A brilliant analysis of the previous days just before the starting of the First World War


Laurent Joffrin signe dans Le Nouvel Observateur, une remarquable synthèse des jours qui ont précédé le déclenchement de la Première Guerre Mondiale. Une course vertigineuse vers l’abîme, comme un film muet en noir et blanc saccadé, dans l’absurdité des passions, des confusions et des aveuglements.

P-A L


Lu dans la presse

Olécio partenaire de Wukali

28 juin 1914 : un assassinat, et un mois plus tard, la guerre

Par Laurent Joffrin


Il s’est écoulé un mois entre l’assassinat de François-Ferdinand à Sarajevo et la déclaration de guerre de l’Autriche-Hongrie à la Serbie. Voici comment un complot obscur a débouché sur le suicide d’une civilisation.

1 Dimanche 28 juin 1914 : un incroyable hasard

La guerre n’aura pas lieu : l’attentat de Sarajevo vient d’échouer. Nedeljko Cabrinovic a bien jeté sa bombe sur le coupé Gräf & Stift décapotable qui transportait l’archiduc François-Ferdinand et sa femme Sophie Chotek. Mais le sort est contre lui.

Le cortège suivait la berge de la rivière Miljacka sous le soleil de juin, acclamé par la foule massée le long du quai Appel. L’archiduc et son épouse pouvaient voir les minarets dressés sur le ciel bleu, les petites boutiques du bazar et leurs auvents de bois, les balcons de Sarajevo pavoisés aux couleurs de l’Empire austro-hongrois, les pentes des montagnes dominant la ville où s’étagent les grosses maisons bourgeoises et les cimetières de marbre blanc qui brillent dans la lumière.

Avec son casque à plume d’autruche, assis droit dans sa voiture découverte, François-Ferdinand est une cible facile. Mais, quand le chauffeur voit la bombe voler vers lui, il accélère. L’engin rebondit sur la capote repliée, roule sur la chaussée et explose sous la voiture suivante : Cabrinovic a manqué son coup.

Il avale du cyanure et se jette dans la rivière. La malchance le poursuit : le poison est éventé, il ne le tue pas ; la rivière est à sec, il tombe sur un banc de sable où la foule le capture. Plein de sang-froid, l’archiduc fait arrêter le cortège et descend de sa voiture pour aller voir les officiers blessés.

« Vous m’accueillez avec des bombes ! »

A l’hôtel de ville, il écoute le discours que le maire n’a pas eu le temps de corriger. Quand il entend : « Les habitants de Sarajevo accueillent Votre Altesse avec l’enthousiasme le plus grand…« , il s’écrie : « Je viens ici à votre invitation, et vous m’accueillez avec des bombes ! » C’est le seul moment où il perd son calme.

Massif, imperturbable, rassurant sa femme, l’héritier du trône refuse d’annuler la suite de la visite. Il est venu en Bosnie pour établir un lien amical avec ses futurs sujets. On a beau le mettre en garde contre une autre tentative, lui rappeler que la date du 28 juin est mal choisie – c’est l’anniversaire de la défaite des Serbes face aux Turcs sur le « champ des merles« , au Kosovo -, François-Ferdinand n’en démord pas.

Libéral, ouvert, il veut démontrer que les Bosniaques acceptent leur récente annexion à l’empire d’Autriche, que l’agitation entretenue par les nationalistes serbes de Bosnie est marginale, qu’il est l’ami des citoyens de Sarajevo.

Gavrilo Princip monte sur le marchepied et tire deux fois

Le cortège quitte la mairie. Pressé de conseils, l’archiduc a accepté un changement d’itinéraire. Le long du quai Appel, on ne tournera pas dans la rue François-Joseph, où d’autres conspirateurs ont pu se poster, on continuera le long de la Miljacka vers l’hôpital pour visiter les blessés. Par précaution, le comte Harrach se place sur le marchepied du côté de la rivière.

Mais le désordre s’est mis dans la délégation autrichienne. On oublie de prévenir le cortège du changement de route. A la hauteur de la rue François-Joseph, le chauffeur tourne à droite. On crie. Il s’arrête. La voiture n’a pas de marche arrière. On la pousse pour revenir sur le quai. A l’ombre d’un auvent où il attendait l’archiduc sans y croire, Gavrilo Princip comprend que la chance l’a servi. Il fonce sur la voiture, monte sur le marchepied et tire deux fois.

La première balle frappe Sophie au ventre, la deuxième coupe la veine jugulaire de l’archiduc.

«Sophie, Sophie, ne meurs pas ! dit François-Ferdinand. Reste en vie pour nos enfants !»

Harrach lui demande s’il souffre. Il répond : « Ce n’est rien. » Puis il s’effondre. Un mois plus tard, l’Europe est en guerre.

Du petit conflit balkanique à la guerre mondiale

Perpétré par un obscur terroriste dans une possession mineure de l’empire d’Autriche, cet attentat qui doit tant au hasard a déclenché un conflit mondial. Neuf millions de personnes seront tuées de 1914 à 1918 et vingt millions d’autres blessées à cause de ce petit confit balkanique dont elles ignoraient pour la plupart l’existence.

L’Europe sortira de la guerre exsangue, ravagée, martyrisée. Entre-temps, quatre empires se sont effondrés, un génocide a été commis (celui des Arméniens), la carte du continent a été bouleversée. Et le traité mettant fin aux combats porte en lui la promesse d’une nouvelle guerre, qui éclatera vingt ans plus tard.

Comment un crime secondaire a-t-il pu conduire au suicide d’une civilisation ? Comment une si petite cause a-t-elle pu produire de si grands effets ? Avec l’aide des historiens, notamment celle de Christopher Clark, auteur d’un formidable livre sur l’entrée en guerre (« Les Somnambules », 2013, Flammarion), il faut faire le récit de ce mois de juillet crucial : il gouverne encore notre histoire.

2 Mardi 30 juin : ces damnés Serbes…

C’est le comte Berchtold, ministre des Affaires étrangères aux manières raffinées, petite moustache et immense fortune, qui va recueillir la réaction de l’empereur d’Autriche-Hongrie. François-Joseph est un vieil homme aux traits creusés et aux favoris blancs, qui règne depuis plus de soixante ans sur l’empire. Mis sur le trône en 1848 au milieu de la tourmente révolutionnaire, il a gouverné en autocrate, perdu une guerre contre la Prusse, admis le suffrage universel, et maintenu tant bien que mal un empire miné par les revendications nationales.

Son fils Rodolphe s’est suicidé à Mayerling, et sa femme Elisabeth, pleine de vie et d’insolence, « Sissi » la tant aimée, a été poignardée à Genève. Sur son bureau, l’empereur a placé une vieille horloge, un allume-cigare électrique dont il maîtrise mal le fonctionnement, et un buste de Sissi.

Voyant Berchtold, il se lève et serre longuement la main de son ministre pendant que des larmes coulent sur ses joues ridées. « L’Autriche est allée au bout de la patience« , dit Berchtold. L’empereur acquiesce. Il n’aimait pas son neveu François-Ferdinand, héritier au caractère emporté et au visage fermé. Mais le courage dont l’archiduc a fait preuve à Sarajevo l’a transfiguré. Son assassinat est un défi lancé à l’empire des Habsbourg.

La petite Serbie veut devenir grande

Dans les Balkans, l’Autriche est en butte aux menées de la petite Serbie, qui veut devenir grande après s’être libérée du « joug ottoman ». Exaltée par la passion nationale, elle veut maintenant réunir dans le même Etat les Serbes dispersés dans les Etats voisins, notamment dans cette Bosnie-Herzégovine que l’Autriche a annexée en 1908.

Pour la presse viennoise, comme pour les journaux allemands, la cause de l’attentat est transparente : c’est le gouvernement serbe qui a armé les terroristes. Il mérite une sanction éclatante, faute de quoi l’empire ne sera plus respecté et courra à sa perte.

En Serbie et en Russie prévaut l’interprétation inverse : les sujets bosniaques opprimés par l’empire d’Autriche ont commis un crime compréhensible, qui exprime leur volonté d’émancipation. Belgrade n’y est pour rien. Dans les journaux serbes, on présente les assassins comme d’honorables patriotes, et les quelques mots de sollicitude qu’on peut lire envers les victimes sont noyés dans un flot de rhétorique nationaliste. Ulcéré, l’ambassadeur d’Autriche entend dans les rues de Belgrade des cris de joie et des chants patriotiques.

Saint-Pétersbourg veut contrer l’influence de Vienne

La presse russe emboîte le pas. Par solidarité slave, l’empire des Romanov se pose en protecteur naturel des peuples des Balkans. Il voit dans cette alliance le moyen pour la Russie d’étendre son influence vers les détroits qui donnent accès aux mers chaudes. Saint-Pétersbourg veut contrer l’influence de Vienne dans la région et encourage les irrédentismes slaves. Les journaux dénoncent eux aussi l’emprise autrichienne et excluent le complot serbe. Toutes représailles contre la Serbie seraient illégitimes et criminelles.

Le reste de l’Europe réagit peu. Cet incident balkanique est lointain, c’est l’affaire des Autrichiens, qui sont au contact de cet Orient compliqué de l’Europe. Même dans les pays qui voleront à son secours un mois plus tard, la Serbie n’est pas populaire. On juge sa vie politique barbare. Une décennie plus tôt, les souverains de Serbie ont été assassinés dans leur chambre et leurs corps mutilés, jetés dans le parc par un groupe d’officiers nationalistes.

Une nouvelle dynastie est née de ce crime sanguinaire. Les Serbes sont tenus pour des fauteurs de troubles plus ou moins arriérés, qu’on soutient pour de strictes raisons géopolitiques.

La France veut récupérer l’Alsace et la Lorraine

Elle aussi agitée de passion nationale, la France craint la montée en puissance de l’Empire allemand et veut récupérer ses provinces perdues en 1870, l’Alsace et la Lorraine. Elle a passé une alliance étroite avec la Russie, qu’elle finance à grands frais par des emprunts massifs. Pour consolider cette amitié franco-russe, qui permet de prendre l’Allemagne en étau, elle est prête à épouser les querelles du tsar, seraient-elles contestables.

L’opinion a les yeux ailleurs. Bientôt va s’ouvrir à Paris le procès d’Henriette Caillaux. Scandalisée par la publication de lettres intimes dans le grand journal conservateur « le Figaro », la femme du ministre des Finances a tué le directeur du quotidien, Gaston Calmette, à coups de revolver. L’affaire passionne les Français, qui ne prêtent guère attention à l’attentat commis dans une ville qu’ils seraient bien en peine de situer sur une carte.

En Grande-Bretagne, aussi bien, on n’a d’attention que pour l’affaire irlandaise et on discute avec acharnement du découpage des cantons de l’Ulster. Sarajevo est loin…

La nécessité des représailles

François-Joseph comprend la nécessité des représailles contre la Serbie. Mais, en vieux monarque avisé, il conseille la prudence. Il faut obtenir l’accord du comte Tisza, ministre de Hongrie, l’autre pilier de la double monarchie. Calculateur, énergique, retors, Tisza ne voit pas d’un bon oeil l’extension de l’empire en terre slave, qui rendrait les Hongrois un peu plus minoritaires dans l’Autriche-Hongrie.

François-Joseph veut surtout une assurance de l’Allemagne, seul soutien de Vienne dans cette Europe partagée en alliances hostiles : France, Russie et Angleterre d’un côté ; Allemagne et Autriche de l’autre. Et pour convaincre l’Allemagne il faut attendre les résultats de l’enquête de Sarajevo, qui doit prouver l’implication de la Serbie dans l’attentat.

3 Mercredi 1er juillet : en attendant l’Allemagne

Il y avait sept conjurés sur le passage du cortège de l’archiduc à Sarajevo. Cabrinovic a lancé la première bombe, Princip a tué Sophie et François-Ferdinand. Les autres ont renoncé, gênés par la foule ou saisis par la panique. La police les a tous arrêtés. Ils sont passés aux aveux.

Etrangement, leur psychologie ressemble à celle des terroristes d’Al-Qaida. Ce sont de très jeunes gens exaltés par la cause nationaliste, sans liaison féminine, placés sous la coupe d’hommes plus âgés, tous membres d’une organisation secrète aux structures informelles, la Main noire, qui recrute dans la jeunesse serbe. A sa tête se trouve le colonel Dragutin Dimitrijevic, qui est aussi le chef des services secrets serbes. On le surnomme Apis, comme le dieu taureau égyptien, à cause de sa carrure massive et de son fanatisme. Apis a participé au meurtre des souverains dix ans plus tôt. Il a fondé la Main noire pour disposer d’une force d’attaque secrète, indépendante du gouvernement de Belgrade.

Le premier ministre serbe, Nikola Pasic, politicien madré à grande barbe blanche, se méfie de la Main noire et de ses sicaires. Mais il est accusé de mollesse et ne peut réprimer les groupes nationalistes qui pullulent dans son pays. S’il n’approuve pas leurs méthodes, il partage leur but ultime : la création d’une Grande Serbie qui dominerait la région. Apis a un adjoint, Tankosic, qui manipule un troisième homme, Ciganovic, lui-même au contact de Princip et de Cabrinovic, qu’il rencontre dans les cafés enfumés de Belgrade où l’on parle d’actes héroïques et de conspirations tortueuses.

L’assassinat doit causer une commotion, peut-être une guerre

Quand il a appris que François-Ferdinand venait à Sarajevo, Apis a décidé de frapper. L’assassinat de l’archiduc doit ébranler l’empire d’Autriche et causer une commotion, peut-être une guerre, dont la Serbie profitera. La Main noire se met en action. On confie aux jeunes volontaires un pistolet, une bombe ronde et noire munie d’un détonateur et une petite fiole de cyanure. Ils ont ordre de tuer l’archiduc et de se suicider aussitôt après.

Avec la complicité de gardes-frontières serbes, ils passent en Bosnie et se cachent dans Sarajevo. Ils vont méditer longuement sur la tombe de Bogdan Zerajic, un héros serbe bosniaque tombé jadis pour la cause. Puis, le jour venu, ils exécutent le plan, avec l’aide miraculeuse du hasard.

La police autrichienne n’a pas tout compris de la conspiration. Princip et Cabrinovic ont réussi à dissimuler une partie de la vérité. Ils se sont concertés d’une cellule à l’autre à l’aide d’un code sonore qu’ils ont appris dans un roman. Les policiers impériaux croient qu’ils ont affaire à une autre organisation, Narodna Odbrana. Ils ont le nom de Ciganovic, celui de Tankosic, mais ils n’ont pas pu remonter plus haut.

Certes, des gardes-frontières ont aidé les conjurés à pénétrer en Bosnie, certes, les armes viennent de Belgrade, certes, Tankosic est un officier de l’armée serbe. Mais il n’y a pas de preuve décisive de l’implication du gouvernement Pasic.

Il faut déclarer la guerre sur-le-champ

Pour les militaires autrichiens, pour le parti belliciste qui exerce une grande influence à Vienne, pour le bouillant chef d’état-major Conrad Von Hötzendorf, ces indices suffisent largement. Il faut déclarer sur-le-champ la guerre à la Serbie et punir ce petit Etat insolent. Paradoxalement, si le parti guerrier l’avait emporté à ce moment-là, on aurait sans doute évité la guerre.

La Serbie est largement discréditée par l’attentat, l’émotion est forte dans la région : une expédition punitive autrichienne n’aurait pas suscité grande opposition. La Russie n’est pas prête et mettrait des semaines à mobiliser ses troupes. Mais le comte Tisza émet des réserves, et l’empereur veut le soutien de l’Allemagne. On ne fera donc rien sans l’accord de Berlin. Lente et prudente comme son empereur, l’Autriche prend son temps.

4 Dimanche 5 juillet : l’erreur de Guillaume

L’empereur d’Allemagne reçoit l’ambassadeur autrichien Szögyényi dans son immense château baroque de Potsdam. Il a quitté à la hâte son yacht et les régates estivales de la mer du Nord pour faire face à la crise. A 55 ans, Guillaume II est un souverain plein de fougue, handicapé par l’atrophie de son bras droit qu’il veut faire oublier par sa volubilité irrépressible et ses rodomontades. Il porte des moustaches en croc qui attestent sa virilité et possède des centaines d’uniformes qu’il porte selon les circonstances, vêtu en garde champêtre quand il part pour un pique-nique, en amiral quand il est à bord de son bateau. Son caractère changeant embarrasse souvent le gouvernement allemand.

Les autres souverains d’Europe, qu’il abreuve de discours interminables, ne sont pas loin de le tenir pour un raseur. Il est néanmoins intelligent, ambitieux pour son pays, promoteur d’une Weltpolitik qui doit porter l’Allemagne au premier rang des nations. Agressif, il sait aussi faire preuve de prudence. Il parle haut quand se profile une crise, mais descend de plusieurs tons dès que la vraie guerre menace.


Le gouvernement allemand croit à une guerre rapide et localisée

Avant le déjeuner, il reçoit l’ambassadeur qui lui tend une note du gouvernement autrichien réclamant des sanctions contre la Serbie et une lettre personnelle de François-Joseph sollicitant son soutien. Guillaume II ponctue sa lecture d’exclamations et assure aussitôt son hôte de son entière sympathie. Il attend de l’Autriche une réaction prompte et énergique. A ce stade, il croit à un conflit restreint et encourage ses alliés à la fermeté, eux qui ont si souvent fait preuve d’une excessive pusillanimité.

Un peu plus tard, il réunit un conseil des ministres, qui prévoit une guerre limitée de l’Autriche contre la Serbie. Et les Russes ? Ils ne bougeront pas, pensent les Allemands. La Serbie s’est mise dans son tort, et l’armée russe n’est pas prête. L’appui de l’Allemagne à l’Autriche la dissuadera d’intervenir. Le lendemain, Guillaume II repart sur son yacht pour une croisière le long des côtes de Norvège. Il interdit tous préparatifs militaires. C’est à l’Autriche d’agir, vite et bien.

Plus tard, Français et Anglais interpréteront cette attitude comme un blanc-seing délivré par l’Allemagne à l’Autriche. On en déduira la responsabilité de l’Allemagne dans le déclenchement du conflit. En encourageant l’Autriche à la fermeté, Guillaume II aurait précipité l’affrontement qu’il voulait secrètement.

En fait, l’affaire est plus complexe. Le gouvernement allemand croit à une guerre rapide et localisée. Il n’imagine pas, à ce stade, que la Russie se mette en travers, et encore moins que la France et l’Angleterre puissent s’en mêler. A ses yeux, cette affaire balkanique ne quittera pas les Balkans…

5 Mardi 14 juillet : « Herr Jaurès »

Après d’interminables discussions secrètes, le gouvernement autrichien arrête sa position : on rédigera une note comminatoire à l’égard de la Serbie, qui aura quarante-huit heures pour répondre. Tisza demande que l’ultimatum ne comporte pas de clause trop humiliante qui obligerait la Serbie à le refuser. Le parti de la guerre, au contraire, veut un texte impossible à accepter. On entame la rédaction de la note en prenant son temps.

Le 19 juillet commence une visite officielle du président de la République et du président du Conseil français en Russie. Il ne faut pas que les deux alliés puissent se concerter pour répondre à l’ultimatum autrichien. On attendra le départ des Français. Avant cela, tout restera secret. Ainsi, dans l’Europe qui passe un été tranquille, le mécanisme infernal est lancé.

La guerre s’infiltre en Europe

A l’insu des opinions, dans les coulisses des chancelleries, alors que les principaux responsables des nations européennes sont en vacances, à l’instar de Guillaume II qui a jeté l’ancre dans un sombre fjord de Norvège, la guerre s’infiltre en Europe comme une bête silencieuse venue des profondeurs.

Un homme a pressenti le malheur. Au congrès du Parti socialiste qui se tient à Paris, Jean Jaurès a fait voter une motion qui prévoit  » la grève générale ouvrière simultanément et internationalement organisée« , en cas de guerre. Le lendemain, la presse nationaliste appelle au meurtre du tribun socialiste, qu’elle nomme « Herr Jaurès » et à propos duquel Charles Maurras écrit dans « l’Action française » : « Jaurès, c’est l’Allemagne. »

6 Jeudi 16 juillet : notre ami Nicolas

Sur le cuirassé « La France », Raymond Poincaré et René Viviani voguent vers la Russie en contemplant les vagues argentées de la mer du Nord. Poincaré, président de la République, est un Lorrain froid à la barbichette blanche et aux lunettes cerclées d’acier, patriote viscéral, conservateur et calculateur, persuadé qu’il faudra un jour en découdre de nouveau avec l’Allemagne pour reprendre les provinces perdues.

Viviani, président du Conseil, est un orateur passionné, socialiste indépendant, anxieux et fébrile, qui sent la crise monter et ne peut se résoudre, en humaniste de gauche, à la guerre européenne. Poincaré est effaré par son ignorance en politique étrangère. Sur le pont, ils font les cent pas, l’un enseignant à l’autre les bases de la sécurité française.

Face à l’Allemagne ambitieuse qui s’arme à grande vitesse, il faut une alliance de revers qui complète l’Entente cordiale établie avec l’Angleterre. Venu de l’est, le « rouleau compresseur russe » assurera la défaite des empires centraux en cas de conflit. Prévu de longue date, le voyage a pour objet de consolider l’alliance. Et, pour consolider l’alliance, il faut se tenir aux côtés du tsar Nicolas II dans la crise balkanique.

7 Lundi 20 juillet : la prophétie d’Anastasia

Le cuirassé « La France » entre dans l’embouchure de la Neva, dans le bruit des canons de parade et les accents des fanfares. Il jette l’ancre au milieu de l’estuaire, et le tsar vient accueillir ses visiteurs sur son yacht, l' »Alexandria ». Nicolas II est un bel homme aux traits réguliers et à la barbe taillée droit. Il est monté sur le trône de toutes les Russies en 1894, bien qu’il n’aime guère le pouvoir et aspire à une vie familiale et paisible. A 16 ans, il est tombé amoureux d’Alix de Hesse-Darmstadt, 12 ans, dont il fera l’impératrice Alexandra Fiodorovna.

Sous le règne de Nicolas II, la Russie se développe, les paysans s’enrichissent et l’industrie prend son essor. Mais le régime est miné par l’agitation révolutionnaire : en 1905, il a failli succomber avant de se reprendre. Bien secondé par ses ministres, au premier rang desquels Stolypine, le tsar se maintient par un mélange de concessions libérales et d’accès autocratiques. Son fils Alexis lui cause de cruels soucis : il est atteint d’hémophilie.

L’angoisse de la guerre

Nicolas II est le petit-fils de la reine Victoria d’Angleterre et le cousin de l’empereur Guillaume II . Il répugne à tout conflit militaire, mais il doit tenir le rang de la Russie et poursuivre son oeuvre d’expansion vers le sud, notamment dans les Balkans. L’alliance avec la France le garantit contre l’Allemagne et lui permet de tenir la dragée haute à l’Autriche-Hongrie dans le monde slave.

Au cours de la visite, Poincaré et Nicolas II s’entretiennent des affaires du monde. Les liens s’affermissent et les promesses d’assistance en cas de conflit se multiplient. La routine, pour les deux hommes engagés dans une alliance de long terme. Mais, au moment où l’ultimatum autrichien à la Serbie est en préparation, ces déclarations générales prennent un sens immédiat. Miné par l’angoisse de la guerre, sans doute submergé par le poids de ses responsabilités, Viviani est victime d’une crise nerveuse. Lors d’un déjeuner officiel, il reste dans son coin et bougonne à haute voix, éructant et agité, jusqu’à embarrasser l’assistance.

C’est Poincaré, impavide, qui reçoit l’ambassadeur d’Autriche et lui délivre un avertissement solennel resté célèbre :

« – La Serbie a des amis très chauds dans le peuple russe. Et la Russie a une alliée, la France. Que de complications à craindre ! »

Le soir du 22 juillet, pendant le dîner officiel, Anastasia, princesse de Monténégro, mariée au grand-duc Nicolas Nikolaïevitch, montre aux Français une bonbonnière qui renferme un peu de terre de Lorraine. Elle déclare d’une voix perçante et joyeuse :

« La guerre va éclater… Il ne restera rien de l’Autriche… Nos armées se rejoindront à Berlin… Vous reprendrez l’Alsace et la Lorraine.»

La visite devait être protocolaire. Dans la chaleur des discussions, elle se transforme, sans que les partenaires l’aient vraiment compris, en soutien total à la Russie dans la crise balkanique.

8 Jeudi 23 juillet : l’ultimatum

Russes et Français se réunissent pour un dîner d’adieu sur le pont de « La France ». Viviani s’est repris. Après tout, il est président du Conseil. C’est lui qui détermine la politique du pays. Il veut ménager les chances de la paix. Il s’est accordé avec Sazonov, le ministre russe des Affaires étrangères. On sait qu’un ultimatum se prépare. On demandera aux ambassadeurs des deux pays de transmettre à l’Autriche un message de modération.

L’ambassadeur anglais accepte de faire de même. Et, dans la rédaction du communiqué commun, Viviani impose une formule floue qui n’engage pas la France à suivre la Russie dans l’affaire des Balkans. On rédige avec prudence. Mais la presse russe interprète la note comme une déclaration de fermeté. En le quittant, le tsar dit à Poincaré : « Cette fois-ci, nous devons tenir bon. »

Partie de poker

Ainsi, dans la partie de poker qui se joue, chacun bluffe et croit qu’une démonstration de fermeté forcera l’autre à abandonner sa mise. L’Allemagne pense dissuader la Russie en promettant son soutien à l’Autriche ; la France pense dissuader l’Autriche en affichant sa solidarité avec la Russie. Forte de cet appui, la Russie se dispose à secourir la Serbie. L’engrenage tourne de plus en plus vite.

Car, à cette heure précise, la crise se précipite. Quand « La France » met le cap sur la haute mer, les Autrichiens transmettent leur ultimatum à la Serbie. Wladimir Giesl, l’ambassadeur autrichien, est reçu par Lazar Pacu, ministre de Nikola Pasic parti en campagne électorale loin de Belgrade. Il lui tend un document de deux pages et exige une réponse dans les quarante-huit heures.

Pacu répond que les ministres sont absents et que le délai est trop court. Giesl réplique : « Au temps du chemin de fer et du télégraphe, dans un petit pays comme la Serbie, le retour des ministres est une question d’heures. » Pacu dit qu’il n’est pas en mesure d’accepter la note. Giesl répond qu’il la laissera sur le bureau et partira. Pacu prend la note. Ils se séparent sans un mot.

Silence de mort

Réunis à la hâte, les ministres présents à Belgrade lisent le texte dans un silence de mort. Personne n’ose parler. C’est le ministre de l’Education qui se lève, arpente la pièce et dit : « Nous n’avons pas d’autre choix que de nous battre. » L’ultimatum est implacable. Il accuse en préambule le gouvernement de Belgrade d’avoir fomenté l’attentat. Suivent dix points qui sont autant de coups de poignard.

Les trois premiers exigent la suppression des journaux irrédentistes et de toute propagande anti-autrichienne. Les points 4, 6 et 8 réclament des actions contre les personnes impliquées dans l’attentat, y compris les militaires serbes. Le point 7 est encore plus précis : il exige l’arrestation d’urgence du major Tankosic et de Ciganovic. Le point 9 demande des explications sur les « inadmissibles propos tenus par les responsables serbes après l’attentat« . Le point 10 demande la notification officielle, sans retard, des mesures prises.

Les points 5 et 6 sont les plus humiliants. Le 5 exige que Belgrade accepte la « collaboration en Serbie des organes du gouvernement impérial et royal [d’Autriche-Hongrie] dans la suppression du mouvement subversif dirigé contre l’intégrité territoriale de la monarchie« .

« Document insolent »

Le point 6 prévoit que « des organes délégués à cette fin par l’Autriche-Hongrie prendront part aux recherches » sur d’éventuelles complicités en Serbie. La police autrichienne enquêterait donc en Serbie, au mépris des règles élémentaires de la souveraineté des Etats.

Quand il lit l’ultimatum, le ministre des Affaires étrangères britannique, lord Grey, s’écrie :

«– Je n’ai jamais vu jusqu’ici un Etat adresser à un autre Etat un document d’un caractère aussi terrible.»

Et Winston Churchill, premier lord de l’Amirauté, de dire : « C’est le document le plus insolent de son espèce qui ait jamais été rédigé. »

9 Vendredi 24 juillet : « Une étrange lumière… »

Le lendemain, le gouvernement de Belgrade se réunit à 10 heures pour examiner la note. A la réflexion, la mort dans l’âme, les ministres penchent pour l’acceptation de l’ultimatum ; ils craignent une guerre désastreuse contre l’Autriche-Hongrie. Hésitants, terrifiés, ils télégraphient au gouvernement russe.

A 15 heures, au palais de Krasnoïe Selo, le tsar réunit un conseil des ministres. On est encore dans l’atmosphère qui a présidé à la visite française. Sazonov dit qu’il condamne l’ultimatum autrichien « avec dégoût » et qu’aucun Etat ne peut accepter de telles conditions sans « commettre un suicide ».

Le ministre de l’Agriculture se lance dans une longue diatribe belliciste. Ce sera la fermeté. On demande un délai à l’Autriche, on conseille un retrait de l’armée serbe à l’intérieur pour gagner du temps. Et surtout on décide une mobilisation partielle dans les régions d’Odessa, Kiev, Kazan et Moscou, donc loin des frontières, en signe de retenue.

Quelle est la position britannique dans la guerre des Balkans ?

A Londres, le cabinet se réunit autour du Premier ministre, Herbert Henry Asquith, pour discuter du découpage des comtés de l’Ulster. Mais lord Grey pose la question brûlante : quelle est la position britannique dans la crise des Balkans ? Il ne veut pas de guerre, sauf si la Belgique était attaquée. Il propose une médiation à quatre puissances.

Plus tard, Churchill écrira : « Les communes de Fermanagh et de Tyrone s’effacèrent dans les brumes et les tempêtes de l’Irlande et, peu à peu, une étrange lumière se mit à tomber sur la carte de l’Europe. »

10 Samedi 25 juillet : le revirement serbe

Cette fois, la crise est ouverte, menaçante. L’ultimatum expire le soir même à 18 heures. Dans quelques heures, donc, si la Serbie ne se rend pas, la guerre avec l’Autriche éclatera. La logique voudrait que Belgrade cède. L’armée serbe n’est pas en mesure de battre les forces autrichiennes. Quant aux « Puissances », aucun intérêt vital pour elles n’est en jeu. Les Serbes sont considérés comme des demi-voyous dans le jeu international. On est prêt à accepter leur humiliation.

Lord Grey propose de repousser l’ultimatum pour laisser la place à la diplomatie. Il suggère une médiation entre l’Autriche et la Russie. La crise va-t-elle se résoudre comme celles qui l’ont précédée, dans un va-et-vient de négociations serrées et complexes ? Non : la Russie a choisi la fermeté. Ainsi, le bluff autrichien a échoué. Sans la Russie, la Serbie aurait plié. Mais contre toute attente, confortée par la visite des Français, la Russie reste ferme.

Les ministres se précipitent vers la gare

Du coup, le gouvernement serbe change d’avis. Il se préparait à accepter les dix conditions ; il émet maintenant des réserves sur six d’entre elles et refuse la clause essentielle, la participation de la police autrichienne à l’enquête en Serbie. On cherche à affiner la réponse pour montrer qu’on est prêt à des concessions, tout en maintenant le principe de la souveraineté du pays. La rédaction dure, avec rajouts, corrections et ratures.

On veut taper le texte à la machine, mais la machine ne marche pas. On l’écrit à la main. A 17h45, le ministre Gruic remet le texte sous enveloppe à Pasic. La dernière version est encore biffée çà et là. Gruic ne veut pas porter la réponse. Pasic dit : « J’irai moi-même. » Pendant ce temps, les ministres se précipitent vers la gare pour se replier loin de Belgrade.

Le Premier ministre part, à pied, dans les rues de Belgrade vers l’ambassade autrichienne. Il fait beau, les passants se promènent, insouciants. Pasic arrive à l’ambassade. Introduit, il remet le texte à Giesl à 17h55.

«– Une partie des exigences sont acceptées, dit-il. Pour le reste nous nous en remettons à votre loyauté et à vos sentiments chevaleresques d’officier autrichien.»

Giesl parcourt le texte. L’acceptation n’est pas totale. Il annonce qu’il quitte Belgrade et rentre en Autriche avec tout le personnel de l’ambassade.

11 Dimanche 26 juillet : chaque jour compte

A l’annonce du rejet de la réponse serbe, on voit des scènes d’enthousiasme à Vienne et à Berlin. C’est Bethmann-Hollweg, le chancelier allemand, qui réagit le premier. Il fait dire par ses ambassadeurs que les mesures prises en Russie peuvent être considérées comme une menace envers le Reich. Si elles étaient maintenues, elles forceraient l’Allemagne à mobiliser, ce qui conduirait à la guerre. On pouvait croire que la crise se limiterait à une expédition contre la Serbie. La réaction russe, suivie de la réaction allemande, montre qu’il n’en est rien.

Les responsables civils n’ont pas bien saisi la logique des plans militaires. Elle est implacable. Les armées deviennent massives, leur armement est terrifiant, la rapidité de mobilisation est un facteur essentiel. Celui qui mobilise le premier prend un avantage qui peut devenir décisif. Pour les états-majors, chaque jour compte. Les mesures russes communiquent la fièvre aux généraux allemands.

12 Lundi 27 juillet : la guerre, donc…

Tapie dans l’ombre, comme l’assassin qui attend son heure, la guerre va-t-elle finalement reculer ? Sur « La France », Viviani veut calmer le jeu. Pour ne pas risquer d’incident avec l’armée allemande, il ordonne aux troupes françaises de se retirer à dix kilomètres de la frontière. A Berlin, Guillaume II, rentré de sa croisière, lit la réponse serbe à l’ultimatum et clame sa satisfaction. Dans son journal, il écrit : « C’est un brillant résultat, un grand succès pour Vienne, il fait disparaître toute raison de guerre. » Ainsi les plus hauts responsables français et allemands inclinent soudain au compromis.

Mais, à Vienne, le vieil empereur François-Joseph, pressé par ses généraux, assiégé par ses ministres, a cédé au parti belliciste. Dans son bureau qui domine la Vienne pacifique, créative et bouillonnante que décrira Stefan Zweig dans « le Monde d’hier« , une grande plume oscillant dans sa main tremblante, il signe le lendemain la déclaration de guerre à la Serbie. Le destin bascule.

Laurent Joffrin – Le Nouvel Observateur


WUKALI 29/06/2014


Illustration de l’entête Une du «Petit Journal», montrant le 12 juillet l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand. L’ensemble des illustrations ainsi que le choix des vidéos ont été sélectionnés par Wukali.


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