A weird and eery regard


Il n’est de meilleur regard sur l’oeuvre d’un artiste que celui d’un autre. Cyril Rouge commente le travail de la photographe Mylène Blanc, un univers poétique emprunt de mystère.

André Nitschke.
Chroniqueur en chef de www.wukali.com


Si le loup n’y est pas… Le titre de cette suite photographique est d’une comptine ou d’une chansonnette, revenue du temps des jeux secrets.

Olécio partenaire de Wukali

De l’enfance, les images de Mylène Blanc ont ce regard sous lequel les choses comme les êtres sont dotées d’âmes ; ce regard qui embrase pour le comprendre un monde caché, inventé avec des bouts de ficelle et des bouts de papier, des brindilles et des cailloux, autant d’intercesseurs dérisoires. Ce regard est peut-être celui, cruel, des petites filles modèles. Lorsqu’il s’exerce, il suscite des pattes de poulets coupées, des poissons plantés sur des pics, un dos percé des cornes, un corps crachant la plante parasite qui le pollue, un ventre plein de plumes de poulet.

Il n’est pas question de faire mal en opérant ces collages monstrueux. Tout se joue, car c’est bien de jeu dont il s’agit, dans une candeur presque effrayante, le temps d’un cri de chouette.

Dans chaque photographie, une inquiétude court. Elle est d’une animalité. L’hiver est un long mammifère à poils blanc, long comme un serpent, angora comme le chat de la petite voisine. Il augmente l’espace entre la terre et les astres pour mieux boire les rayons du soleil. Il les absorbe en griffures glaçantes.

Et ce tas de terre sur le carrelage, qui gratte la rétine… La démangeaison devient celle d’un secret. Présence incongrue, venue là on ne sait comment ni par quelle volonté, et pour signifier quoi ? Qui est donc cette taupe invisible, sinon le souvenir d’un autre sol, plus profond, recouvert par le bâti, ses dalles en béton, ses carreaux émaillés parfaitement jointés ? Un sol commun affleure, plus profond, fondant la présence de ceux qui le foulent sans plus le voir.

Un petit amas de terre qui dirait, moins le travail du mammifère fouisseur, l’essence des rassemblements humains, ainsi qu’un cairn, amoncellement de pierre laissé derrière soi pour signifier son passage à ceux d’après en les rassemblant autour d’une absence de même intelligence et de même croyance qu’eux.

Il faut le courage des petites filles – cette insouciance – pour déterrer ce que l’on voulait trop enfouir.

La plupart des photographies constituant cette série ont été prises à l’intérieur, dans le séjour d’une demeure en milieu rural. D’autres viennent du dehors, mais le tapis de feuilles rappelle celui d’un salon, et le bleu du ciel prend un blanc de chaux. Aucune de ces images n’est d’une extériorité. Elles sont toutes « du dedans », d’un monde intérieur révélé, contaminant les apparences, la surface des choses, en tissant des liens insolites, en séparant les évidences trop bien ficelées.

Au nombre des petits objets magiques, j’isolerai la brindille servant de poignée au masque de goupil. C’est une baguette de sourcier, l’attribut d’un don ancestral. C’est l’outil des trouveurs de sources, de ceux qui révèlent les circulations souterraines. Associée à la figure du renard, symbole de la ruse populaire, la baguette fait jaillir un esprit, substituant au visage attendu un très archaïque masque. Mémé Lulu est une sorcière. Elle sait invoquer les esprits animaux. Dans ses pensées court le roux du maître des fourrés.

Ce passage du visage au masque ouvre sur l’envers du portrait. Où, d’ordinaire, on ramène tout à la Sainte Face (archétype de la visagéité), Mylène convoque une créature surgie de la forêt et des songes.

Le secret de famille ne se laisse pas déterrer sans peine. Il dit son existence, la trahit en signes multiples, en constructions symboliques. C’est un puzzle dont bien des pièces manquent.

Plus qu’un fait, plus qu’une image se substituant à une autre, c’est une circulation qui est suggérée : où l’on pourra aller et venir, si le loup n’y est pas.

Cette attention à ne pas décrire, pas plus qu’à illustrer, est ce qui sauve l’ensemble du « petit théâtre oedipien ». Même si ce sont justement, les parents, qui prêtent leurs corps à l’expérience, devenus complices d’un amusement dangereux dont le sens ne peut pas complètement leur échapper puisqu’il révèle en profondeur ce qui habite leurs corps comme leurs maisons.

La photographie, dans l’imaginaire et la symbolique qui sous-tendent son usage, est une opération merveilleuse. Du temps de l’image « argentique », ne parlait-on pas de «révélation» ? Et la chambre était « noire », comme une magie.

Vera Icona ou image vraie, miroir sans inversion, reflet juste de la vie, et possible entrée vers une meilleure compréhension du réel, la photographie sait aussi être une porte vers l’autre monde, celui des morts et des esprits. Celui des vérités occultées.

Qu’est qu’un sorcier ? Le mot dérive de sourcier. Un trouveur de flux souterrains. Un manipulateur d’affects. Qu’est qu’un chaman? Un chaman est un être capable de recouvrer les objets perdus, d’entrer en relation avec le monde des esprits, de lire les songes, de prédire l’avenir.

Ces photographies sont d’un chamanisme – un peu de pacotille certes, et qui s’avoue comme tel – c’est là sa touche d’humour. Mylène Blanc est une sourcière. Plus que les eaux souterraines, elle sait aussi trouver le chemin de leurs tarissements. Elle met en scène avec les siens la résurgence d’un monde jusqu’alors recouvert par sa terre même, celui de la paysannerie. Elle convoque des objets qui avant d’être bêtes comme chou savaient guérir des plaies.

Davantage que des images, ces photographies sont des « Imago », représentations imaginaires plus ou moins conscientes qu’une personne se fait d’elle-même et de ses parents. « Imago » déjouée pourtant, dont on s’amuse, en collages enfantins. Le ventre de la « mère poule » se couvre de plumes de poulet. Cela n’a rien d’une blague, il s’agit d’un coup de vaudou.

Le talent de Mylène revient à réactiver du lien, impliquant tous les siens en quête de leurs origines et de leur identité, à la recherche de ce qui fonde de manière essentielle leur présence sur cette terre, à plus d’une raison « la leur ». Tout cela avec une sorte d’espièglerie désarmante, une candeur envoûtante, servies par une maîtrise du « médium » – la photographie.

Cyril Rouge

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