Nizâmî de Gandjè est une des plus illustres poètes persans tout comme le fut Omar Khayâm dont nous avons déjà présenté dans Wukali plusieurs poèmes. Nezâmî est né en 1141 et est mort en 1209. En termes contemporains, il appartient tout autant à la culture turque, azéri, kurde ou iranienne, l’esprit étant bien au delà des contingences humaines et des limites territoriales. Son oeuvre fait partie des chefs d’oeuvre de la littérature mondiale, c’est un des génies littéraires de l’humanité et son oeuvre scintille de mille trésors au même titre que celle de Dante ou de Shakespeare en Europe.
Son oeuvre a failli disparaître à tout jamais quand les Mongols déferlèrent sur cette région du monde, massacrèrent les populations, saccagèrent les oeuvres d’art et détruisirent les livres, semant la désolation partout où ils passaient. Plusieurs siècles après sa mort, ses poèmes servir de thèmes iconographiques pour de sublimes miniatures. Nous avons choisi de présenter un de ses poèmes et vous serez probablement surpris par la liberté de ton et la soif de vie, l’hédonisme contenu, son amour des femmes et le respect qu’il leurs portait.
Nous sommes à mille lieues de l’image que les barbares qui éructent aujourd’hui des versets qu’il vous plaira de qualifier, et qui font en ce moment même actualité en réinventant le califat quelque part entre Syrie et Irak par le feu et par le sang versé, voudraient imposer. Mais dans ce domaine on est à l’opposé radical de tout manichéisme.
Le poème de Nizâmî que nous avons choisi cette semaine pour cette chronique hebdomadaire a pour personnages Khosrow et Chirine, un souverain perse du VIIième siècle, amoureux d’une belle princesse, fille de la reine d’Arménie ; en quelque sorte le Roméo et Juliette perse. Le livre, Khamsa, d’où est tiré ce poème serait à l’origine du conte des milles et une nuits.
Pour de plus amples documentations, vous pourrez trouver tant en français qu’en anglais différents ouvrages fort bien faits sur la littérature persane, notamment une anthologie de la poésie persane parue chez Gallimard /Unesco dans la collection: Connaissance de l’Orient.
Pierre-Alain LÉVY.
A l’aube, quand le roi s’éveilla, il vit à ses côtés ce dattier sans épine qu’était Chirine.
En voyant sa jeune mariée son âme s’épanouit et, aussitôt il enfourna ce bon pain qu’était Chirine.
Les baisers de sa belle épouse, pareils à un vin velouté, le libérèrent vite de la torpeur.
Epanouie comme un bouquet de roses, Chirine lui déversa de ses lèvres le vin du bonheur.
Elle mit ses tresses noires autour de son cou et pressa ses deux seins de grenade sur sa poitrine.
Comme la violette à l’oreille de l’anémone, il ne faut plus attendre, lui murmura Chirine.
Lorsque le nuage dévoila toute la beauté de la lune, on vit le roi perdre toute patience.
Oui, contempler la beauté égare la raison, comme le vin de Chine fit perdre à Mani conscience.
Ivre de vin et d’amour, le roi se mit à piller cette province qu’était sa bouche sucrée.
Jamais, le roi n’avait bu plus doux vin matinal, ni goûté plus béni matinée.
Il commença, d’abord à cueillir ses fleurs, espérant ouvrir le sourire de sa rose.
Puis, il entonna pour elle son chant d’amour, s’invitant à goûter aux fruits de sa fraîcheur éclose.
Il se délecta du pommier de son menton, du jasmin de sa joue tout en caressant la grenade de ses seins.
Au cours de ses ébats, tantôt la colombe échappait au faucon, tantôt elle se posait en son sein.
Parfois, grisée par ce jeu délicieux, la douce colombe venait s’abriter sur sa forte poitrine.
Dans cette joute de la biche et du lion, le roi prit enfin le dessus sur Chirine.
Et surprenant la gardienne du trésor, de son rubis il déflora Chirine et le sceau de sa cornaline.
Ainsi, de son cœur il délivra la peine, et de l’hymen de cette rose chassa enfin la poussière.
NEZÂMÎ de Gandjè (1140-1202)
Illustration de l’entête: Supposée représentation de Nezâmî, figurant sur un tapis conservé à Gandjè en Azerbaïdjan.
WUKALI 9/07/2014