Certes, si dans l’art poétique français « La jeune Tarentine », ( Pleurez, doux alcyons, Ô vous, oiseaux sacrés, oiseaux chers à Thétis …) renvoie immédiatement à André Chénier et lui sert d’étendard de reconnaissance, nous n’avons cependant pas choisi de présenter dans notre rubrique cette poésie, trop marquée profondément par un sentiment élégiaque qui très certainement ne correspond plus aujourd’hui à notre sensibilité, mais ce qui ne retire rien au demeurant à sa beauté.
Le poème d’André Chénier que nous avons choisi d’exhumer (hélas c’est bien le mot), s’il présente certes des caractéristiques de son temps (le néo-classicisme des références littéraires), est avant tout un poème de combat, un poème de courage.
André Chénier vient d’être arrêté, ses écrits contre Robespierre lui avait attiré les foudres du Tribunal Révolutionnaire, il est condamné à mort, il écrit ce poème à la prison St Lazare et attend avec courage. Il est guillotiné le 7 thermidor an II (20 juillet 1794) il a trente et un ans.
Deux jours plus tard, bouleversement révolutionnaire s’il en est et basculement du pouvoir, c’est Robespierre qui est arrêté à l’Hôtel de ville de Paris et est exécuté sans délai dès le lendemain…
À travers ce poème choisi, c’est cet élan, cette force, cette magnanimité d’André Chénier, cette équanimité, cette volonté, ce courage, cette rage aussi que nous voudrions faire valoir. Cet esprit de résistance, cette grandeur d’âme, cette énergie. Ô Viris Illustribus !
Pierre-Alain Lévy
Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyre
Anime la fin d’un beau jour,
Au pied de l’échafaud j’essaye encor ma lyre.
Peut-être est-ce bientôt mon tour ;
Peut-être avant que l’heure en cercle promenée
Ait posé sur l’émail brillant,
Dans les soixante pas où sa route est bornée,
Son pied sonore et vigilant,
Le sommeil du tombeau pressera ma paupière !
Avant que de ses deux moitiés
Ce vers que je commence ait atteint la dernière,
Peut-être en ces murs effrayés
Le messager de mort, noir recruteur des ombres,
Escorté d’infâmes soldats,
Remplira de mon nom ces longs corridors sombres
Où seul dans la foule,à grands pas
J’erre, aiguisant ces dards persécuteurs du crime,
Du juste trop faibles soutiens,
Sur mes lèvres soudain va suspendre la rime;
Et chargeant mes bras de liens,
Me trainer, amassant en foule à mon passage
Mes tristes compagnons reclus,
Qui me connaissaient tous avant l’affreux message,
Mais qui ne me connaissent plus.
Eh bien! j’ai trop vécu. Quelle franchise auguste,
De mâle constance et d’honneur
Quels exemples sacrés, doux à l’âme du juste,
Pour lui quel ombre de bonheur,
Quelle Thémis terrible aux têtes criminelles,
Quels pleurs d’une noble pitié
Des antiques bienfaits quels souvenirs fidèles
Quels beaux échanges d’amitié
Font digne de regrets l’habitacle des hommes ?
La peur fugitive est leur Dieu;
La bassesses; la feinte. Ah ! lâches que nous sommes
Tous, oui, tous. Adieu, terre, adieu.
Vienne, vienne la mort! Que la mort me délivre !
Ainsi donc mon coeur abattu
Cède au poids de ses maux ? Non, non, puissé-je vivre !
Ma vie importe à la vertu ;
Car l’honnête homme enfin, victime de l’outrage,
Dans les cachots, près du cercueil,
Relève plus altiers son front et son langage,
Brillants d’un généreux orgueil.
S’il est écrit aux cieux que jamais une épée
N’étincellera dans mes mains,
Dans l’encre et l’amertume une autre arme trempée
Peut encor servir les humains.
Justice, vérité, si ma bouche sincère,
Si mes pensers les plus secrets
Ne froncèrent jamais votre sourcil sévère,
Et si les infâmes progrès,
Si la risée atroce ou (plus atroce injure !)
L’encens de hideux scélérats
Ont pénétré vos coeurs d’une longue blessure,
Sauvez-moi ; conservez un bras
Qui lance votre foudre, un amant qui vous venge.
Mourir sans vider mon carquois !
Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
Ces bourreaux barbouilleurs de lois,
Ces tyrans effrontés de la France asservie,
Égorgée !… Ô mon cher trésor,
Ô ma plume ! Fiel, bile, horreur, dieux de ma vie !
Par vous seuls je respire encor.
André Chénier . 30 octobre 1762 (Constantinople)- 7 thermidor an II (20 juillet 1794) Paris
Illustration de l’entête: Dernier portrait d’André Chénier peint durant son incarcération à Saint Lazare.
WUKALI 02/09/2014