Books, scriptural memories disappearing into mountains of paper scrap. Prolegomena of a new economy.

On ne le sait pas, mais au total ce sont près de 100 millions de livres qui sont broyés chaque année avant d’être transformés en pâte à carton. Promenade dans l’univers impitoyable du pilon.


Lu dans la presse: Marianne/ Bruno Deniel-Laurent

«Mort au pilon ! Les livres invendus libérons !» Nous sommes en Belgique wallonne, en septembre 2009 : un collectif – regroupé autour de la Maison de la poésie d’Amay et les éditeurs indépendants Maelström et La Cinquième Couche – entreprend de déclarer la guerre au pilon des livres. Refusant catégoriquement d’envoyer leurs invendus dans les bennes de l’industrie du recyclage, ils choisissent de proposer pendant une semaine leurs livres à prix libre, laissant aux acheteurs la possibilité de déposer quelques euros dans des tirelires colorées.

Olécio partenaire de Wukali

Agrémentée de performances théâtrales, l’opération «Mort au pilon !» s’effectue sous le patronage posthume de Roland Topor, qui écrivait déjà que «pilonner les livres est aussi barbare que les brûler, mais provoque moins d’indignation». L’initiative est un succès : 10 000 livres sont «libérés» dès la première année, et elle se poursuit depuis de façon plus ou moins régulière, désormais soutenue par une dizaine d’éditeurs belges.

En France aussi, l’on trouve des «sauveurs» de livres : en 2007, le «poète-performer» THTH – fondateur du très parisien Syndicat du hype – entreprend ainsi de récupérer les 245 derniers exemplaires de Résidence, roman publié par son frère, Jean-Pierre Théolier, chez Calmann-Lévy et promis aux lames effilées du pilon. Cette «exposition-don», nommée «La dernière palette», permettra aux curieux de repartir avec un exemplaire du livre, négocié à 2 € pièce par THTH auprès de l’éditeur.

Bibliothèques sans frontières, une association créée en 2007 à l’initiative de l’historien Patrick Weil, se donne également pour but de récupérer auprès des éditeurs (mais aussi des bibliothèques, des librairies et des particuliers) des livres plus ou moins neufs qui, sans cela, risqueraient fort de se retrouver dans les ateliers de broyage. Cinq mille livres par semaine, soit près de 250 000 par an, alimentent ainsi un stock perpétuellement mouvant d’ouvrages qui, sous certaines conditions très encadrées, pourront nourrir la filière du don vers les bibliothèques francophones d’Afrique ou d’Haïti.

Mais 250 000 livres épargnés, c’est une goutte d’eau dans l’océan des quelque 100 millions d’ouvrages pilonnés en moyenne chaque année en France. Si l’ampleur du processus industriel est gigantesque – c’est un cinquième de la production éditoriale qui est ainsi écrasé -, les éditeurs et les distributeurs n’aiment guère communiquer sur ces gâchis de matière, sinon pour vanter ici ou là le caractère «écologique» des politiques de recyclage. Très peu de gens, surtout, connaissent la réalité concrète du pilon.

Le cimetière des livres

Le site de l’entreprise Interseroh de Vigneux-sur-Seine, désormais encerclé par des zones pavillonnaires cossues, a longtemps été l’un des principaux centres de pilonnage de France. En septembre 2009, après quelques mois de négociation, la direction de l’entreprise autorise notre petite équipe cinématographique à filmer ses activités industrielles, principalement dédiées à la digestion des rebuts d’édition.

Le cimetière des livres, on l’imagine, est un lieu cinégénique : entouré par une haute clôture – dont la fonction est moins d’interdire l’entrée aux intrus que d’empêcher la migration des fragments de papier vers les lotissements environnants – et cerclé de monticules géométriques et de collines de magazines, le pilon proprement dit est une déchiqueteuse géante qui impose tout au long de la journée un fracas abrutissant, obligeant les ouvriers à communiquer par signes.

Au cœur de l’atelier trône une sorte de chenille impotente constituée d’une langue annelée – un tapis roulant – sur laquelle les camions-bennes déversent leurs flots de livres, d’un cylindre aiguisé qui déchiquette et désolidarise les pages, d’un estomac qui agglomère entre elles les diverses particules, et d’un anus métallique expulsant sans discontinuer des cubes compacts de papier qui seront ensuite acheminés vers des ateliers de papeterie puis défibrés, blanchis, séchés, mis en bobines, et enfin transformés en matières cartonnées. C’est ainsi que le roman d’hier devient le tract publicitaire d’aujourd’hui et le cornet à frites de demain.

Le plus fascinant réside dans les collisions aléatoires : ici, chaque livre, qu’il s’agisse d’un thriller à succès, du Grand Livre des bambous ou d’une Bible protestante, est jeté à terre, piétiné et charrié.

Rien ne doit échapper au concassage : l’ouvrier qui souhaiterait sauver un livre sait qu’il s’exposerait à une sanction disciplinaire. Les agglomérats de papier compressé, qui restent parfois entassés à l’air libre pendant des semaines, mêlent les fragments les plus hétéroclites : ainsi, au hasard des blocs se trouveront réunis une trace de Guillaume Musso, une rognure de Bruno Roger-Petit, deux débris de Paul-Eric Blanrue, des morceaux de chèque bancaire, des restes de procès-verbal…

Le pilon s’occupe aussi des destructions confidentielles : archives administratives, dossiers judiciaires classés ou pièces comptables y sont finement hachés, à l’abri des regards indiscrets. Insoutenable dans sa brutalité industrielle, le pilon est aussi un lieu d’une émouvante poésie, le territoire de toutes les métamorphoses, une installation sans cesse renouvelée ; il est surtout l’endroit où la littérature dévoile sa face la plus prosaïquement économique : le livre y est dépouillé de tout égard, dégradé au rang de déchet, renvoyé aux dérisoires limites de son poids et de sa matière.

Illusions perdues

Il est difficile de ne pas ressentir un certain vertige face à une telle marée de matière sacrifiée. Mais on sait que le pilon a une légitime fonction de digestion : car que faire des ouvrages cornés, défraîchis, souillés par les manipulations ? Quel autre usage offrir aux calendriers, aux cahiers de vacances périmés, aux ouvrages d’actualité tiède ? Et qui aurait l’idée saugrenue de commander aujourd’hui le livre d’Alain Duhamel sur la précampagne présidentielle de 2007 ?

Mais si le pilon fonctionne à plein, et s’il se nourrit aussi de livres qui sortent à peine des ateliers d’imprimerie, c’est qu’à l’inflation éditoriale s’ajoute hélas le raccourcissement des durées de commercialisation. On sait que près de 700 romans sortiront en septembre, tirés à quelque 2 000 exemplaires chacun ; ceux-là n’auront guère plus d’un trimestre, , pour emporter la conviction des lecteurs : le pilon, nous pouvons en être sûrs, saura se régaler des illusions perdues.

Peu d’éditeurs aiment l’avouer, mais il est difficile à un roman qui n’a plus de «mouvements» – et cela peut venir très vite – d’échapper au pilon. Souvent, le pilon est seulement partiel : une partie du stock est détruite, quelques mois après sa sortie, afin de faire de la place à de nouveaux arrivants. Mais parfois le pilon est total : l’auteur n’a alors d’autre choix que d’acheter tout ou partie des exemplaires restants, ou d’accepter sa mise définitive hors du marché. A condition, bien sûr, qu’il soit prévenu par l’éditeur, ce qui est loin d’être toujours le cas.

Le pilon a certes un rôle nécessaire, mais il est donc aussi la variable d’ajustement des politiques de surproduction dont il peut encourager les excès.

Car le pilonnage massif d’un ouvrage n’est pas forcément la sanction de l’échec : le surtirage peut en effet être une stratégie commerciale ponctuellement efficace, un éditeur pouvant choisir d’inonder les librairies avec des piles volumineuses à seule fin d’occuper la plus grande surface possible et maximiser les ventes.

Grâce aux économies d’échelle qui font baisser le coût marginal de l’impression, l’éditeur peut même réaliser un profit notable, se débarrassant ensuite des invendus qui n’auront été là que pour assurer un rôle de figuration.

Peu d’éditeurs, évidemment, peuvent se permettre de telles mises en place, et la plupart optent pour des solutions raisonnées mais qui cumulées les unes aux autres aboutissent à ce chiffre dantesque de 100 millions d’ouvrages déchiquetés.

Étrange soulagement

Alors évidemment, face à une telle débauche, et en attendant que la révolution numérique vienne imposer de nouvelles habitudes de lecture, certains veulent généraliser la pratique du don, en particulier à destination des pays «pauvres», où l’accès aux livres reste particulièrement difficile ; mais Jérémy Lachal, directeur de Bibliothèques sans frontières, nous rappelle qu’une telle politique peut avoir des effets pernicieux : l’envoi de livres gratuits vers l’Afrique ou Haïti, mais aussi en France, représente en effet une concurrence déloyale menaçant sérieusement la pérennité des éditeurs locaux.

Et, derrière l’intention philanthropique, certains pourraient tenter d’y lire une torve volonté d’imposer une vision occidentalo-centrée à des pays habités par une autre vision du monde. C’est d’ailleurs le thème d’une nouvelle (inédite) de l’écrivain Jean-Pierre Ostende : il y raconte le destin d’un pilonneur qui sauve en catimini des livres qu’il expédie vers l’Afrique : ça commence par l’Arrêt de mort de Blanchot, puis il continue avec les Syllogismes de l’amertume de Cioran, Cap au pire de Beckett et la Dépossession de Jacques Borel, jusqu’à ce que son patron lui demande d’arrêter, lui reprochant moins de saboter l’industrie du pilon que de vouloir désespérer le continent africain.

Il faut reconnaître qu’une visite dans les ateliers du pilon, loin de toujours nous effrayer, aurait parfois tendance à nous procurer un étrange sentiment de soulagement. Combien d’inutiles verbiages trouvent dans la broyeuse la seule sanction possible… Et l’on se dit aussi qu’il est sans doute des best-sellers que personne, et surtout pas les plus nécessiteux, ne mérite de lire. Oserons-nous écrire que pour certaines œuvres le broyage peut être l’autre nom de la charité ?


C’est quoi le problème ?

Nombre de livres imprimés chaque année en France

environ 500 millions.

Nombre de livres pilonnés chaque année en France

environ 100 millions.

Entreprise leader sur le marché du recyclage du papier

Paprec.

Le pilon concerne trois types de livres

Livre défectueux :

livre présentant un défaut de fabrication.

Livre défraîchi :

livre revenant invendu des librairies ou des salons.

Livre en surplus de stock :

livre neuf stocké chez un distributeur et dont les perspectives de vente sont nulles.


On achève bien les livres: une chorégraphie exterminatrice

Les paroles s’envolent, les écrits restent ? Voire. On peut même avancer l’inverse : les enregistrements numériques et leur stockage sur la Toile où plus rien ne s’efface font à présent accéder les voix à une forme d’éternité. Les écrits, en revanche, n’ont pas cette opportunité. Du moins sur leur support traditionnel, le papier, matière fragile vouée aux avanies des flammes, de l’eau ou de la destruction concertée.

Le film compact (dix-huit minutes) que Bruno Deniel-Laurent consacre au pilon, où 100 millions de volumes sur les 500 millions mis en circulation chaque année en France viennent finir leur existence, tient plus de l’exercice plastique que du documentaire. Pas de commentaire (le seul langage utilisé par les ouvriers, bruit des machines oblige, est celui des signes). Tout au plus les spectateurs apprendront, sur une ligne au détour du générique de fin, le nom du lieu où se situe cette arme sophistiquée de destruction massive.

Il y a deux modes d’appréhension de cet objet singulier. Se laisser hypnotiser, au rythme d’un montage délié comme une chorégraphie par des images somptueuses, en noir et blanc dans le bruit, en couleurs dans les plages de silence. On se retrouve alors comme un promeneur dans un parc du XVIIIe siècle, où la fausse ruine constitue l’élément clé du décor. Ici transformée en totems de papier conçus par un artiste contemporain qui fait son miel des déchets de la consommation.

L’autre est autrement plus violent. Toutes proportions gardées – il s’agit là de matière inerte – on peut y voir à l’œuvre un processus rationnel d’extermination que le siècle précédent a porté à son apogée : l’abattoir ou le camp d’extermination. Le noir et blanc alors utilisé a une parenté criante, lorsqu’une pelleteuse pousse une montagne de bouquins dans la gueule de la machine à broyer, avec cette séquence de Nuit et brouillard, quand un engin de même acabit charrie une moisson de corps décharnés dans une fosse de chaux vive.

On achève bien les livres, un essai cinématographique de Bruno Deniel-Laurent, produit par Hélène Badinter, Ladybirds Films. Informations : onachevebienleslivres.blogspot.fr

Bruno Deniel-Laurent


ÉCOUTER VOIR

Toute la mémoire du monde. Alain Resnais. 1956. Les Films de la Pléïade. Musique Maurice Jarre


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