disparus. C’est avec inquiétude qu’ils me voyaient quitter le Luxembourg natal pour la France afin d’y faire mes études universitaires. À l’époque le projet familial voulait que je retourne au Luxembourg dès la fin de mes études pour y devenir enseignant de biologie, comme mon père.

Je ne connaissais personne en France, quand j’ai pris, le 13 octobre 1961, le train de Luxembourg, Thionville, Metz, Strasbourg. J’ai été extrêmement bien accueilli et j’ai eu la chance de rencontrer au fil des années, à Strasbourg et à Paris, plusieurs mentors exceptionnels, d’ailleurs tous membres de l’Académie des sciences. Ma carrière s’est par la suite sereinement déroulée dans mon pays d’accueil et j’ai maintenu des relations heureuses avec ma famille et mes amis au Luxembourg.

En cet instant solennel, je tiens à exprimer ma grande reconnaissance à la France pour son accueil et pour les opportunités qu’elle m’a offertes.

Je n’oublie pas ce que je dois au Luxembourg, et notamment une excellente formation scolaire, en particulier dans le domaine des langues.

Mesdames et Messieurs de l’Académie,

Vous m’avez élu le 1er mars de l’année passée au fauteuil occupé par madame Jacqueline de Romilly. Je n’avais pas eu le privilège de connaître personnellement madame de Romilly. Par ailleurs je ne suis pas helléniste. J’ai certes, pendant mes études secondaires au Luxembourg, bénéficié d’un enseignement classique, mais qui fut surtout latiniste. Vous parler à vous, qui êtes si nombreux à avoir connu, admiré et aimé Jacqueline de Romilly, vous parler à vous de son œuvre éblouissante, que je n’ai vraiment découverte que depuis mon élection, m’a d’abord paru une tâche écrasante.

Mon désarroi initial a cependant cédé le pas à des sentiments plus apaisés lorsque j’ai commencé la lecture du livre intitulé Jeanne. J’avais trouvé ce livre, au lendemain de mon élection, dans une librairie proche de l’Institut : Jacqueline de Romilly y retraçait sa propre vie en miroir de celle de sa mère Jeanne. Rédigé immédiatement après la mort de celle-ci, le texte ne fut publié, à la demande de Jacqueline de Romilly, qu’après son propre décès, trente ans plus tard. Ce livre m’a profondément touché et m’a permis de faire une première connaissance de Jacqueline de Romilly. Au fil de la lecture de ses nombreux ouvrages, j’ai pénétré plus profondément dans le monde intellectuel et humain de Jacqueline de Romilly, grâce à l’élégance avec laquelle elle y décrit comment elle a abordé, sérié, discuté, pesé les thèmes qu’elle a traités au cours de sa longue carrière. Je voudrais aussi signaler que j’ai tiré un grand profit de la lecture d’un livre intitulé Une certaine idée de la Grèce, qui retrace les entretiens de Jacqueline de Romilly avec le latiniste Alexandre Grandazzi, de la Sorbonne. Celui-ci lui a posé de nombreuses questions sur ses travaux, leurs origines et motivations. À toutes ces questions, Jacqueline de Romilly a répondu avec clarté et elle a ajouté, à la fin de chacun des sept chapitres de cet ouvrage, quelques pages de réflexions très personnelles, qui éclairent admirablement bien sa pensée et son cheminement.

Bien entendu, les travaux et la personnalité lumineuse de son auteur ont déjà fait l’objet de nombreux écrits et analyses. J’ai choisi de vous présenter aujourd’hui ma propre perception de l’œuvre de Jacqueline de Romilly telle qu’elle s’est dégagée au fil de mes lectures. Ce faisant, je ferai souvent appel à des citations tirées de ses écrits, à la fois pour illustrer son style et sa pensée, et pour la rendre plus présente parmi nous en ce moment.

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« Je suis professeur de grec et l’Athènes du cinquième siècle m’émerveille ».

Dans cette courte phrase, parue en 2005, Jacqueline de Romilly se présente avec la simplicité et la précision qui la caractérisent.

Qui était donc cette grande helléniste ?

Jacqueline est née en 1913. Son père, Maxime David, fut reçu premier au concours à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm et premier à l’agrégation de philosophie. « Il était gai et étourdi, écrira Jacqueline de Romilly, gai et dans la lune. […] Il devait attendrir Jeanne par ce mélange de supériorité, de gentillesse et de gaucherie. »

C’est à la Sorbonne, pendant les cours de Henri Bergson, que Maxime David rencontra sa future épouse Jeanne. Jacqueline de Romilly nous parle d’ « un très jeune amour, dans un contexte très ancien, […], un amour de jeunes étudiants à une époque fleurie et réservée ». En 1909, les deux jeunes gens se marient, et Maxime David est affecté par l’Éducation Nationale à Avignon, puis à Chartres où Jacqueline est née.

« C’était le bonheur humain qui précède le désastre », écrira Jacqueline de Romilly. Dès les premiers jours de la guerre de 1914, Maxime David est incorporé, puis envoyé sur le front. Le 2 octobre, à Saint-Mard-les-Triots dans la Somme, il est tué d’une balle dans la tête au moment où il sortait de la tranchée.

« Il n’avait rien vu de la guerre », dira plus tard Jacqueline de Romilly.

Comment allait désormais se dérouler la vie de la petite orpheline Jacqueline, âgée seulement d’un an ? Dans Jeanne, le livre auquel j’ai déjà fait référence, Jacqueline de Romilly nous donne une réponse poignante : « Le mari de Jeanne n’allait pas revenir : son frère non plus, […] ni le frère de son mari ; […] les fiancés des amies et des cousines avaient été tués aussi. […] Jeanne n’avait plus personne, ni plus rien […].

Mais Jeanne s’était juré […] que mon enfance ne se ressentirait pas, ou le moins possible, de la mort de mon père. Elle s’était juré de ne pas me parler de mort, ni de deuil, ni de guerre, de ne pas pleurer devant moi, de ne pas laisser la tristesse mordre sur mes premières années. Elle, qui restait à ce point sans protection, elle éleva pour me protéger, avec une vaillance tenace, un véritable rempart de tendresse. » Au point que Jacqueline de Romilly pourra écrire que le monde montré par Jeanne lui semblait merveilleux , et que l’image globale de ces années était celle d’une magnifique gerbe de réussite, d’amitiés folles et sages, de petits plaisirs et de grands espoirs .

Jacqueline nous avoue également qu’avec la vigilance de sa mère, elle fut une élève excellente. Sa mère désirait la voir première de classe, et Jacqueline nous confie : « Je l’ai été avec une constance obstinée. »

Lors de ses dix-sept ans, en 1930, Jacqueline David obtint deux prix au Concours général, qui venait seulement de s’ouvrir aux filles. Et trois ans plus tard, elle entrait à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Pour les prix au Concours général et pour son concours d’entrée à l’École normale supérieure, Jacqueline David réussissait brillamment dans les mêmes matières que son père vingt ans plus tôt.

C’est en 1933 – Jacqueline venait d’avoir vingt ans – que sa mère lui fit un cadeau qui allait avoir une influence déterminante sur sa vie. Écoutons-la : « Ma mère m’a offert un jour une édition ancienne, dont la reliure en parchemin lui avait plu. Nous partions en vacances et je souhaitais faire un peu de grec pour m’entraîner. Comme elle m’avait donné ces volumes – il y en avait sept – j’en ai emporté un ou deux par zèle de bonne élève. »

Il s’agissait en fait de la Guerre du Péloponnèse, de Thucydide, une œuvre que Jacqueline de Romilly ne connaissait pas et dont elle nous dit qu’elle l’a tout de suite fascinée.

Alors que Jacqueline était engagée dans son travail de thèse, précisément sur Thucydide, la guerre éclata. Renonçant à la bourse de recherche dont elle bénéficiait, elle demanda un poste d’enseignant et fut nommée à Bordeaux. En 1940, Jacqueline David se marie avec Michel Worms de Romilly, qui était éditeur et travaillait aux éditions Les Belles Lettres. Mais la vie du nouveau couple est bouleversée par les lois de Vichy sur le statut des Juifs. Comme l’écrira plus tard Jacqueline : « Jeanne n’était pas juive. Je ne l’étais qu’à moitié (par mon père). Je m’étais mariée à l’église parce que mon mari était catholique. Mais mon mari, demi-juif comme moi, avait un grand-père juif de trop, il était aux trois quarts juif, donc juif, et moi par mon mariage avec un juif, j’étais juive… » Pour Jacqueline, ces lois criminelles eurent des conséquences dramatiques : elle fut avisée qu’à partir de décembre 1941, elle ne pourrait plus enseigner. « Ni mon mari ni moi ne pouvions rentrer à Paris, nous dit-elle, ni mon mari ni moi n’avions plus de métier, ni mon mari ni moi n’étions plus en sûreté. »

Les années de guerre que passent Jacqueline et son mari, sa mère et sa belle-famille ont été très dures et sont relatées en détail dans le livre Jeanne.

À la Libération, Jacqueline trouve un poste d’enseignant à Versailles. En 1947, elle soutient sa thèse à la Sorbonne. En 1949, elle est nommée professeur à Lille, puis en 1957 professeur à la Sorbonne. En 1973, Jacqueline est la première femme élue professeur au Collège de France et, en 1975, la première femme à entrer à l’Institut de France, à l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Enfin, en 1988, elle est élue à l’Académie française, deuxième femme à rejoindre cette Académie après Marguerite Yourcenar.

Jacqueline de Romilly s’est éteinte en 2010, dans sa quatre-vingt-dix-huitième année.

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Le nom de Jacqueline de Romilly est indissociablement lié à celui de Thucydide. Le cadeau maternel dont je viens de parler est devenu structurant pour l’œuvre, la carrière et la vie même de Jacqueline de Romilly.

Qui était Thucydide ?

Ce riche Athénien avait une trentaine d’années lorsque éclata la guerre du Péloponnèse. Rappelons-nous que le cinquième siècle, qui fut si brillant pour la Grèce, lui a aussi apporté deux guerres terribles. Les guerres médiques – avec les noms évocateurs de Marathon et des Thermopyles – opposaient au début du siècle les Grecs coalisés aux Perses et se sont terminées par la victoire des Grecs. La guerre du Péloponnèse, par contre, opposait vers le dernier quart de ce siècle les deux grandes puissances grecques Sparte et Athènes, ainsi que leurs cités alliées respectives. Cette guerre dura près de trente ans et s’étendit de la Grèce à une large partie du monde méditerranéen. Elle se termina par la défaite d’Athènes. Ses répercussions géopolitiques furent pour le monde d’alors, toutes proportions gardées, aussi profondes que celles des grands conflits du xxe siècle pour notre monde actuel.

Thucydide était l’un des stratèges d’Athènes dans les premières années du conflit, mais ne put empêcher la prise de la ville d’Amphipolis par Sparte. Athènes lui en tint rigueur et le condamna à vingt ans d’exil. Thucydide passa cet exil en voyageant à travers la Grèce et fut reçu aussi bien dans le camp des Spartiates que dans celui des Athéniens, malgré sa condamnation à l’exil par la cité d’Athènes. Il suivit la déflagration avec impartialité et en analysa de façon sobre à la fois les causes et les déroulements. Thucydide fit ainsi un récit en sept volumes de la guerre du Péloponnèse, dont il voulait, selon ses propres paroles, faire « un trésor pour toujours ».

De fait, cette œuvre est reconnue comme l’un des monuments les plus importants de l’histoire universelle.

« J’étais éblouie, nous dit Jacqueline de Romilly, par la fermeté de la pensée, l’ambition de conquête intellectuelle que révèle l’œuvre de Thucydide. […] Je découvrais un monde où l’intelligence semblait vouloir conquérir le réel, où les mobiles humains se pressaient, s’affrontaient en pleine lumière, où, enfin, l’ambition et la peur se dressaient face à face, partout présentes, dans un conflit éclatant. Ce monde et cette œuvre respiraient la fierté. » Et Jacqueline de Romilly de rappeler qu’à la même époque Périclès faisait construire l’Acropole, pour témoigner à jamais de la gloire d’Athènes. « Cette fierté du présent m’a frappée dès l’origine, nous dit-elle, et davantage encore aujourd’hui, par comparaison avec trop de formes de pessimisme. »

La thèse, soutenue par Jacqueline de Romilly à la Sorbonne, porte sur Thucydide et fut l’objet de son premier livre, intitulé Thucydide et l’impérialisme athénien. Elle raconte avec malice que lors de la soutenance, un ami peintre avait fait une esquisse qui la représentait et qu’il avait ornée de la légende : À Thucy pour la vie. Elle ajoute : « C’est devenu en effet la formule de mon existence. » Quelques années plus tard, en 1956, Jacqueline de Romilly publiait un second livre sur cet auteur, intitulé Histoire et raison chez Thucydide, puis, en 1990, un troisième, La Construction de la vérité chez Thucydide. En parallèle, et ceci jusque vers 1970, Jacqueline de Romilly continuait à s’attacher à la traduction de Thucydide.

Et, lucide, elle remarque, toujours à propos de Thucydide : « Quel choix surprenant ! M’être ainsi attachée toujours à ce texte si peu fait pour une femme, si occupé de guerre et de politique, de batailles et de stratégie, et dans le domaine humain, d’ambition et de colère […]. » « La force d’un texte, poursuit-elle, ne cesse de m’éblouir. […] Mais il y a beaucoup plus, je m’en rends compte. Plus tard, à chaque instant, cette pensée rejoignait mon époque et mon temps, et elle venait jeter une vive clarté sur ce qui faisait ma vie. Je travaillais à ma thèse sur Thucydide et je lisais, selon les jours, les textes où s’inscrit si clairement le danger que court un conquérant qui, en accumulant les conquêtes, accumule aussi les hostilités qui, pour finir, auront raison de lui. J’écoutais un jour, au cours de la dernière guerre, les nouvelles, et je lisais, un autre jour un petit texte de Thucydide sur la difficulté d’un débarquement dans un pays occupé par l’ennemi. […] Venaient aussi, au cours des années, des nouvelles cruelles d’actes de barbarie, ou bien de massacres lamentables : et moi, j’en étais à relire le texte où, avec une rare sobriété, Thucydide signale la tuerie qui a eu lieu dans cette petite ville où une bande de Thraces alla jusqu’à massacrer les enfants dans l’école. Ou bien je relisais les textes où il s’étend sur les souffrances de prisonniers entassés dans les carrières de Syracuse […]. À chaque instant, de toute part, les rencontres naissaient, et c’était bien de notre temps que me parlait cet auteur vieux de vingt-cinq siècles. »

« Comment avait-il fait, ce diable d’homme, se demande Jacqueline de Romilly, pour atteindre ainsi, sans jamais ou presque prendre parti, sans généraliser, sans risquer d’imprudences, une vérité qui soit encore la nôtre, à tout moment ? Quel moyen lui avait permis de le faire ? Et quel trait de l’humanité ces rencontres révélaient-elles ? »

Et Jacqueline de Romilly de conclure : « Oui, j’ai passé beaucoup d’heures de ma jeunesse et de ma maturité à travailler sur Thucydide. Je le reconnais, et je sais quels regrets peuvent accompagner cette constatation. Mais au total, quand je repense à l’éclat de ces textes et à la signification du “trésor pour toujours” […], je suis prête à conclure avec les mots de la chanson, et cela plus de soixante ans après mon premier choix : non, je ne regrette rien. »

En parallèle à son investissement dans les textes de Thucydide, Jacqueline de Romilly étudiait les œuvres des prédécesseurs de cet auteur, de ses contemporains et de ses successeurs. La littérature grecque lui apparaît alors comme un grand mouvement de découverte des idées et de l’homme. Ce cheminement intellectuel de Jacqueline de Romilly se reflète dans l’intitulé qu’elle choisit en 1973 pour la chaire qu’elle allait occuper au Collège de France, à savoir : « La Grèce et la formation de la pensée morale et politique ».

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L’œuvre littéraire de Jacqueline de Romilly se concentre de toute évidence sur la grande explosion intellectuelle qu’a été le cinquième siècle athénien. Mais ce grand siècle prend ses fondements dans une série de mythes et d’épopées antérieurs, et notamment dans l’œuvre immense d’Homère à laquelle Jacqueline de Romilly a consacré une attention toute particulière.

Est-il besoin ici de poser la question « Qui était Homère ? »

Jacqueline de Romilly nous précise : « J’appelle Homère celui qui a conçu, avec ou sans disciples, le plan d’ensemble (de l’Iliade et de l’Odyssée), étant bien admis qu’il a recueilli des chants oraux, en les déplaçant, les corrigeant, les réordonnant dans une composition élaborée. Il ne s’agissait pas d’une invention ex nihilo. »

On estime qu’Homère a travaillé dans la seconde moitié du viiie siècle. Jacqueline de Romilly nous apporte un élément intéressant en soulignant que (je cite) « l’épopée homérique mélange des faits qui n’ont jamais été contemporains […] et la langue d’Homère est un mélange de formes d’époques diverses qui n’ont jamais été employées ensemble ».

Les réflexions de Jacqueline de Romilly sur Homère sont admirablement illustrées dans son beau livre sur Hector, le fils du roi Priam, et héros malheureux de la guerre de Troie.

Dans ce livre, comme dans toutes ses études sur la Grèce antique, Jacqueline de Romilly cherche d’abord l’humanité qui pointe à travers le récit. Écoutons-la : « Le souci d’Homère de célébrer un héros du camp ennemi (en l’occurrence Hector), d’attirer la pitié sur un vaincu, sur un homme voué à la mort et à la torture, ce souci de le montrer comme un homme abattu par la guerre et dont la mort sème un deuil déchirant, constitue, au seuil de notre littérature occidentale, une évocation d’une humanité extraordinaire. »

« Hector est beau, note Jacqueline de Romilly, il est grand, il est valeureux. Mais il connaît l’erreur et le malheur, il connaît la mort. Tout l’esprit de la tragédie est déjà dans ce choix. »

« Pour moi, précise-t-elle, l’Iliade ressortit plus au genre tragique qu’au genre épique. […] Toutes les épopées des autres civilisations sont des poèmes de guerre, décrivant des combats héroïques et des exploits meurtriers. L’Iliade à cet égard rentre dans les normes. Mais elle s’en distingue précisément par cet élément de pitié et d’humanité qui vient toujours se mêler à l’autre. »

Et plus loin, Jacqueline de Romilly nous dit : « Il m’a semblé qu’à notre époque, la leçon la plus précieuse et la plus directement émouvante n’était pas le courage du héros en général […] mais bien ce grand souffle d’humanité, ce sens si vif de la pitié pour ceux qui sont tués à la guerre et pour les corps maltraités » – et là, Jacqueline de Romilly fait certainement allusion à la scène finale de l’Iliade, quand Priam vient supplier Achille de lui rendre le corps de son fils Hector : « Le sort réservé au cadavre d’Hector, nous dit Jacqueline de Romilly, ouvre sur tous les plus grands principes d’humanité dont nous sommes redevables à la Grèce », et elle cite cette phrase qu’Homère met dans la bouche de Priam, père d’Hector, phrase qui est l’une des plus émouvantes de la littérature ancienne : « J’ai osé, moi, ce que jamais encore n’a osé un mortel ici bas : j’ai porté à mes lèvres les mains de l’homme qui m’a tué mes enfants. »

Jacqueline de Romilly nous livre en exergue cette belle réflexion sur Homère que voici : « L’étonnement me saisit à chaque fois lorsque je pense à ce qu’a représenté dans notre monde et dans notre culture, cette obscure guerre de Troie, si éloignée de nos intérêts, si mal connue de nous, si étrangère à nos préoccupations. […] Qu’a-t-il donc fait, le vieux poète, pour qu’un tel résultat soit possible ? […] Dès le premier vers de chacune des deux épopées, on voit que l’intérêt se concentre sur l’homme, sur l’action et sur la responsabilité de l’homme, et que pourtant, cette action se conçoit en fonction des dieux. »

Et de conclure : « Tout est si frais, si franc. Je rencontre avec Homère le tout réuni : la transparence des mots, la transparence des images, la singularité des évocations et déjà, cet art savant d’employer les mots pour rendre présentes toutes ces impressions, ce qui fait vraiment d’Homère le fondateur de la littérature pour notre culture occidentale. »

Jacqueline de Romilly insiste beaucoup sur les deux traits qui dans Homère lui paraissent caractéristiques de l’esprit grec de l’époque : d’une part, la présence et l’importance du débat. En effet, nous rappelle-t-elle, « les héros discutent, se critiquent, argumentent et même les dieux s’en mêlent ». Et, d’autre part, ce qu’elle appelle « l’humanité, la douceur, la pitié qui nous touche, nous émerveille et peut-être nous encourage ». Ainsi, nous fait comprendre Jacqueline de Romilly, dans Homère, nous avons avec la présence du débat et l’insistance sur la condition humaine, les ingrédients de ce qui allait constituer les marques de l’explosion intellectuelle de la Grèce du cinquième siècle : la démocratie et la tragédie.

Le régime de la démocratie apparaît à Athènes à la charnière entre le sixième et le cinquième siècle, quelques années avant les guerres médiques, dont l’issue victorieuse pour les Grecs allait changer, fondamentalement la situation d’Athènes.

Jacqueline de Romilly a consacré trois livres à la démocratie athénienne et a évoqué abondamment ce thème dans ses autres ouvrages. Ce fut de toute évidence pour elle un sujet d’un très grand intérêt.

Athènes fut une démocratie directe où le peuple était souverain. En réalité, l’Assemblée du peuple ne réunissait que les citoyens jouissant des droits civiques (ce qui excluait de facto les femmes, les étrangers et les esclaves). Tous ces citoyens pouvaient prendre la parole à l’Assemblée, qui était l’organe qui décidait de la guerre, de la paix, des expéditions ; qui nommait les ambassadeurs, examinait la gestion des magistrats, jugeait tous les procès d’ordre politique. L’Assemblée se réunissait dix à quarante fois par an avec le plus souvent deux à trois mille personnes, le chiffre pouvant aller jusqu’à six mille. Les délibérations de l’Assemblée étaient préparées par un conseil de cinq cents membres. À la fois les membres du conseil et les magistrats étaient tirés au sort parmi l’ensemble des citoyens et ne pouvaient accéder à ces fonctions que pour un an. Ils étaient non rééligibles et le cumul était le plus souvent interdit. Notons cependant, avec Jacqueline de Romilly, que le procédé du tirage au sort ne fut jamais appliqué aux deux fonctions pour lesquelles la compétence semblait le plus nécessaire : les finances et la guerre, et dix stratèges, élus, représentaient en fait, à côté de l’Assemblée du peuple, le véritable gouvernement. Ces stratèges étaient renouvelables et Périclès fut élu et réélu stratège d’Athènes à quinze reprises.

Voilà, en résumé, pour les aspects institutionnels. Mais au-delà de ces notions formelles, que pouvait représenter cette démocratie pour les Athéniens à l’apogée du rayonnement de leur cité ? Nous disposons d’une description d’un intérêt exceptionnel dans l’un des discours les plus célèbres de l’Antiquité , l’oraison funèbre de Périclès, que celui-ci prononça à l’issue de la première année de la guerre du Péloponnèse – en 431 – pour les guerriers morts dans les combats de l’année. Cette oraison nous fut transmise par Thucydide – et Jacqueline de Romilly y fait allusion à de nombreuses reprises. En raison de l’importance historique de ce texte, je voudrais en citer quelques extraits : « C’est nous – dit Périclèsqui avons mis la cité (d’Athènes) en état de se suffire à elle-même en tout, dans la guerre comme dans la paix, […] la formation qui nous a permis d’arriver à ce résultat, la nature des institutions politiques et des mœurs qui nous ont valu ces avantages, voilà ce que je vous montrerai […].

Du fait que l’État, chez nous, est administré dans l’intérêt de la masse et non d’une minorité, notre régime a pris le nom de démocratie. En ce qui concerne les différends entre particuliers, l’égalité est assurée à tous par les lois ; mais en ce qui concerne la participation à la vie publique, chacun obtient la considération en raison de son mérite, et la classe à laquelle il appartient importe moins que sa valeur personnelle ; enfin, nul n’est gêné par la pauvreté et par l’obscurité de sa classe sociale, s’il peut rendre des services à la cité. […] La liberté est notre règle dans le gouvernement de la république, et dans nos relations quotidiennes, la suspicion n’a aucune place. […] La contrainte n’intervient pas dans nos relations particulières ; une crainte salutaire nous retient de transgresser les lois de la république ; nous obéissons toujours aux magistrats et aux lois et, parmi celles-ci, surtout à celles qui assurent la défense des opprimés et qui, tout en n’étant pas codifiées, impriment à celui qui les viole un mépris universel. »

Ce texte, est-il besoin de le souligner, date d’à peu près vingt-cinq siècles, qui n’ont altéré ni sa beauté ni son intérêt pour nous.

Nous pourrions, à la lumière du discours de Périclès, penser que le système démocratique athénien avait atteint sa maturité et allait servir de modèle à d’autres sociétés pour les siècles à venir. N’alliait-il pas justice, liberté, civisme, respect de la diversité de chacun, à ce que Jacqueline de Romilly appelait « la douceur grecque, c’est-à-dire la bienveillance, la tolérance et le pardon » ?

Et pourtant, dès la fin du cinquième siècle, de nombreuses critiques furent formulées contre ce régime et la façon dont il était pratiqué à Athènes. De nombreux auteurs anciens ont ainsi souligné le danger d’une démocratie directe où chacun avait une voix égale au gouvernement alors que tous ne possédaient pas une égale compétence. Or la compétence, nous rappelle Jacqueline de Romilly, met bien en lumière l’importance de l’éducation qui à Athènes restait liée aux traditions aristocratiques et n’existait guère en dehors d’elles.

Thucydide note que l’exaltation du plus grand nombre paralysait ou entraînait les plus raisonnables – il montre comment cette situation fut désastreuse pour Athènes lors de l’expédition de Sicile en plein milieu de la guerre du Péloponnèse. « Il se trouve malheureusement, note Jacqueline de Romilly, que la démocratie, dans son principe, favorise la démagogie et encourage la flatterie. »

Dès la fin du cinquième siècle, et surtout au quatrième siècle, des remèdes sont ainsi proposés au fonctionnement de la démocratie, notamment par Platon, Isocrate et Aristote. Il est ainsi suggéré de ménager, à côté de la souveraineté populaire, une place prépondérante aux plus capables – opposer à l’égalité démocratique une répartition qui tiendrait compte des différences de condition et de mérite. Cette distinction, pensait-on, permettrait de remédier au manque de compétence et à la volatilité populaire, dont l’expérience avait révélé les dangers à Athènes.

Mais déjà une page s’était tournée, Aristote n’était pas athénien ; et il était précepteur d’Alexandre à la cour de Philippe de Macédoine, à une époque où Athènes avait perdu sa place politique exceptionnelle sur la scène du monde antique.

Le grand mérite de l’Athènes du cinquième siècle aura été, nous indique Jacqueline de Romilly, d’avoir essayé de penser son régime (démocratique) sous forme de principes, d’en apprécier les mérites, les inconvénients et les devoirs, d’en définir et d’en clarifier la nature. Ainsi, nous dit-elle, « les Athéniens de l’époque classique se sont donné le privilège de rejoindre l’universel ».

Cependant, elle nous fait part également d’une certaine amertume – (je cite) : « Mais on ne saurait pour autant soutenir que l’expérience a été heureuse et qu’elle a en tout bien tourné. À la grande époque des découvertes a succédé le règne des démagogues : les tromperies des ambitieux et les engouements déraisonnables du peuple ont ruiné la situation. Athènes, qui était si éprise de liberté, n’a pas été assez avisée pour respecter celle des autres ; elle a eu un empire ; et en se durcissant, celui-ci est devenu impopulaire ; elle a ainsi tout perdu. L’élan lui-même, qui entraînait les citoyens, a progressivement perdu de sa force […]. Et le fait est que dans la lutte contre Philippe (de Macédoine), l’élan démocratique n’entraine plus la cité. »

Je ne puis que m’associer à cette amertume en notant qu’à l’enthousiasme pour la démocratie d’un Périclès, a succédé une infinie série de déboires et d’erreurs qui ont été finalement fatals à l’expérience athénienne. Et à part quelques étincelles ponctuelles, il aura fallu à l’humanité plus de deux millénaires pour reconquérir les fondamentaux de la démocratie.

Et encore… comme nous le savons tous, ce mot ne recouvre pas nécessairement les mêmes réalités dans toutes les sociétés contemporaines, ni dans toutes les strates d’une société. Le combat de Périclès n’est pas fini en ce début du xxie siècle.

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L’épanouissement d’Athènes après les victoires dans les guerres médiques fut également marqué par l’invention de la tragédie. On estime qu’en un court laps de temps – quatre-vingts ans – près d’un millier de tragédies furent produites, dont une petite trentaine seulement nous sont conservées. Jacqueline de Romilly parle d’une « éclosion soudaine, brève, éblouissante ». Elle a fait de la tragédie athénienne une analyse remarquable dans plusieurs livres. Elle nous dit que « la puissance d’action des pièces grecques tenait à deux sources d’inspiration : le passé mythique et l’actualité politique. […] Ainsi, les personnages de la tragédie grecque venaient pratiquement tous d’un passé héroïsé, revêtus d’une certaine grandeur. Et cette grandeur venue de l’épopée – mythes de la guerre de Troie, malheurs d’Œdipe, exploits et malheurs d’Héraklès – restera à jamais attachée au genre tragique. Et les mythes sont devenus (dans la tragédie) l’objet d’œuvres littéraires insistant justement sur la cruauté et le scandale de ces crimes contre nature – un frère tue son frère, un fils son père, une mère ses enfants, un fils sa mère…. […] On comprend bien, ajoute Jacqueline de Romilly, le retentissement que peut prendre au plus profond de la sensibilité humaine l’évocation de tels malheurs ou de telles émotions. Et la tragédie grecque en tire une force qui n’appartient qu’à elle. »

Jacqueline de Romilly nous rappelle à propos des tragédies grecques que « (l’originalité des auteurs) ne se situait pas au niveau des événements, de l’action, du dénouement (d’ailleurs largement connus des spectateurs), mais au niveau de l’interprétation personnelle. Elle venait de ce que l’auteur mettait en lumière une émotion, une explication, une signification que l’on n’y avait pas lues avant lui ».

« L’épopée racontait : la tragédie montra », note Jacqueline de Romilly. « Dans la tragédie, en effet, tout est là, sous les yeux, réel, proche, immédiat. On y croit. On a peur. […] La tragédie tire sa force, par rapport à l’épopée, d’être ainsi tangible et terrible. »

« En fait, comme l’indique Jacqueline de Romilly, « la tragédie grecque porte toujours témoignage sur l’homme en général. […] La notion de limites inhérentes à la condition humaine est toujours présente. […] Il est (tout autant) vrai que la tragédie grecque ne cesse de désigner, par delà l’homme, des forces divines (et abstraites) qui décident de son sort et décident sans appel. […] Et le chœur ne manque pas de désigner à chaque instant l’action de ces forces surhumaines et la faiblesse de l’homme et la fragilité de sa condition. […] On comprend ainsi que les malheurs des héros tragiques puissent revêtir une portée terrifiante pour tous. »

Jacqueline de Romilly introduit cependant une nuance importante, en concluant : « Rien de ce qui arrive n’arrive sans le vouloir d’un dieu ; mais rien de ce qui arrive n’arrive sans que l’homme y participe et y soit engagé : le divin et l’humain se combinent, se recouvrent. »

Après vingt-sept ans terribles, la guerre du Péloponnèse se termine, Athènes est épuisée, son histoire est dans une impasse – comme l’est le genre de la tragédie des grands auteurs – « et, nous dit Jacqueline de Romilly, quand la tragédie grecque touche à sa fin, c’est aussi que l’élan religieux et national qui avait suscité ses grandes productions s’est lui-même ralenti, puis perdu ».

En 404, à la défaite d’Athènes, Eschyle avait disparu depuis cinquante ans, Euripide était mort depuis trois ans, Sophocle depuis deux ans. On joua encore certaines de leurs pièces qui n’avaient pas été achevées ou représentées… « et puis, ce fut tout », écrit amèrement Jacqueline de Romilly ; « La vie même de la tragédie (grecque) a cessé en même temps que cessait la grandeur d’Athènes. »

En épilogue, nous pouvons dire avec Jacqueline de Romilly que « la littérature tragique n’a cependant jamais cessé et continua et continue à reprendre les thèmes et héros des tragédies athéniennes. Si les pièces sur Phèdre, Iphigénie, Œdipe n’ont pas cessé de se succéder, il n’y a plus ni évocation mythologique ni chant de chœur. En revanche, les auteurs se servaient de ces personnages pour traiter des problèmes et passions qui occupaient leur époque – […] , scènes d’amour et analyse de passions au xviie siècle français, problèmes politiques, de la cité, de la guerre au xxe siècle […] et il semble bien que nous assistions de nos jours à une sorte de renouveau du mythe », conclut Jacqueline de Romilly.

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En 1984, Jacqueline de Romilly prend sa retraite au Collège de France, à l’âge de soixante-dix ans. C’est à peu près à cette période qu’elle commence à se tourner davantage vers un public plus large. « Mon combat pour l’enseignement, nous dit cette enseignante réputée, estimée et aimée, m’avait montré qu’on ne pouvait pas se contenter de défendre les études classiques en interne – il fallait s’adresser à l’opinion et faire en sorte que la Grèce classique soit présente dans la culture de notre temps, qui pense pouvoir, et surtout devoir, se passer de grec et de latin. »

Jacqueline de Romilly s’inscrit en faux contre l’idée que l’apprentissage des langues anciennes se fait au détriment des langues modernes. Elle nous dit que ses connaissances du grec et du latin ne l’ont pas empêchée de publier quatre livres aux États-Unis, qu’elle a écrits directement en anglais. Elle a souvent enseigné en anglais et exigeait de ses étudiants la connaissance de l’anglais et de l’allemand, indispensable, indique-t-elle, pour les recherches sur l’Antiquité. « Je crois vraiment, insiste-t-elle, que l’apprentissage des langues vivantes, s’accorde parfaitement avec une culture classique. »

Jacqueline de Romilly est consciente que (je cite) « dans une période de fort chômage que connaît notre société, il y a le désir tout à fait légitime de faire des études qui apportent directement des débouchés ». « Or, reconnaît-elle, les études classiques et la formation aux langues anciennes ne rapportent rien de façon directe. C’est là la difficulté, et en même temps l’explication, de la situation actuelle. »

« Mais, poursuit Jacqueline de Romilly, parce qu’on ne réfléchit pas assez à ce qu’est l’éducation, on ne se rend pas compte que le détour – faire du grec et du latin – est formateur et que, même pour l’exercice futur d’une profession, pour la réussite d’une carrière, le fait d’apprendre bien sa langue, de savoir s’exprimer, d’avoir à sa disposition des modèles d’idées et de raisonnements constitue une force et un atout considérables. »

En 1992, Jacqueline de Romilly crée avec quelques collègues, dont Marc Fumaroli, l’association « Sauvegarde des enseignements littéraires », une association qu’elle qualifie elle-même de « formation de combat et d’initiative, d’intervention, voire de pression ». Pendant de nombreuses années, Jacqueline de Romilly s’engage en effet dans ce combat avec la pugnacité que ses amis admirent en elle.

« L’objectif général poursuivi est de redonner, nous dit-elle, d’une part aux filières scientifiques du secondaire un contenu littéraire significatif et de restaurer d’autre part une filière littéraire forte, comprenant langues anciennes et enseignements scientifiques. »

J’aimerais m’associer ici, avec conviction, à la position qu’a défendue Jacqueline de Romilly. Un enseignement classique ne doit certes pas conduire tous les jeunes à lire Thucydide dans le texte, mais doit leur permettre de maintenir les liens intellectuels et moraux avec ces grandes civilisations qui nous ont montré la voie, et sur les interrogations et acquis desquelles nous avons bâti en grande partie notre propre progrès.

Dans son argumentaire pour la défense des études classiques, Jacqueline de Romilly regrette la préoccupation exclusive de ce qui est utile et rentable à court terme.

En exprimant là encore mon profond accord personnel avec cette position, j’aimerais l’étendre au contexte de la recherche scientifique, qui est souvent guettée par la même préoccupation du court terme. Je suis admiratif devant les progrès de la recherche scientifique appliquée. Mais je plaide fortement pour le maintien dans notre société d’une recherche scientifique fondamentale, mue par la seule curiosité. L’histoire des sciences est constellée de découvertes importantes obtenues à partir de questionnements purement intellectuels. Ironie de cette histoire, la plupart de ces découvertes ont mené à des applications importantes qui n’étaient a priori ni prévues ni même prévisibles.

Une société dans laquelle la recherche scientifique fondamentale, mue par la seule curiosité intellectuelle, ne serait plus soutenue perdrait son âme, tout comme une société qui ne donnerait plus à sa jeunesse un large accès aux langues et à la littérature classiques.

L’amour du grec et l’amour de l’enseignement ont été de grands moteurs de l’activité intellectuelle et humaine de Jacqueline de Romilly. Mais il y a un autre aspect qu’elle nous révèle dans l’un de ses livres, où elle nous dit : « J’aime passionnément comprendre, comprendre le plus possible, de tout, toujours.

»

« Je retrouve ce sentiment, poursuit-elle, intense et fécond, à la source de toutes les œuvres grecques ; il m’enchante, il me stimule. Et je crois bien qu’il est contagieux. »

Ainsi, à propos de Thucydide, elle pose la question : « Qu’a-t-il jamais fait d’autre que de chercher à comprendre ? Comprendre les causes de la guerre du Péloponnèse, les causes profondes, les causes occasionnelles, les causes avouées, les causes secrètes. Il cherche à comprendre la cause des causes. »

Et à la même époque où Thucydide cherchait à comprendre les causes des maladies de l’État, Hippocrate cherchait à comprendre celles des maladies du corps. Il en était de même des nombreux savants grecs bien connus de l’époque qui ont cherché à comprendre dans tous les domaines.

Toujours dans le contexte de « comprendre », je voudrais faire un clin d’œil admiratif à Thucydide pour un passage dans son récit de la guerre du Péloponnèse, passage auquel m’a rendu attentif récemment mon ami Michel Fougereau de Marseille. En effet, pendant les premières années de la guerre du Péloponnèse, la peste s’était déclarée à Athènes. Thucydide en a été affecté lui-même et en fit une description terrible. Il indique que « toute science humaine était inefficace ; en vain on multipliait les supplications dans les temples, en vain on avait recours aux oracles ou à de semblables pratiques, tout était inutile, et finalement on y renonça, vaincu par le fléau ». Mais quelques lignes plus loin, Thucydide note : « Ceux qui avaient échappé à la maladie se montraient les plus compatissants pour les mourants et les malades, car, connaissant déjà le mal, ils étaient en sécurité, les rechutes n’étaient pas mortelles. » Eh bien, avec un grand respect pour Thucydide, nous pouvons dire aujourd’hui que ce texte est en quelque sorte un acte fondateur de l’immunologie, domaine dont je me sens proche.

Il a malheureusement fallu à l’homme plus de vingt siècles pour comprendre les mécanismes qui sont responsables de ce que Thucydide appelait la « résistance de ceux qui avaient échappé à la maladie et qui se trouvaient ainsi protégés ».

Aujourd’hui ces mécanismes sont bien connus et la médecine y fait largement appel, notamment pour les vaccinations, sauvant des millions de vies humaines tous les ans.

Le désir, le besoin de comprendre est un lien entre toutes les disciplines réunies dans cet Institut. Et c’est le primum movens de la recherche littéraire comme de la recherche scientifique. Culture et Science, nous en sommes tous conscients ici, sont inséparables, et non seulement se complètent, mais se fertilisent mutuellement.

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À partir de l’âge de quatre-vingt-quatre ans, Jacqueline de Romilly perd progressivement la vue. Elle fait alors preuve d’un courage remarquable pour surmonter un évènement qui aurait pu l’anéantir dans une activité intellectuelle comme la sienne. Elle réussit à maintenir, entourée de quelques personnes motivées et dévouées, un rythme de publications soutenu : en effet, sur les quelque soixante ouvrages que Jacqueline de Romilly a publiés, un tiers l’ont été pendant ces années.

C’est à cette époque qu’elle se penche davantage sur les méandres de la personnalité humaine, par petites touches précises, sous la forme de fraîches et courtes nouvelles, intimistes souvent, aux titres chanteurs, tels Le Trésor des savoirs oubliés (1998), Laisse flotter le ruban (1999), Sous des dehors si calmes (2002), Les Roses de la solitude (2006), ou encore Le Sourire innombrable (2008). Au travers d’éléments souvent autobiographiques qu’elle met en scène, elle s’attache à débusquer les petits bonheurs quotidiens, la beauté, la gaîté, la sensualité ou encore la tendresse qui se cachent là où on ne les attend pas. Elle dévoile aussi les recoins parfois sombres de la psychologie de personnages qu’elle choisit d’animer dans de courtes histoires, dont certaines se situent autour de la montagne Sainte-Victoire qu’elle a tant aimée.

C’est du petit volume Sous des dehors si calmes, paru en 2002, que je voudrais extraire une citation qui m’a beaucoup touché. Ce volume se termine par un chapitre intitulé : « J’y vois encore », dans lequel Jacqueline de Romilly décrit les réflexions d’une personne âgée, qui est en train de perdre la vue. Elle lui fait dire ces phrases qui ne peuvent que refléter ses propres expériences – je cite : « Ce que je tiens pour un miracle – c’est que, en y voyant “encore”, je découvre des merveilles que nul ne peut soupçonner […]. Les choses autour de moi s’enveloppent de flou ; elles deviennent distantes, se fondent dans une harmonie qui aussitôt me bouleverse. Les choses n’ont plus la précision blessante qu’elles ont pour un regard normal et à laquelle j’étais habituée ; elles s’éloignent, s’atténuent, s’adoucissent. […] Un léger frémissement fait se rapprocher et se mêler les couleurs et leur confère par là une sorte d’irréalité, qui n’est accordée qu’à moi […]. Le flou de ma vision renforce ces sensations diverses ; je me sens soulevée, prise, comprise. Et aussi tellement sereine. »

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J’en arrive à la fin de mon exposé. Pénétrer dans l’univers de Jacqueline de Romilly, même tardivement, a été pour moi un privilège et un réel bonheur. J’ai compris au fil de mes lectures la signification qu’elle mettait dans ces mots qui reviennent si souvent dans ses magnifiques textes : douceur, liberté, espérance, beauté, émerveillement, sens civique, respect des valeurs immuables, gaîté… Pour lui emprunter une des expressions qu’elle utilise souvent à propos des Grecs, je dirai de l’œuvre de Jacqueline de Romilly qu’elle rejoint l’Universel.

Mais c’est à Jacqueline de Romilly que je réserve la dernière phrase de mon exposé. Je la cite : « Ces textes (grecs), je puis le dire, je les ai aimés, ils m’ont tenu compagnie et ils ont vraiment éclairé quotidiennement mon existence, je leur suis reconnaissante et je voudrais que chacun – notamment les jeunes – puisse les découvrir et recevoir d’eux tout ce qu’ils ont à donner. Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait d’abord dans ce but là. »

Je vous remercie pour votre aimable attention.


Références : les citations des écrits de Jacqueline de Romilly dans cette lecture proviennent des livres suivants : Jacqueline de Romilly, Jeanne, Le Livre de Poche, Éditions de Fallois, 2011 ; Jacqueline de Romilly et Alexandre Grandazzi, Une Certaine Idée de la Grèce, Entretiens, Éditions de Fallois, 2003 ; Jacqueline de Romilly, Hector, Éditions de Fallois, 1997 ; Jacqueline de Romilly, Problèmes de la Démocratie grecque, Éditions Hermann, 1975 ; Jacqueline de Romilly, La tragédie grecque, Presses universitaires de France 1970 ; Jacqueline de Romilly, Sous des dehors si calmes, Éditions de Fallois, 2002.


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