A thief in love with his stolen Rembrandt
La réalité dépasse bien souvent la fiction et n’en est alors que plus intéressante. Le fait divers que relate Le Monde n’en est que plus fort, le vol d’un Rembrandt dans un petit musée de province et le compagnonnage pendant quinze ans entre le tableau et son cambrioleur, la déprime du voleur fou amoureux de l’oeuvre, et l’escroquerie à l’assurance par des montes- en-l’air eux carrément malhonnêtes et de surcroit de petite envergure. Une histoire à donner des idées à des scénaristes astucieux !
L’histoire de l’art nous a habitué à connaître de pareilles mésaventures pour des chefs d’oeuvre de l’art et l’on a en mémoire le vol de la Joconde en 1911 pour lequel Guillaume Apollinaire fut un temps injustement accusé, jusqu’à ce l’on retrouve deux ans plus tard le véritable auteur, un maçon italien qui l’avait l’avait dérobée et cachée sous le matelas de son lit !
P-A L
Lu dans la presse/ Le MONDE.
Après quinze ans de silence, Patrick Vialaneix a décidé de se rendre. Le 19 mars, il a raconté son histoire à un avocat de Marmande (Lot-et-Garonne), qui n’a pas voulu le croire. Patrick lui a montré les photos, et l’avocat a dû admettre qu’il disait vrai. Les gendarmes, à leur tour, se sont montrés sceptiques. Pendant six heures, Patrick leur a conté sa vie. Jusqu’à minuit. Ils ont fini par se rendre à l’évidence.
Patrick est ensuite retourné voir son psychiatre pour lui révéler ce qu’il a toujours tu : la cause profonde de ses angoisses. En 1999, il a volé un tableau de Rembrandt au musée de Draguignan (Var). Pendant quinze ans, il a vécu avec la toile cachée sous son lit, puis dans une armoire. Il n’en a jamais parlé à personne, ni à sa femme ni à ses deux fils. Ni à son psy. Le médecin a aussitôt mis un terme à son traitement.
Patrick nous reçoit dans sa maison, au cœur de la forêt des Landes. Un intérieur modeste, où seule l’affiche d’une eau-forte de Rembrandt trahit sa passion pour le maître du clair-obscur. Des autocollants de Noël ornent la porte de la chambre à coucher. C’est dans cette pièce, au fond du placard, enroulée dans une couverture pourpre et du papier bulle, protégée par une housse de costume, qu’il a conservé la toile du maître hollandais, jusqu’à ce que la police mette la main dessus, en mars dernier.
Nous nous installons dans le jardin. Des cris de paons retentissent entre pins et peupliers. Son fils aîné Robin, « comme Robin des bois », joue au foot dans l’herbe. Patrick a 42 ans et le bonheur fébrile. Il pense au Rembrandt. Ses yeux se plissent et s’embuent. Il l’appelle « l’enfant ». « J’étais son gardien et son otage. » Il hésite. « Ça fait un vide. Dans tout. Je suis libéré d’un poids. Mais cette présence, plus grande qu’une voiture, plus grande qu’une maison, a disparu. J’ai perdu quelque chose de précieux. Et j’ai perdu quinze ans. Ça va être dur à comprendre… »
«C’était comme un miroir»
Patrick a 13 ans. En cet après-midi d’automne 1983, son équipe de foot de Saint-Raphaël vient d’affronter les jeunes de Draguignan. Après le chocolat chaud, sa mère, artiste peintre au talent discret, l’emmène au musée municipal. Dans la deuxième salle, entre un Champaigne et un Renoir, il s’arrête devant une toile, une saisie révolutionnaire qui constitue le joyau du musée : L’enfant à la bulle de savon. Joufflu, les lèvres ourlées, coiffé d’un béret oblique, l’enfant surgit de la pénombre et plante son regard mélancolique dans le sien.
« Quelque chose s’est passé avec l’enfant, dit-il. C’était comme un miroir. Il n’est pas heureux, le gamin à la bulle de savon ». Au fil des années, il retourne voir la toile à plusieurs reprises, dans « des moments de peine », se documente sur le peintre, se passionne pour sa vie. En 1999, cette relation secrète tourne au désir ardent. « Je me suis dit : « je le veux. » » Patrick a alors 28 ans et travaille comme technicien dans le domaine des alarmes. Au début de l’été, il profite d’une visite au musée pour en étudier le dispositif de sécurité.
Le soir du 13 juillet, veille de fête nationale, il retourne au musée dans l’intention de s’y laisser enfermer. Il a repéré une grande armoire normande en dépôt, non loin de l’entrée. Profitant d’un moment de solitude, il s’y glisse, se hisse sur l’étagère du milieu, s’allonge et referme la porte. L’étagère bascule. Il se retrouve tête en bas, genoux aux oreilles, « en position fœtale ». Il lui reste cinq heures à tenir, dans une chaleur étouffante. Un trou de termite lui permet de respirer tout en gardant un œil sur l’extérieur.
A la fermeture du musée, vers 19 heures, le conservateur monte passer des coups de fil dans son bureau. Deux heures plus tard, Patrick l’entend descendre l’escalier en chantant La Marseillaise. Au loin, la fanfare répète l’hymne national. Patrick quitte sa planque, se dirige vers le grand portail de bois à l’arrière du musée, ôte les deux traverses encastrées dans le mur pour préparer sa fuite, et attend. La parade des hélicoptères, prévue à 22 heures, doit couvrir la suite des opérations.
A l’aide d’un marteau de tapissier, il crée une brèche dans la vitre blindée qui protège l’accès à la première salle, passe le bras, et l’ouvre. Lors de sa précédente visite, il a pu mesurer la fréquence du détecteur de mouvements : il a deux secondes pour traverser la pièce. Il prend son élan et atteint la salle suivante. Dans le noir complet, il tâtonne jusqu’à « son » tableau, le deuxième sur sa gauche, et le décroche. L’alarme retentit. Il sort par le grand portail de bois, pose le Rembrandt emballé dans un sac poubelle sur la banquette arrière de sa voiture, et rentre chez lui.
Un «selfie» avec Rembrandt
Le cri d’un paon traverse l’air brûlant du jardin.« Attends je vais te montrer». Patrick se lève et revient avec une enveloppe, dont il sort deux Polaroïd. Le premier cliché immortalise le Rembrandt, posé sur un bureau. Le second est ce qu’on appelle aujourd’hui un« selfie» : Patrick, jeune, les cheveux teints en blond, pose devant la toile, hilare. «J’ai le sourire que je n’ai jamais eu, dit-il. Quand je suis arrivé chez moi, il y eut un moment d’euphorie. J’ai poussé un cri. J’ai pris des photos. On se sent surhomme.»
Vers 3 heures du matin, l’exaltation retombe brusquement. «J’ai commencé à avoir la trouille, je me suis dit que ce n’était pas possible». Patrick s’assoit sur son lit, pose le tableau sur son bureau et attend qu’on vienne l’arrêter, les yeux plongés dans le regard de l’enfant. Un face à face intense et anxiogène, qui durera près de quinze ans. «J’ai eu l’impression de renaître quand j’ai eu ce tableau en main. Mais il m’a consommé petit à petit…».
Le vol du musée de Draguignan fait la une de la presse régionale. Patrick comprend que sa vie ne sera plus jamais la même. Il emballe le tableau et le glisse sous son lit. Quelques mois plus tard, il rencontre Christelle, sa future épouse. Il a fallu que je le vire pour faire place à ma femme. La toile mesure 50 centimètres sur 60. Il la range dans une vieille commode sans fond. « mais elle était serrée contre le crépi, çà n’allait pas« . Il propose à Christelle de déménager.
Le tableau a commencé à prendre le contrôle de ma vie. Je me sentais responsable. Je n’avais pas le droit de lui faire du mal. S’ensuivront trois autres déménagements, tous guidés par le bien-être de la toile. Une première maison à Grasse sera cambriolée : « La peur de ma vie ». Les malfrats n’ont pris que la hi-fi. « C’est le début d’une longue paranoïa. J’ai arrêté de travailler. J’avais peur de le laisser seul. Je le sortais de plus en plus souvent de sa cache pour le faire respirer. C’est important pour les pigments. C’était presque vivant ».
La maison des termites
Quand il se retrouve seul à la maison, Patrick sort le cadre de sa housse, le pose sur le chevalet et passe des heures à contempler les variations de lumière sur les tonalités terreuses de la toile. « Je prenais du plaisir comme avec un bon sauternes. J’ai peur de passer pour un con, mais je luis parlais. Ça me réconfortait de savoir que Rembrandt avait eu une vie difficile, pire que la mienne. Il était mon confident. »
Cet « enfant », dont il dit qu’il qu’il lui ressemble, il est persuadé qu’il s’agit de Titus, le seul fils du peintre à être parvenu à l’âge adulte. Mais il convainc sa femme qu’il s’agit d’un portrait de son père défunt, dont il n’a pas fait le deuil. Elle n’y touchera jamais.
Traumatisé par le cambriolage, Patrick persuade son épouse de déménager une nouvelle fois : ce sera « la maison des termites« . « Elle en était infestée, un cauchemar, je n’osais plus sortir le tableau de sa housse. Ma dépression s’est accentuée. C’est là que j’ai commencé à consulter. » Nouveau déménagement un an plus tard, pour une autre bâtisse maudite : « la maison humide », sur les bords de la Garonne. « Les clous ont changé de couleur. L’oxydation arrivait. J’ai commencé à me battre contre le temps. »
En 2006, la famille déménage à nouveau pour atterrir dans les Landes. La crainte des incendies remplace le travail de l’humidité. Patrick tombe gravement malade. Alors qu’il commence à songer à se débarrasser de la toile, il croise par hasard un ami d’enfance, un certain Toni, qui a des « connexions »dans le monde des affaires. Patrick se confie. Il a entendu que les assurances donnaient des primes pour récupérer les oeuvres volées. « Je voulais le rendre, et si je pouvais toucher un petit quelque chose...» Toni lui dit qu’il peut le mettre en contact avec des assureurs. Le 14 mars, une rencontre est organisée à Nice.
Patrick se présente au rendez-vous, la toile sous le bras. Un chèque de 40 000 euros l’attend sur le bureau. Le tableau est alors estimé à 4 millions d’euros. Mais quelque chose cloche. « Des petits détails, çà n’allait pas. Ils m’ont servi du jus de fruit dans un verre à Bourgogne. Et puis l’assureur, je n’ai pas eu confiance du tout, il avait un côté Arnaud Montebourg. » Patrick se résout tout de m^me à abandonner le Rembrandt, prend le chèque et rentre chez lui. « J’étais pas fier.»
Le 19 mars, il apprend par la presse que les deux hommes déjà connus pour des faits de petite délinquance, ont été interpellés à Nice par l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels tandis qu’il s’apprêtaient à revendre le tableau. Patrick appelé sa femme et lui raconte la face cachée des quinze dernières années de sa vie. Elle fond en larmes. Il cherche un avocat dans les « Pages jaunes » et prépare son sac, il est persuadé de passe la nuit en prison. Aux gendarmes, il apportera le chèque qu’il n’a pas encaissé. Aucune charge ne sera retenue contre lui. Le délai de prescription est passé. Patrick rêve aujourd’hui d’être gardien de musée.
Soren Seelow.
Photographie Rodolphe Escher
Vrai Rembrandt ou pâle imitation ?
Propriété du comte de Tourves, qui l’exposait dans son château de Valbelle (Alpes-Maritimes), L’enfant à la bulle de savon a fait l’objet d’une saisie révolutionnaire en 1794 pour intégrer le musée de Draguignan, l’un des plus anciens de France. Joyau de l’établissement, le tableau, attribué à Rembrandt, a été estimé à 20 millions de francs (environ 4 millions d’euros) l’année du vol.
Depuis que la toile a été retrouvée par la police judiciaire de Nice, plusieurs experts ont fait part de leurs doutes quant à son authenticité, y voyant la main d’un élève ou d’un imitateur. Jeannine Bussières, conservatrice du musée, rappelle que la toile est considérée comme un Rembrandt depuis son acquisition. Pour répondre au regain de curiosité suscité par son destin hors du commun, le tableau sera exposé « très prochainement »avant d’être expertisé.